Quelques films français… et universels

Edito - L’art du cinéma n°105

par Denis Lévy

Ces temps-ci, dans la presse plus ou moins spécialisée, il est beaucoup question du cinéma français, qu’apparemment il faudrait défendre contre quelque néfaste opinion.
L’art du cinéma, pour qui la nationalité des films n’a jamais été un critère artistique, s’interroge : le cinéma français existe-t-il ? – c’est-à-dire : y a-t-il aujourd’hui quelque chose comme une configuration artistique, une invention cinématographique, un pôle d’influence visible sur le cinéma mondial, qu’on pourrait nommer le cinéma français, comme ce fut le cas en d’autres temps pour le cinéma hollywoodien, le cinéma soviétique ou le néoréalisme italien, par exemple ?
Dans l’histoire de la production française, il y a eu de tels moments, à commencer évidemment par ses débuts, où Lumière et Méliès, Feuillade et Max Linder ont inventé de toutes pièces un art nouveau ; il y a eu, dans les années vingt, une avant-garde inspirée par le Surréalisme ; puis dans les années trente et quarante, ce que les historiens ont appelé le réalisme poétique ou, plus justement, une période dominée par un romantisme noir ; enfin, entre la fin des années cinquante et le milieu des années soixante, la Nouvelle Vague, prolifération inventive intense, que le recul historique a injustement réduit à quelques noms, et dont le courant le plus avancé préparait l’apparition de la modernité soustractive dans tout le cinéma européen.
On remarquera que la plupart des cinéastes de ces moments fastes, d’assez courte durée, ont chaque fois évolué vers une forme d’académisme : terne dans les années trente, glacée dans les années cinquante, glauque dans le naturalisme post-Nouvelle Vague, qui tient encore aujourd’hui une place prépondérante.
La pente involutive du cinéma français est bien le naturalisme, qui s’en tient à cette limite où tout impossible est rejeté d’avance, barré par la soumission à une fatalité ; il s’agit ainsi de représenter la réalité, « la vie telle qu’elle est », avec les poncifs inhérents à cette attitude : choix de montrer le pire, effacement de toute positivité au profit d’une dénonciation « objective » de l’état des choses, absence de pensée réelle des situations, techniques empruntées au reportage pour faire oublier qu’on est devant un film… Cette tendance semble être aujourd’hui majoritaire, repliée dans l’intimisme des soucis de couple ou de famille, quand ce n’est pas dans le constat social calamiteux ou pavé de bons sentiments. Au vu de ces histoires au ras des pâquerettes, on en viendrait presque à regretter la noirceur sans espoir d’un Duvivier ou d’un Yves Allégret, dont les films, non moins naturalistes, bénéficiaient au moins de scénaristes habiles et d’acteurs exceptionnels.
En effet, jusqu’à récemment, la grande force du cinéma français a résidé dans un contingent d’acteurs remarquables, qu’il partageait souvent avec le théâtre et dont le jeu, dans des rôles de toute importance, garantissait une certaine tenue y compris à des films médiocres, y compris à des films comiques qui pourtant n’avaient rien d’autre à voir avec l’art de la comédie. Les acteurs de composition, en particulier, ont été un véritable trésor de personnages originaux et de silhouettes pittoresques, que Guitry et Renoir par exemple surent utiliser à merveille.
De ce point de vue, la Nouvelle Vague a aussi été la naissance de la dernière génération d’acteurs fortement typifiés ; les acteurs de cinéma contemporains soumis au naturalisme échappent généralement à toute typification, ce qui rend transparent l’acteur en tant que comédien et ainsi banalise le personnage.
En dehors de ces périodes fastes, le cinéma français est surtout constitué d’individualités fortes (Gance, Renoir, Guitry, Bresson, Tati, Godard, Pollet, par exemple) auxquelles se sont adjoints quelques « immigrés » épisodiques et considérables (Ophüls, Buñuel, Pabst, Lang, Hugo Santiago…).
L’inspiration surréaliste, consciente ou non, incarnée dans la pratique du montage , les rencontres improbables, le réel au-delà de la réalité, le recours affirmé aux autres arts, est perceptible dans tous les films français (entre autres) de quelque importance artistique. Du reste, au même titre que Lautréamont, Jarry et Apollinaire en littérature, les films de Méliès, Max Linder, Abel Gance et Chaplin ont été les précurseurs reconnus du surréalisme. Quelques films relèvent explicitement du mouvement (particulièrement ceux de Cocteau, précédés d’une constellation de courts métrages divers dans les années 1920), mais son influence s’exercera de manière persistante dans de nombreux films. Contemporains, le cinéma et le surréalisme sont donc étroitement liés.
C’est sans doute le fil qui relie les films auxquels sont consacrés les articles de ce numéro, fil repérable a posteriori puisqu’au départ, les choix n’impliquaient nullement cette référence. Mais à y réfléchir, une dimension surréaliste traverse chacun de ces films : dans Les bas-fonds, la transfiguration du drame naturaliste de Gorki par une théâtralité comique ; dans Menaces, outre la toujours surprenante manière de Gréville, la présence insolite de Stroheim en médecin défiguré ; chez Tati, le seul grand burlesque moderne avec Jerry Lewis (et à une moindre échelle, Peter Sellers), cela va sans dire ; le montage délié et le cirque fantasmagorique de Lola Montès ; dans La cité de l’indicible peur, toute l’invention surréaliste largement explicitée par l’article ; dans La place d’une autre, le surgissement d’un fantôme ; et enfin, l’abord révolutionnaire de la folie tel que l’expose Les heures heureuses, par un montage ingénieux.

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