Alfred Hitchcock, le maître du réel

Edito - L’art du cinéma n°103

par Denis Lévy

Il a tant été écrit sur Hitchcock que c’est une gageure de vouloir ajouter une pierre à cet édifice. Nous sommes pourtant convaincus que beaucoup reste à dire pour rendre pleinement justice à une œuvre dont la pensée demeure en grande partie encombrée de clichés critiques et d’aprioris réducteurs.
C’est, de tous les cinéastes reconnus, un des plus endommagés par l’auteurisme : la majorité des écrits existants, quand ils ne relèvent pas d’interprétations "métaphysiques" échevelées, portent le plus souvent sur une réflexivité moralisante et un peu perverse concernant le désir et la place du spectateur face au film, ou bien – c’est le poncif le plus courant – sur une virtuosité technique subsumée sous le terme de suspense (son entretien avec Truffaut en est caractéristique), dont Hitchcock est le "maître", encore qu’il ne l’ait pas inventé. Ce qui fait qu’on privilégie dans son œuvre ce qui relève du thriller, de près ou de loin, au détriment, par exemple, de ses comédies, à l’exception peut-être de Trouble with Harry – néanmoins tenu pour "mineur" – alors que The Farmer’s Wife, Waltzes from Vienna ou Mr. and Mrs. Smith sont fort drôles, extrêmement subtils et non dépourvus d’idées intéressantes (mais c’est un peu l’opinion générale que ce qui fait rire au cinéma n’est pas sérieux).
Il faut dire que Hitchcock lui-même encourage parfois cette tendance : comme d’autres cinéastes hollywoodiens, il est très sensible au succès public de ses films et enclin à sous-estimer ceux qui ne l’ont pas rencontré, comme Rope ou Under Capricorn. Il y a des explications pratiques à cette attitude, sachant que dans l’industrie hollywoodienne un échec commercial peut signifier la fin d’une carrière. Mais nous n’avons aucune raison d’en faire un critère artistique, et nous n’avons pas l’habitude de nous fier aux déclarations des cinéastes. L’insuccès commercial n’étant pas notre souci majeur, nous n’hésiterons pas à réévaluer quelques films qui le méritent amplement. Comme toujours, nous ne nous situerons pas sur un plan critique, mais nous les envisagerons dans la singularité de leur forme, c’est-à-dire de leur pensée proprement cinématographique.

Le réel
Les exégètes de Hitchcock n’ont pas manqué de remarquer l’extrême formalisation de ses films, particulièrement évidente dans les films de sa période américaine, au point de le faire considérer comme un cinéaste "formaliste", dont le seul souci serait de réduire le film à l’exercice d’un grand schéma structurel, au détriment de tout ancrage au réel. C’est notamment ce qui sous-tend les réticences d’André Bazin à son égard.
Cette dimension existe en effet dans son œuvre et il ne s’agit pas ici de la nier, mais de l’articuler à une autre dimension, essentielle à nos yeux : celle d’un cinéaste soucieux du réel de son temps, par quoi l’envergure de son œuvre est véritablement universelle. On fera donc l’hypothèse que cette formalisation (y compris la construction du suspense) est destinée à faire apparaître un point de réel.
Ainsi, pour s’en tenir à deux exemples : son opposition au nazisme ne s’arrête pas à ses films de guerre ou d’espionnage, comme le prouve Rope, qui expose la survie de son idéologie aux États-Unis, au-delà de la prouesse technique qu’il faut repenser en fonction de cette idée. De même, l’amour tient une grande place dans bon nombre de ses films, dont au moins deux d’entre eux, Under Capricorn et Vertigo, proposent une réflexion radicale sur son mal récurrent, le romantisme. La question de l’amour est si importante dans son œuvre que nous la développerons dans un second volume consacré à Hitchcock.
Le réel, comme on sait, n’est pas la réalité, mais au contraire ce qui troue la réalité. C’est pourquoi la plupart des films de Hitchcock se fondent sur un manque : c’est souvent un vrai coupable à la place duquel le protagoniste est accusé, ou bien un personnage qui disparaît (The Lady Vanishes, Rear Window, Psycho, Family Plot), voire qui n’existe pas (North by Northwest) ; un souvenir refoulé (Spellbound, Marnie) ; un cadavre (Rope, The Trouble with Harry) ; une irrationalité inexplicable (The Birds, où les oiseaux sont la figure même du réel), etc.
La plupart des films dont il est question dans ce premier volume ont trait à la guerre contre le nazisme, mais tous portent sur le réel d’un pays.

Identification et distanciation
Si on ne peut entièrement se fier aux jugements du cinéaste sur ses propres films, il faut en revanche prendre Hitchcock au sérieux quand il déclare faire de la "direction de spectateur", qu’on ne doit pas prendre pour quelque sournoise manipulation du regard, mais pour une véritable orientation de la pensée par des moyens strictement cinématographiques. Entendons par là ce qui se situe au-delà de la simple intrigue narrative (que Hitchcock résume sous le terme de macguffin), dénuée de sens et souvent parsemée d’invraisemblances notoires, ce dont le cinéaste est parfaitement conscient. Préférant trouver ses vérités ailleurs que dans le naturel, il adapte à sa façon la maxime de Boileau : "Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable".
On s’interrogera en particulier sur la question de l’identification, qui détermine le processus émotionnel du spectateur et dont les films de Hitchcock jouent avec subtilité sur un registre extrêmement étendu, allant de l’adhésion entière au regard d’un personnage (Rear Window) jusqu’à l’absolue distance d’une vision sans aucune empathie (Rope), en passant par tous les degrés intermédiaires. Souvent, l’identification porte sur la situation plutôt que sur les personnages, comme dans The Man Who Knew Too Much (version 1955), où le couple interprété par James Stewart et Doris Day est présenté dès le début comme des Américains moyens plutôt antipathiques, se conduisant en touristes vulgaires et plaisantant cyniquement sur les opérations, pratiquées par le mari chirurgien, qui leur ont permis de se payer des vacances au Maroc. Au contraire, dans la version de 1934, le couple est beaucoup plus sympathique et actif dans la résolution de l’intrigue, emportant ainsi classiquement l’adhésion du spectateur, sans toutefois que le film excède une habile exécution du macguffin. Le remake, paradoxalement d’une plus grande intensité émotionnelle, se justifie surtout par un propos ironique sur l’égoïsme d’un couple qui n’agit que par intérêt personnel – ironie qui, au passage, n’épargne pas la police britannique : le chef de Scotland Yard déplore que des étrangers viennent s’entretuer en Angleterre "au lieu de faire ça chez eux, comme d’habitude".
L’opération de mise à distance est à l’œuvre dès 1947 avec The Paradine Case, dans lequel on assiste à la dégradation progressive de son "héros" (Gregory Peck), avocat qui tombe amoureux de la femme qu’il défend, aveuglé par sa beauté. Ce thème sera repris et développé dans Vertigo, où un policier à la retraite s’entiche d’une image entièrement fictive qu’il s’efforcera de reconstruire obsessionnellement jusqu’à la catastrophe. Rope (1948) est sans aucun doute le point culminant de la distanciation dans l’œuvre de Hitchcock, mais l’insuccès de ce film (consécutif à celui de Paradine Case) l’oblige à la nuancer plus subtilement par la suite : la faible consistance du personnage de Farley Granger dans Strangers on a Train est compensée par son statut de faux coupable, de même que le lyrisme de Vertigo atténue la folie de Scottie (James Stewart). Mais dès 1960, avec Psycho, la tentation de l’identification est littéralement mise à mort avec sa star (Janet Leigh) et la distanciation règne en maître dans les quatre derniers films : si la beauté de Paul Newman peut d’abord faire illusion dans Torn Curtain, son personnage d’espion improvisé ne s’en avère pas moins exécrable, à la fois comme savant raté, amoureux déloyal et espion malhabile. La tonalité glaçante de ce film explique peut-être la fameuse rupture de Hitchcock avec Bernard Herrmann, dont la musique irradiait sept de ses films précédents, entre 1955-1964 – sans doute la plus fructueuse association d’un cinéaste et d’un musicien. Mais ici, le romantisme de Herrmann ne convenait guère à l’amertume de cette réflexion sur la guerre froide – décidément une guerre sale. Topaz insiste sur cet aspect : les espions occidentaux y sont de tristes sires, et la noblesse des visages est réservée aux Cubains.

Un art entier
Hitchcock n’est pas seulement un virtuose de la caméra. Comme Fritz Lang, c’est un grand architecte, inventeur de formes de construction globales, qu’elles soient fragmentaires (Saboteur par exemple) ou linéaires : spirale (Vertigo), boucle (Rope), ligne brisée (Psycho), etc.
C’est aussi, à sa façon, un musicien, par le souci minutieux du rythme qu’il imprime à ses films, ou de terminer chaque séquence par ce qu’il appelle lui-même un point d’orgue. Il a pu ainsi se permettre – chose rare à Hollywood – de réaliser des films sans aucune musique d’accompagnement, comme Lifeboat, Rope ou The Birds, dont le tempo cinématographique se suffit à lui-même.
Enfin, c’est aussi un peintre, comme le démontrent les paysages automnaux de Trouble with Harry ou ceux de Bodega Bay dans The Birds, mais aussi la palette étonnante de Vertigo, Torn Curtain ou Family Plot, entre autres. Dans maints films en noir et blanc, c’est la gravure qui est convoquée : par exemple les bords de mer de Jamaica Inn, les ciels de Lifeboat, ou la maison de Psycho, inspirée d’une toile d’Edward Hopper assombrie par une tonalité fantastique, suggérant l’obscurcissement d’un pays guetté par une folie meurtrière.

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