"Au Noir adaptons notre Vue - Et tête haute - trouvons la Route"

Ta’ang (Wang Bing, 2016)

par Charles Foulon

Les personnages des films de Wang Bing s’orientent dans la ténèbre contemporaine. Dans A l’ouest des rails, des ouvriers vivent la destruction programmée des grands sites industriels et de leurs logements ; dans A la folie, les hommes enfermés arbitrairement dans des hôpitaux-prisons et bourrés de psychotropes, gardent leur humanité ; et Les trois sœurs du Yunnan isolées dans leur maison perdue en haute-montagne, travaillent durement pour vivre. Avec Ta’ang, Wang Bing enquête sur les effets de la guerre, sur les réfugiés birmans qui vivent loin de chez eux.

Le réalisateur explore la destruction de pans entiers de la Chine dans chacun de ses films, et renouvelle le genre documentaire. Depuis les années 80, les bouleversements sont massifs car la Chine est le pays le plus peuplé du monde. Eu égard à son Histoire récente, ces destructions, qu’on retrouve également dans le monde entier, apparaissent comme ce qu’elles sont : des catastrophes. Il est ainsi significatif qu’un cinéaste chinois nous indique ce que devient le monde. Par cette exploration, il est le cinéaste-poète de la désorientation contemporaine, tout en nous montrant la dignité d’un peuple, capable de vivre autrement.

Guerre et paix

Un texte nous apprend que depuis début 2015, une guerre civile déchire le nord de la Birmanie, obligeant plus de cent mille birmans, dont les Ta’ang, à migrer plus au nord, en traversant la frontière avec la Chine. De cette situation, Wang Bing s’attache à filmer les populations réfugiées là où elles sont, sur les routes, dans des campements précaires. Le film prend le temps d’exposer ce qu’on ne voit jamais, ce qu’on n’entend jamais. Cette situation, alors qu’il s’agit de la guerre, est paradoxalement teinté de tranquillité : pas de scènes de panique, pas de mouvement précipité.

Dans cette distance, le cinéaste crée une beauté inédite et fondamentale : montrer les vivants plutôt que les morts, donner la parole aux gens plutôt que construire des figures de victimes. Le film déploie des contrastes rares, qui nous emmènent au plus près de ce que vivent ces populations dans le combat quotidien pour vivre dignement. Notre regard est désorienté par une absence de repères géographiques : on ne voit pas la frontière entre la Birmanie et la Chine. C’est pourtant ainsi que le film, par une désorientation organisée, oriente notre attention, notre pensée.

De cette guerre, le film ne montre rien, n’en dira presque rien. Elle est parfois présente dans les dires, commentée par les réfugiés eux-mêmes. On sait ainsi un peu ce que c’est que d’être avec des gens qui sont arrachés au présent de leur vie ; "savoir" qui n’est pas un savoir encyclopédique. Car, ce qui caractérise les films de Wang Bing, c’est un refus radical du surplomb. Posé comme principe, l’absence d’un savoir même minimal travaille notre perception comme une épreuve : ainsi nous-mêmes nous retrouvons-nous déplacés. La guerre, les fermetures d’usine, les destructions des logements ouvriers, et les condamnations d’enfermement, sont vus par les gens eux-mêmes, du point de leur vie. C’est pourquoi on n’entend pratiquement jamais la voix du cinéaste. Le film est construit de telle sorte qu’il universalise cette situation en nous faisant penser à toutes les populations forcées de se déplacer à travers le monde depuis longtemps.

Cette mise à distance de la guerre, ne résout pas pour autant la question difficile de la paix. La relative quiétude des séquences diurnes et nocturnes, les récits qui se déploient, les jeux des enfants, les temps de sommeil dans le silence, et mêmes les rires qui parfois allègent la souffrance, n’évacuent pas l’impression de guerre incessante. Le contraste entre cette sensation angoissante, et le calme, voire la douceur avec laquelle Wang Bing regarde et écoute ces réfugiés, déplace ou divise notre compréhension. Car, bien que la paix ne soit pas la simple absence de guerre, la saisie de gestes et de paroles infimes, indiquant des décisions en apparence simples, attire notre attention.

Lorsqu’à la fin, sur le fond sonore des fusils, une mère rassure ses enfants d’une voix paisible sur la nécessité de partir, se concentre le fait que ce sont les guerres qui contraignent les populations au nomadisme. Cette femme courageuse ne panique pas, sourit presque, et incite les plus petits à tenir. Le groupe croise un motocycliste parti chercher d’autres familles, puis s’arrête et s’installe sur un plateau de planches n’excédant pas dix mètres carrés. Là, la mère et sa fille balaient attentivement l’espace à l’aide de grands feuillages. Le geste surprend, car même si c’est pour une seule nuit, elles en font un lieu habitable et digne. Le nomadisme, c’est de parvenir, contraint et forcé, à transformer un endroit précaire en chez soi improvisé. D’ailleurs, les feux de bois, appelés aussi foyers, autour desquels se rassemblent les gens, sont tous filmés comme des lieux et des moments de paix.

La présence du téléphone portable crée un effet de surprise en affirmant qu’il s’agit d’aujourd’hui, de notre temps. Cela a pour effet de dissoudre certains clichés, sur cette région montagneuse principalement peuplée de paysans pauvres, et sur le fait d’être réfugié. Présent dans le monde entier, le portable est l’objet nomade par excellence. Devenant indispensables pour toutes les populations déplacées, ils atténuent (un peu) les séparations forcées. Une jeune femme empreinte timidement un téléphone, et s’enfonce dans l’obscurité de la nuit. Acceptant finalement d’être filmée, elle parle rassurée à ses proches. La scène pleine de beauté retenue laisse planer une infinie douceur.

Lumière et obscurité

Le plus évident des contrastes est l’alternance des jours et des nuits. Dès le début, le campement improvisé par plusieurs milliers de gens apparaît dans la multiplicité des couleurs. Les bâches bleues qui servent de toiles de tente, les vêtements, les couvertures, les sacs, les différentes nourritures, les tiges de bambous, la terre ocre, les herbes et les arbres gris et verts, forment des images fortement bigarrées. Puis, les haltes, marches ou temps d’installation, témoignent de la beauté des paysages. Beauté également d’une population : on peut ainsi découvrir, sans exotisme, les costumes traditionnels des Ta’ang, leurs coiffures et les étranges boucles d’oreilles qui se dressent horizontalement en travers des oreilles. L’image la plus marquante, qui lie paysage et personnage, est sans aucun doute celle où, parmi une végétation chatoyante de vert, une jeune fille, vêtue d’un rose joyeux surgit resplendissante.
Les nuits profondes créent des resserrements qui rendent encore plus visible le fait que ces populations ne sont pas chez eux. Les visages teintés de rouge sont montrés dans le plus infime détail ; au loin, des villages éclairés donnent un aperçu des distances et les torches électriques tracent sur le sol des chemins étroits dans les ténèbres. Mais la lumière des feux dans la nuit peut sembler au contraire menaçante : alors qu’une famille se repose abritée sous une tente isolée, la caméra fait un léger déplacement qui montre au loin le brûlage d’un champ. Ce mur de feu suggère l’impression de guerre, mais personne ne panique, car il s’agit d’une technique d’agriculture commune au monde entier depuis la Préhistoire.

Une autre séquence apparaît telle une métonymie générale dans la désorientation la plus obscure : alors que les oscillations d’une bougie solitaire menacent la flamme, un geste subtil écarte le vent, geste vivant et déterminé de la main incandescente d’une femme. Dans le partage entre le midi et le minuit, la lumière ténue fait contraste, rend vivante la possibilité de la vie. Le cinéaste opère une double mise à distance du reportage et de l’esthétisme, par la poétique et la didactique, comme l’élaboration d’un regard de type nouveau.

Mouvement et immobilité

Ce qui rend la vie possible est le courage endurant dont font preuve ces populations arrachées à leur pays, à leur maison, à tous leurs biens. Courage qui réside dans la patience des longues marches, dans la vigilance de tous les instants, pour chercher un lieu pour se poser, et au mieux pour travailler. Ainsi, dans un champ de cannes à sucre, on apprend avec les femmes et les enfants comment couper ces longues tiges ; une adolescente détaille les gestes pour saisir la plante, et la débarrasser de sa pelure. Ce temps du travail inscrit une pause réparatrice, même lorsqu’on apprend pendant une discussion à quel point les "salaires" sont bas. Quand on fuit une guerre qui dévaste tout, il est vital pour soi-même, pour ses proches, de pouvoir travailler.

Il est d’autres mouvements vitaux tels que se lever, marcher, prendre un plus petit que soi dans ses bras : on voit un enfant de cinq ans marcher fièrement avec un bambin de un ou deux ans sur son dos. Une nuit, une femme raconte à une autre leur fuite du village dès que les coups de feu se sont fait entendre. Au moment de partir, elle décide une vieille dame à quitter sa maison, la porte tout en gravissant la montagne avec ses enfants. Son auditrice confirme la folie courageuse de son acte : la pente dont elle parle est incroyablement raide.

L’ensemble des mouvements pourrait être résumé par ces marches, et les trop rares déplacements en camionnette, si on oublie les enfants, leurs jeux, leurs disputes innocentes. Ils déploient une énergie propre à leur âge, et on comprend que chaque mère, ou chaque grand-mère, les protège. Les nuits sont les moments où l’immobilité est la plus remarquable. Autour des feux, dans ce temps suspendu où la guerre semble faire une trêve, on apprend des détails : où sont réfugiés telles personnes, comment telle autre a pu fuir, les lâchetés d’un chef de village, et, la difficulté pour les mères à tout simplement pouvoir dormir.

Toute la dernière séquence semble saisie par une immobilité presque paralysante, mais des gestes infimes émergent peu à peu. Sur une route, deux ou trois familles regardent la petite vallée où sont installés d’autres réfugiés. Debout ou assis, ils scrutent les montagnes environnantes, et hésitent, ne sachant que faire. Certains n’ont réussi à emballer que quelques vêtements et un peu de nourriture. Pendant que des bœufs passent, rythmant la scène par un mouvement lent, une femme explique qu’elle est partie si vite que son seul souvenir est d’avoir lâché sa brosse à cheveux.

La séparation entre le son et l’image ajoute à cette séquence un étrange et saisissant contraste. Dans le premier, on distingue nettement des coups de feu, de fusils ou mitraillettes, la guerre est là juste derrière la montagne, avec ses combats et ses inévitables morts ; tandis que l’image, empreinte d’une relative tranquillité, montre hommes, femmes et enfants assis sur un talus, qui échangent pourtant sur le risque de rester dans cette vallée. Bien qu’inquiètes, ces familles, qui jugent imprudents ceux qui plus bas installent des abris, n’expriment aucune panique.

Violence et tranquillité

Même si la situation est terrible, tout le film instaure une patience ; on apprend des choses épouvantables dans une tonalité très calme. Et, bien qu’on imagine la rapidité avec laquelle ces personnes ont fui, la longueur des plans fixes, l’absence d’action, tout comme les discussions nocturnes à voix basse, installent une tranquillité. Ainsi, les élégants chapeaux de cérémonies qui ornent la tête de plusieurs femmes placidement assises sur un talus, produit un étrange décalage, anachronique avec leur situation.

L’immobilité n’est pas pourtant synonyme d’apaisement. Le film s’ouvre d’ailleurs sur les rapports violents entre les réfugiés. Pendant qu’une femme Ta’ang et ses enfants sont assis et mangent sous une tente, un homme leur ordonne brutalement de bouger et leur donne plusieurs coups de pieds. L’angoisse face au vent qui peut à tout moment déchirer leur abri, les condamnant à la pluie et au froid de la nuit, rend l’homme, qui essaie de mieux fixer la toile sur les bambous, très agressif. Mais la femme ne le regarde pas, ne bouge pas. Scène énigmatique et sombre, car sans explication. Puis, sans qu’on s’y attende, le calme s’installe et l’homme continue ses réparations.

Cette tranquillité, relative, permet avant tout au cinéaste de construire des rencontres qui, d’ordinaire, ne devraient pas avoir lieu. Les images et sons qui captent les gestes et paroles des réfugiés Ta’ang et Chinois sont là, à l’instar des gens, pour penser, pour se questionner. Pas de mouvement brusque de l’image, pas d’urgence, alors que leur situation l’est : à la différence d’A l’ouest des rails, où il arrive que la caméra à plusieurs moments "court" derrière un ouvrier sur une passerelle, ou déambule par de longs travellings dans des usines en ruines ; à la différence d’A la folie, où là encore, le caméraman essaie de suivre à toute allure un résident de l’hôpital-prison.

Ecouter

Rencontrer ces réfugiés, c’est surtout les écouter, entendre leurs mots, donc leur langue. On perçoit assez vite le dialecte des Ta’ang, claquant, plus percussif que le birman. On se rend ainsi compte que la musique singulière des langues provoque une rencontre forte avec les peuples. On est également surpris car on essaie malgré nous de comprendre la langue des signes, langue-silence aux gestes "bavards", d’une sourde et muette qui tente une nuit de communiquer. L’attention portée aux langues s’accompagne çà et là de chants d’oiseaux : une femme s’arrête d’ailleurs en invitant ses enfants à tendre l’oreille. Pour autant, les langues parfois se taisent, et les gens eux-mêmes écoutent ou les silences nocturnes, ou les mitrailles.

Désorientation / Orientation

Dans A l’ouest des rails, lorsqu’on suivait des milliers d’ouvriers qui d’un jour à l’autre, n’avaient plus de travail, nous savions qu’ils étaient à Shenyang, quartier de Tie Xi. Idem pour A la folie, où les bâtiments situent les personnages et notre regard. Et, dans les montagnes du Yunnan, la maison des trois sœurs est le point fixe maximal de leur vie. Ta’ang ajoute à cette désorientation intérieure celle plus extrême du nomadisme forcé. Les montagnes, les vallées, les routes se ressemblent tellement qu’on a sans cesse la sensation d’être perdus. Même lorsqu’on suit certaines familles sur un camion, celles-ci sont déposées puis attendent, ne sachant où aller, sur le trottoir d’une large avenue anonyme d’une petite ville (chinoise ?). Rien ou presque n’est dit non plus sur la localisation des hommes, ni sur le pourquoi de leur absence.

L’inexistence d’une marque à la frontière entre la Chine et la Birmanie entraîne un effet de distance étatique. On ne saura presque jamais dans quel pays se passent précisément les différentes scènes, comme si les réfugiés étaient dans un entre-deux inconnu, un no man’s land. Les repères habituels sont remplacés par une construction immédiate de l’espace : routes, champs, et montagnes constituent l’univers précaire, le présent des réfugiés là où ils sont filmés. Cinématographiquement, il est impossible de reconstituer le hors-champ, ou les hors-champs. C’est la guerre, et c’est le propre de la guerre de produire une désorientation majeure.

Pourtant, en étant au plus proche de la subjectivité de ces réfugiés, le film tente de nous orienter, de manière contradictoire, en traversant la désorientation. Il nous apprend à regarder ces populations là où elles sont. A la question : "qu’est-ce qu’être arraché à son pays ?", le film répond en montrant des gestes infimes, des réactions dignes et calmes, des gens qui s’adaptent, endurent et surmontent la contrainte.

Si loin, si proches

Sur la présence minimale au monde et le courage de se tenir debout, on lira avec attention le poème 428 "Nous nous habituons à la Ténèbre" d’Emily Dickinson. Ecrite au milieu de la guerre de Sécession qui déchire les Etats Unis, cette œuvre énonce, de manière concentrée, la possibilité de s’orienter dans la désorientation, comme tente de le faire en cinéma Wang Bing. Le "nous", les verbes s’habituer, lever, marcher, adapter, trouver, tâtonner, heurter, apprendre, voir, créent les jalons d’un chemin qui n’existait pas encore. Ainsi, au-delà du temps et de l’espace, ce poème inouï peut guider notre regard dans ce no man’s land entre Chine et Birmanie.

« Nous nous habituons à la Ténèbre –
Quand la lumière manque –
Comme lorsque pour attester son Bonsoir
La Voisine lève la Lampe –

Un instant – Nous marchons incertains
Dans la nouveauté de la nuit –
Puis – au Noir adaptons notre Vue –
Et tête haute – trouvons la Route –

Ainsi de Ténèbres – plus vastes –
Ces crépuscules du Cerveau –
Quand nulle Lune ne se manifeste –
Nulle Etoile – au-dedans- ne perce –

Les plus braves – tâtonnent un peu –
Et parfois en plein Front
Heurtent un Arbre – mais à mesure
Qu’ils apprennent à voir –

Ou bien la Ténèbre s’allège –
Ou quelque chose dans la vue
A la Minuit s’adapte –
Et la vie va presque droite.
 »

Emily Dickinson, Poème 428, 1862.
Traduction Claire Malroux, Edition Belin, 1989, page 111.