L’émotion du romanesque

Edito - L’art du cinéma n°87/88/89

par L’art du cinéma

S’intéresser au romanesque au cinéma est un peu un défi. En effet, il semble que le cinéma de fiction soit de fait entièrement romanesque, car à quiconque a vu un film on demande aussitôt : qu’est-ce que ça raconte ? Depuis les débuts du cinéma, on nous raconte des histoires où des personnages sont pris dans des péripéties, on nous donne à voir des actions et leur résolution. Aujourd’hui, le cinéma nous raconte encore des histoires. Nous n’avons évidemment pas l’ambition de retracer le romanesque cinématographique de Griffith à nos jours dans ce numéro. Nous essaierons plutôt de pointer ce que des films, de toutes époques et de toutes provenances, à la fois empruntent au roman et inventent à partir de lui, dans le déploiement des fictions qu’ils proposent. Il s’agit, en définitive, de répondre à cette question : qu’est-ce qui, dans l’ordre de l’impureté du cinéma, peut-être qualifié de romanesque ? Qu’est-ce qui, pour le spectateur, relève d’une vision romanesque ?

Si nous appelons « roman » la littérature de fiction qui a principalement inspiré le cinéma, c’est-à-dire le roman des XIXe et XXe siècles, soit celui dont la popularité n’eut d’égale que celle… du cinéma, alors ce dernier lui emprunte au moins cinq éléments :
- le personnage, caractérisé, marqué profondément par la singularité de l’acteur, son image, sa voix et son jeu, contrairement au roman, qui n’a pas même besoin de le décrire physiquement, mais dont l’intériorité est donnée par le texte.
- la fable (l’histoire) et sa construction : le découpage en chapitres/en séquences ; le problème du narrateur, car pour qu’il y ait romanesque, il faut que quelqu’un raconte quelque chose ; la question de la chronologie ; et de manière générale tous les processus qui déplient la fiction – apprentissage, rencontre, péripéties, etc.
- le réalisme et le « faire-monde » qui en résulte, la cohérence diégétique, l’unité d’éléments hétérogènes, et surtout, le rapport entre le réel créé et l’idée qui le soutient. Ce faire-monde prend d’ailleurs depuis plusieurs années une tournure nouvelle par les inventions de certaines séries télévisuelles, qui sont en fait de très longs films permettant la prolifération des histoires, des péripéties, des personnages (Treme, The Wire, Freaks and Geeks, …).
- les genres, puisque tous les genres cinématographiques ou presque sont d’abord des genres littéraires.
- enfin, étymologiquement, le roman se donne dans la langue vulgaire, le roman, qui n’est pas le latin des savants. Cette vulgarisation, au sens le plus noble du terme, est aussi en jeu dans le cinéma, qui s’adresse à tous, immédiatement.

C’est à partir de ces emprunts que le cinéma produit son propre romanesque et lui invente une fonction nouvelle par des moyens évidemment spécifiques, mais toujours avec l’idée de placer le spectateur dans une position émotionnelle propre à lui faire toucher quelque chose qui relève de la vérité sous la figure d’une fiction. Qui communique avec son désir de sortir de la vie ordinaire pour accéder à un monde relevant à la fois de l’extraordinaire et de l’universel (le contraire du romanesque, c’est le banal, le commun, le naturel). « Le romanesque est une émotion », conclut fort justement l’article de Johan Faerber qui clôt ce numéro. Précisons : le romanesque est l’émotion d’une fiction vraie.

Au cinéma, cela tient à l’organisation d’au moins trois éléments que sont : l’organisation de l’histoire, l’organisation du plan, et le montage. L’organisation de l’histoire peut tenir de la qualité du scénario mais surtout et principalement de la réussite des rapports des autres composants. Car l’histoire, au cinéma, peut aller au-delà de la narration « écrite ». L’organisation d’un plan ou d’une scène, qui comprend le jeu des acteurs, le cadrage, la profondeur de champ, le son, etc., peut en effet nous « raconter » quelque chose. Tout comme, bien évidemment, la mise en rapport des éléments entre eux.

Le romanesque est donc la résultante d’un ensemble d’opérations qui transforment des matériaux (faits divers, romans de gare, nouvelles, récits en tout genre…), parfois d’une grande banalité, en fictions singulières, remarquables. Quand il s’agit de l’adaptation d’un roman important, on constate en vérité qu’il y a beaucoup plus de différences que de ressemblances entre l’art du roman et l’art du cinéma. L’adaptation est à nos yeux une fausse question : il n’existe en réalité aucune passerelle entre les arts. Le cinéma emprunte et déforme pour créer une nouvelle forme. C’est ce que démontre bien l’article de Slim ben Cheikh sur The Big Sleep.

Car le cinéma fonde un romanesque nouveau. Il construit un monde possible, par une affirmation nouvelle de l’art, mais fondée à partir de, et avec, l’ancien. En cela, il se met donc à l’épreuve de lui-même. En travaillant sur le mode sur lequel émerge un monde, dont la fable est parfois difficile ou impossible à résumer. En employant fréquemment l’ellipse (contrairement au roman), car elle délimite des espaces, plus que des temps. En drapant de réalisme les histoires les plus étranges, alors que le montage assure la cohérence de l’ensemble par l’invention d’un rythme propre. En interpellant le spectateur sur un mode de plus en plus visible, par une construction qui surprend par ses péripéties locales, ses rythmes inhabituels, la mise en proximité de mondes divers. Ces péripéties pouvant s’inscrire ainsi aussi bien au niveau des sons, des silences, des personnages, de paysages, d’une réplique, d’un décor inattendu... tous ces éléments décident d’une poétique romanesque propre à chaque film. Poétique alliée fortement au documentaire, parce qu’enquête sur le monde, et ouvertement réflexive. Enquête du film sur l’infinie possibilité du cinéma.

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