Les Misérables

Edito - L’art du cinéma n°98

par L’art du cinéma

—Misérables, dites-vous ? Vous avez pris ça au père Hugo.
— Emprunté à Victor Hugo, parfaitement. Avec toute la déférence qui lui est due.
— Alors vous allez parler des adaptations ?
— Eh bien pas du tout. Les adaptations des Misérables pourraient en effet faire matière à un livre, depuis Blackton en 1909 aux États-Unis et Capellani en 1912 en France jusqu’à récemment encore. Nous aurions pu profiter de la ressortie du film de Lewis Milestone (1952) pour dire tout le bien que nous en pensons ; ou bien célébrer l’excellent film de Riccardo Freda (1948), mais on nous aurait encore reproché de parler de films invisibles ; ou encore celui, assez étonnant, de Raymond Bernard (1934) avec Harry Baur. Mais non, ce n’était pas notre propos.
— Et quel est-il donc ?
— Montrer, une fois de plus, que des films de toute époque peuvent donner à penser la nôtre.
— Notre époque est donc, à vos yeux, une époque de misérables ?
— Levez-vous donc parfois les yeux de vos écrans et regardez autour de vous ces mille gens qui errent sans logis, sans travail et sans pain ?
— Ah, les SDF…
— C’est l’appellation officielle pour désigner les damnés de la terre. On les appelle aussi « migrants » ou « réfugiés ». Mais comme ils n’ont rien que leur force de travail et qu’ils vont là où ils peuvent la vendre, nous les nommerons des prolétaires nomades, comme le propose Alain Badiou.
— Bon, bon… Alors les films ?
— À tout seigneur tout honneur : Charlot, cette formidable invention de Chaplin, est assurément, de tous les prolétaires nomades de cinéma, le prince – à la fois le premier et le plus noble. Nous lui consacrons donc une discussion collective en ouverture de ce numéro. Ensuite, nous suivons un ordre à peu près chronologique, avec trois films de la Grande Dépression aux États-Unis : Mr. Deeds Goes to Town, de Capra, où Gary Cooper est accusé de folie parce qu’il veut consacrer sa fortune à donner des fermes aux pauvres ; puis I Am a Fugitive from a Chain Gang de LeRoy et Sullivan’s Travels de Preston Sturges, ces deux derniers enchaînés, si je puis dire, par le thème commun du bagne où mène la misère ; puis Pyaasa (Assoiffé) de Guru Dutt, qui est notablement inspiré du film de Sturges.
— Encore un film invisible ?
— Nullement. Il a été édité en DVD et on espère bien que le blu-ray arrivera bientôt en France.
— Mais ce Guru Dutt n’est pas très connu.
— Moins que Satyajit Ray, qui le révérait, car c’est un cinéaste aussi important. Le cinéma indien est un véritable continent à explorer.
— Et vous dites qu’un film américain de 1941 a inspiré un film indien ?
— Pensez-vous que les cinéastes indiens soient incultes, isolés dans quelque recoin d’un « tiers-monde » ? Ce n’est pas parce que nous ne les connaissons pas qu’ils ne connaissent pas le cinéma « occidental ». L’expansion culturelle, comme le reste, se fait toujours dans un seul sens : avez-vous remarqué que les frontières sont généralement fermées d’un seul côté ? Pensez qu’en France, ces deux immenses cinémas, l’indien et le japonais, n’ont commencé à être connus que dans les années cinquante, quarante ans après leurs débuts ; qu’il a fallu attendre 1978 pour voir un film d’Ozu ! Le cinéma est universel, mais la circulation des films s’est longtemps faite à sens unique.
— Bien bien. Donc, une histoire de miséreux indiens.
— De Misérables. Car ce qui fait des personnages de Hugo autre chose que des miséreux, c’est qu’ils sont en quête d’une idée du Bien, y compris Javert, même s’il se trompe. Les films dont il est question ici exposent cette même subjectivité. Dans Pyaasa, cela se donne à travers la poésie : le héros est un poète misérable qui chante la misère, comme les poètes ouvriers en Chine.
— Ensuite ?
— Un film d’Anthony Mann, God’s Little Acre, dans lequel Robert Ryan fait merveille en paysan qui, obsédé par un trésor caché, creuse des trous partout.
— Une adaptation du roman d’Erskine Caldwell.
— C’est ça. Mais dépouillée de tout naturalisme. C’est le danger qui guette le cinéma quand il s’approche de la misère, ce qu’on appelle le misérabilisme et qui est plus largement le naturalisme cinématographique, cette volonté d’exposer la réalité brute, « telle qu’elle est », dont le symptôme le plus évident est souvent une caméra secouée de spasmes comme dans les reportages d’actualités, censée « faire vrai » – comme si l’agitation sur place pouvait compenser l’immobilisme du constat. Dans le film de Mann, c’est la comédie qui empêche le naturalisme. On pourrait presque y voir une parabole sur le trou comme fondement de la comédie.
— Je l’ai vu, mais la copie qui circule actuellement mériterait une sérieuse restauration.
— Je ne vous le fais pas dire. Ce n’est pas le cas pour Dodes’kaden, de Kurosawa l’Ancien, dont le DVD restitue les splendides couleurs, qui sont justement un des moyens utilisés pour parer au naturalisme, en même temps que le décor de studio et le jeu théâtral.
— Ayant indiscrètement jeté un coup d’œil à la page suivante, je m’étonne de voir Mel Brooks à votre sommaire.
— Nous aussi. À vrai dire, le comique parodique de ses films précédents ne nous a jamais paru particulièrement subtil ni traiter d’autre chose que ce qu’il parodie. Aussi avons-nous été étonnés quand nous avons découvert, grâce aux patientes enquêtes d’un de nos collaborateurs (ils sont tous excellents), cette comédie qui ne se moque de rien et surtout pas des misérables, mais qui fait crûment état de la situation contemporaine en réussissant à sublimer toute lourdeur en excès comique, et même poétique par moments. On peut y voir, là aussi, un lointain écho de Sullivan’s Travels, mais sans aucune parodie. D’ailleurs, peut-on parodier la comédie ?
— Votre dernier film ?
— Le plus récent : À la folie, de Wang Bing.
— C’est là que mène la misère ?
— Parfois. C’est une idée récurrente dans les films dont nous parlons, de même que la perte de l’identité, dont la folie est une forme : à un moment ou un autre, les personnages perdent jusqu’à leur nom.
— Un documentaire ?
— Un film. Certes, il est composé d’une multitude de petites scènes prélevées sur une réalité qui semble parler « d’elle-même », mais qui ne parle en fait que parce que le film les a prélevées et montées.
— Vous passez donc de l’éternel Vagabond à la prison d’un asile psychiatrique chinois. C’est une conclusion plutôt noire.
— C’est comme l’état du monde : pas très réjouissant, je vous le concède. Mais nous espérons avoir montré auparavant qu’on peut en rire sérieusement. Et le film de Wang Bing, à y voir de près, n’est pas seulement sombre : on y trouve quelques rais de lumière. « Noir, mais pas complètement. »
— Des regrets ?
— Beaucoup. Nous aurions pu parler, par exemple, du Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir. Parmi les films récents, nous aurions aimé parler d’Une affaire de famille, de Hirokazu Kore-eda (2018), film qui lui aussi pare au misérabilisme par une forme singulière de comédie ; ou encore d’un film d’animation anglais, Les Boxtrolls (Graham Annable & Anthony Stacchi, 2014) qui, comme jadis Robots (Chris Wedge & Carlos Saldanha, 2005), érige un conte drolatique en parabole sur notre monde. Mais on ne peut pas parler de tout.

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