Mai 68, avant, après

Edito - L’art du cinéma n°96

par L’art du cinéma

"Mai 68, ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu", dit Alain Badiou dans L’École de Mai. Les années 1960 ont été en effet chargées de nuages, en politique mais aussi en cinéma. Coïncidence ou convergence de pensée ? Notre premier article essaiera de démêler les rapports complexes que le cinéma entretient avec la politique.

À Hollywood, les grands anciens, John Ford, Charlie Chaplin, Raoul Walsh, Henry King, Frank Capra, King Vidor…, achèvent une œuvre commencée au temps du muet et instauratrice d’un art classique devenu le paradigme du cinéma mondial. La génération d’après-guerre, inspirée par Orson Welles et les modernités européennes, de Rossellini aux diverses "nouvelles vagues", entreprend une corrosion du système hollywoodien, notamment du système des genres, par l’exploration et l’élargissement de ses limites. La manifestation la plus spectaculaire de cette corrosion est l’abandon du code d’autocensure (le code Hays) en 1966, mais l’évolution artistique ne se réduit pas à l’introduction de la violence et du sexe dans les films : les opérations sont tendues à l’extrême, visiblement exposées, un peu à la façon de la peinture maniériste du XVIe siècle. Même les films postérieurs à 1968 des cinéastes "classiques" (Howard Hawks, Alfred Hitchcock, Joseph L. Mankiewicz, Akira Kurosawa…) déconcertent par leur audace, parfois mal reçue.

En Europe, une voie moderne apparaît qui se soustrait à la représentation classique, avec les films de Godard, Pollet, Straub et Huillet, Santiago, Oliveira ou Syberberg, mais aussi de Resnais, Allio, Pasolini, Antonioni, Fellini et même Welles… : cette constellation éparse aura des répercussions jusqu’en Amérique, avec l’apparition de films qui intègrent certaines formes de cette modernité soustractive à l’évolution "maniériste" du cinéma hollywoodien ; ceux par exemple d’Arthur Penn, de Brian DePalma, de Clint Eastwood, prémices du courant néoclassique devenu aujourd’hui le plus fécond artistiquement.

Si Mai 68, qui n’est pas seulement un évènement français, a mis en lumière et stimulé la modernité cinématographique, il ne l’a pas inventée. De même, le soulèvement de la jeunesse n’a pas débuté en mai 1968, mais dès 1964 aux États-Unis et 1966 en France contre la guerre du Vietnam – engagement que partage Joris Ivens, avec son art subtil du documentaire, dans son Dix-septième parallèle qui expose la guerre du peuple. Les échos de cette guerre se propageront jusque dans le western avec Little Big Man d’Arthur Penn (1970).

Le cinéma a plutôt anticipé ce soulèvement, comme on peut le voir avec le jeune Christ militant révolutionnaire de L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini (1964) ou avec les étudiants marxistes-léninistes de La Chinoise de Godard (1967) ; comme l’annonce encore plus tôt l’étonnante modernité de Nuit et brouillard au Japon de Nagisa Oshima (1960 !).

Au moment même des révoltes, la politique a occulté toute autre préoccupation et le cinéma s’est plutôt consacré à la servir sous la forme du cinéma militant, fait principalement de reportages et de films-tracts sur les luttes en cours. Du grand nombre de ces films, à l’intérêt artistique très variable, nous avons extrait La reprise du travail chez Wonder (Jacques Willemont, 1968), miracle d’une captation sur le vif qui concentre à la fois l’esprit et le devenir de Mai avec l’émouvante apparition d’une ouvrière rebelle. Dix ans plus tard, L’École de Mai (1979), film de Denis Lévy sur un texte d’Alain Badiou, se présentera comme un bilan à la fois du mouvement politique et du cinéma militant. De même, L’Ordre (Jean-Daniel Pollet, 1973) s’inscrit à la fois dans le documentaire d’intervention et dans une poétique moderne pour soulever la question, devenue aujourd’hui brûlante, de l’altérité et de l’ostracisme.

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