Orson Welles

Edito - L’art du cinéma n°99

par L’art du cinéma

Les articles de ce numéro sont consacrés à douze films qui forment le cœur de l’œuvre d’Orson Welles. Il n’était pas possible, en effet, de passer en revue les quelque cinquante titres de sa filmographie. Aborder l’œuvre de Welles est une entreprise complexe, surtout si on s’en tient au principe de L’art du cinéma de saisir les films tels qu’ils se présentent au spectateur qui ignorerait les conditions de leur réalisation. Ce principe doit être modéré dès lors qu’on est en présence d’œuvres qui, comme celles de Stroheim ou de Welles, ont souffert d’ingérences contraires à la volonté de leur réalisateur : si on doit, faute de mieux, faire abstraction du fait que la durée des Rapaces (Greed, 1924) fut réduite de neuf heures à deux heures quinze, on ne saurait comprendre la soudaine chute d’intensité dans la dernière partie des Ambersons sans savoir que le film a été partiellement remonté et amputé de quarante-cinq minutes par ses producteurs. La filmographie de Welles est ainsi constellée d’œuvres inachevées, meurtries ou mutilées, parfois même après sa mort par d’abusives « restaurations » (Othello) ou reconstructions (Don Quichotte). Leur examen nécessite d’en tenir compte. Cela n’empêchera pas de parler de ces films tels qu’ils sont et non tels qu’ils auraient dû être.
À ce jour néanmoins, grâce à des restaurations plus scrupuleuses, on dispose de copies à peu près conformes aux vœux de Welles pour Citizen Kane, The Stranger, Macbeth, Mr. Arkadin, Touch of Evil, Le Procès, Falstaff, Une histoire immortelle, F for Fake ; à quoi on peut sans doute ajouter The Other Side of the Wind, enfin achevé en 2018 sous la direction de Peter Bogdanovich selon les instructions de Welles.
L’acharnement des producteurs, notamment hollywoodiens, à l’encontre des films du cinéaste ne peut s’expliquer que par un profond désaccord sur les idées qu’ils suscitent, masqué derrière la légende, créée de toutes pièces, d’un réalisateur extravagant et dépensier (alors qu’aucun de ses films n’a jamais dépassé le budget prévu) dont les films ne rapportaient rien (mais leur exploitation fut souvent délibérément sabotée) qu’un succès critique.
C’est que, dès Citizen Kane, Welles rompait avec l’humanisme chrétien qui imprégnait jusqu’alors l’idéologie propagée par les studios hollywoodiens : révolution qui devait marquer en profondeur le cinéma tout entier. Il y a un cinéma avant et après Welles.
Outre l’absence de religiosité et la désacralisation de l’individu, ce qui caractérise ses films est l’importance qu’ils donnent aux relations : entre les personnages, entre les faits, entre la figure et le fond, entre les images, entre le visuel et le sonore. Cette importance se donne évidemment dans la place primordiale prise par le montage.
Le montage hollywoodien classique consiste essentiellement à masquer autant que possible le découpage du film en plans successifs, eux-mêmes conçus de façon à donner au spectateur l’impression d’un espace continu homogène et à lui faire oublier le caractère fictif de ce qu’il voit. C’est un cinéma « à hauteur d’homme », comme disait Rivette des films d’Howard Hawks.
Le montage de Welles accentue au contraire la discontinuité en provoquant la rencontre d’images fortement contrastées, elles-mêmes filmées sous des angles inattendus, avec d’extrêmes distorsions de l’espace qui mettent les relations en évidence et, en même temps, défont l’illusion de réalité. Cette multiplicité des effets en pensée de la forme fait la richesse de ces films, et leur modernité.
De même, la théâtralité affichée, notamment dans le jeu des acteurs, instaure une distance par la constante évidence qu’on est en présence d’une fiction, que les personnages insolites dont Welles raffole – ceux qu’il interprète en premier lieu – sont avant tout des comédiens, plutôt que le fruit d’un baroquisme affecté. Cette autoréflexivité ira croissant au fil de son œuvre, pour culminer dans ses derniers films, sans pour autant renoncer à la magie du cinéma.
Toute incarnation d’un personnage dans le cinéma de Welles garde une dimension d’abstraction : elle se soustrait à une identité monolithique en nous invitant à en penser le feuilletage par le jeu des acteurs, l’artifice, l’acte même rendu visible, audible, de l’incarnation. Ainsi peut s’affirmer la complexité des subjectivités, des identités, leur impureté immanente.
Un des effets de cette modernité est aussi une singulière violence, qui ne consiste pas à présenter des actes violents, mais est proprement cinématographique : une violence de la forme (contrastes et vitesse extrême) qui s’exerce sur le regard et l’écoute en les forçant à une constante vigilance, et qui trouvera un durable écho chez les cinéastes de la génération d’après-guerre (Samuel Fuller, Nicholas Ray, Robert Aldrich, Arthur Penn…) et même chez de grands classiques comme John Ford ou Raoul Walsh.
Pourtant, cette forme violente produit aussi une musicalité très particulière, par le rythme du montage, alternant longs plans-séquences et découpages vertigineux, par les différentes intensités sonores, souvent superposées, des voix et des bruits, et par les multiples modulations de la langue et des accents, qui trouvent leur plein épanouissement dans les adaptations de Shakespeare.
On a (trop) souvent qualifié cette forme de « baroque », terme devenu un peu fourre-tout pour désigner tout ce qui plastiquement présente un excès quelconque. C’est au fond, si on se réfère par ce terme à la peinture ou à l’architecture, considérer l’excès comme décoratif. La qualification de « maniériste » appliquée au cinéma de Welles approche davantage du parallélisme, mais, si on tient vraiment à comparer l’art hollywoodien et la peinture de la Renaissance, l’œuvre de Welles tient une place plus comparable à celle de Michel-Ange qu’à celle de Pontormo – à moins qu’il n’ait réussi le tour de force d’être pour Hollywood à la fois son Michel-Ange et son Tintoret. De quelle bella maniera s’inspirerait Welles, sinon de la sienne propre ?
Ces caractères formels de l’œuvre de Welles ne relèvent pas seulement d’un style : ils répondent – et c’est ce qui fait leur force – à la nécessité de penser son temps. C’est la forme nécessaire à l’idée délivrée dans toute sa complexité.
Sans qu’il y ait lien de cause à effet, ce n’est pas un hasard si Citizen Kane est l’exact contemporain de l’entrée en guerre des États-Unis, de cette époque où les fascismes divers révèlent leur finalité ultime et où déjà se profile, au-delà d’une alliance tactique, la division du monde en deux blocs antagoniques. Les grandes idées qui orientaient le monde – Dieu, l’Homme, la Nature… – s’effritent ; le cinéma de Welles se fait l’écho de cette désorientation, mais indique aussi ce qui pourrait en penser l’issue : le multiple plutôt que l’Un, la relation plutôt que l’individu.

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