Réaliser l’impossible

Edito - L’art du cinéma n°100

par L’art du cinéma

— L’impossible, qu’est-ce à dire ?
— Ce que l’opinion tient communément pour impossible.
— Et que le cinéma réalise ? C’est normal, le cinéma est le lieu de l’impossible. Et aujourd’hui avec le numérique tout devient possible.
— Ce n’est pas ce que nous voulons dire.
— Alors quoi ?
— Il y a des cas, dans la réalité, où ce qui était tenu pour impossible a été néanmoins réalisé, puis rapporté par le cinéma : c’est parmi ces films « d’après une histoire vraie » que nous avons choisi nos exemples, qui démontrent tous qu’une volonté opiniâtre peut surmonter l’impossible.
— La mention « d’après une histoire vraie » ou « inspiré de faits réels » est en effet très à la mode dans les films récents, avec à la fin des photos des gens réels, comme si ça garantissait quelque chose.
— Ça ne garantit rien quant à la qualité des films mais, dans ceux que nous avons choisi, ça avère la possibilité de réalisation de l’impossible.
— Ce sont donc des films récents ?
— Que non, c’est une vieille histoire ! Nous aurions pu remonter jusqu’à L’affaire Dreyfus de Méliès (1899), mais nous avons préféré mettre en parallèle les deux Pasteur, si proches par l’objet et si différents par la forme, réalisés à l’occasion du cinquantenaire (1935) de la découverte du vaccin contre la rage, où l’impossible dont le savant doit triompher n’est pas tant cette découverte que l’opinion publique et les préjugés des médecins.
— C’est l’actualité qui vous a inspirés ?
— Pas du tout, l’idée de ces deux films nous est venue longtemps avant que la grippe pangoline ne s’abatte sur le monde. C’est une curieuse coïncidence, tout de même.
Ensuite nous avons deux films de 1962 : The Miracle Worker, qui retrace les débuts d’Helen Keller, petite fille sourde et aveugle dont le cas semblait désespéré, et sauvée par une femme qui apprend, d’une façon sans cesse recréée, comment trancher dans les préjugés et la mollesse de la charité. Et To Kill a Mockingbird, adaptation du livre de Harper Lee inspiré par l’enfance de la romancière, où l’on peut voir, entre autres, une petite fille disperser une bande de lyncheurs en leur parlant simplement ; ce film, une Americana située dans les années trente, intervient en fait dans le mouvement en cours des Droits civiques.
— Des chefs d’œuvre !
— Absolument. Parmi les nombreux films récents qui se prêtaient à notre thème (nous avons déjà parlé de Hidden Figures, de Sully, de Loving), nous avons choisi The Lost City of Z, où l’impossible découvert est l’existence d’une civilisation là où l’opinion académique ne voyait que sauvagerie ;
— Un beau film de jungle.
— Oui, mais pas seulement, c’est aussi un film d’amour et, bref mais fulgurant, un film de guerre.
— Ensuite ?
— Le jeune Karl Marx retrace avec vivacité la genèse de l’idée d’une transformation du monde que d’aucuns pensent toujours impossible aujourd’hui.
— Nous verrons cela. En tout cas, c’est un bon film historique.
— Bien plus : le cinéma refonde l’histoire, la questionne et la livre au présent, à travers des points de réel. C’est surtout une adresse à la jeunesse, que nous n’opposerons pas à la vieillesse ; au contraire nous les associerons et il semble bien que le premier et le troisième âge se conviennent.
— C’est bien connu : ils ont un ennemi commun, le deuxième ! Alors après ça, une ode à la vieillesse ?
— Et même deux : The Mule, d’abord, dont le héros, comme souvent ceux d’Eastwood, s’entête sur un trajet, ici quasi bressonien (mais au-delà du Bien et du Mal) pour accéder à sa véritable liberté, celle de poursuivre le travail qu’il aime… en prison. Ensuite, Talking About Trees, conte moderne filmé par un jeune cinéaste soudanais sur quatre cinéastes amis de longue date qui s’activent pour remettre en fonction un grand cinéma de Khartoum, admirable métonymie de la situation politique.
— Et tout ça a vraiment eu lieu ?
— Dans ce dernier cas, c’est même un documentaire, le comble du « réellement arrivé ». Mais c’est presque une classification réductrice, tant on a constamment conscience d’être en présence simplement d’un film et d’un cinéaste qui maîtrise son art, fruit d’un grand travail. Non que cette catégorie de documentaire soit réductrice en elle-même, et nous avons dû à regret nous en tenir à celui-là et en écarter bon nombre, à commencer par Comment Yukong déplaça les montagnes, dont le titre même pourrait être celui de ce numéro. Mais c’est une catégorie tellement vaste qu’il faut préciser : historique, géographique, animalier, social, politique, etc. Et pour celui-ci, je ne vois qu’une catégorie, le documentaire poétique moderne, comme il y en a eu de classiques, Flaherty, Epstein, Grierson…
— Vous n’avez pas eu d’autres fils directeurs dans votre choix ?
— Il en est apparu un au fil des articles, quelque chose qui ne nous a pas guidés mais qui sans doute nous a attirés dans ces films : c’est le goût du travail – l’amour du travail, la passion de créer, à commencer par la déclaration du Pasteur de Guitry : « Le travail, il n’y a que ça qui amuse vraiment ». Mais c’est aussi l’inventivité acharnée de l’éducatrice, l’enquête minutieuse de l’avocat, l’aventure obstinée de l’archéologue, l’art de créer des fleurs ou le bonheur de faire des films et d’en montrer. Ce fil-là n’était pas premier : ici encore, curieuse coïncidence !

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