Le cinéma fait l’histoire

Edito - L’art du cinéma n°94

par L’art du cinéma

La question de l’histoire au cinéma est présente en filigrane depuis les débuts de L’art du cinéma, il était temps de l’amener au grand jour. Ce n’est pas une question simple : ce qu’on appelle le film historique n’est pas un genre au sens strict, mais une catégorie assez floue qu’on peut relativement réduire en s’en tenant aux films dont la figure centrale est un personnage historique, mais qui s’élargit considérablement si on y inclut les situations historiques réelles dans lesquelles l’action se déroule. Or qu’est-ce que Orphans in the Storm ou une adaptation des Misérables, sinon l’Histoire vécue par les anonymes, les "petites gens", le peuple ?

L’histoire est également présente dès les débuts du cinéma : sans compter les nombreuses Passions du Christ qui furent les premiers "longs" métrages (plus religieuses qu’historiques), elle sert rapidement de garantie de sérieux aux films, que ce soient ceux du Film d’Art en France (L’assassinat du duc de Guise, 1908), de Griffith (Judith of Betulia, 1913) ou du prolifique cinéma italien (Cabiria, 1914). Le "sérieux" devint rapidement un argument à double tranchant, la gent savante s’alarmant des inexactitudes colportées ingénument par un spectacle qu’elle supposait confectionné par des ignorants en histoire.

Mais qu’est-ce que l’histoire ? Si elle n’est pas purement archéologique, reconstitution locale d’un moment précis du passé, elle est le récit global d’un passé qu’elle périodise. Or tout récit est nécessairement une fiction, par le choix des faits, de leur mise en rapport et du point de vue ; toute histoire qui prétend à l’objectivité est une entreprise de propagande. La suspicion historienne à l’égard du cinéma qui "arrange" l’Histoire à sa convenance n’a donc pas lieu d’être. Le film a au moins le mérite d’être une fiction qui ne se cache pas, qui joue des inexactitudes et des anachronismes pour mettre l’histoire au service de l’idée. Peu importe que les historiens mettent en doute l’amour de Richard Cœur-de-Lion et de Bérengère de Navarre, pourvu que Les Croisades en fasse une figure de paix ; et si Gracchus devient le contemporain de Spartacus, c’est pour opposer une "gauche" à Crassus dans un Sénat romain très proche de nos modernes parlements.

On ne voit d’ailleurs pas pourquoi, sinon pour de mauvaises raisons naturalistes, le cinéma devrait se plier à l’exactitude plus que les autres arts ; nul ne s’offusque de contempler des madones italiennes en robes Renaissance ou de voir jouer Shakespeare en vêtements modernes. Daniel Arasse considère même l’anachronisme comme un devoir de l’artiste : "Un des principes de l’historien est de tenter d’éviter le plus possible l’anachronisme […]. Un artiste ou un philosophe en a le droit, c’est même peut-être son devoir que de sortir l’objet du passé, de son temps, pour le faire vivre à partir des questions d’aujourd’hui". Toute reconstitution doit se faire sous la nécessité de l’idée, comme pour Agora, et non de l’exactitude archéologique.

Sans doute cette demande d’exactitude tient-elle à la capacité du cinéma, plus encore que la peinture, le roman ou le théâtre, à se saisir de l’Histoire pour en présenter visiblement les processus en acte. Les grands films l’enseignent aujourd’hui comme jadis les romans historiques combinés aux gravures naïves des livres scolaires en fixaient les images dans l’esprit ; mieux, ils rendent l’histoire concrètement présente. Contrairement à l’idée académique de la grande Histoire comme "page tournée", le cinéma la fait parler pour aujourd’hui. C’est pourquoi le film devrait être l’indispensable socle du cours d’histoire, surtout quand il s’attache à l’Histoire des gens. Le cinéma, comme le roman, ne distingue pas entre petite et grande Histoire, pas plus qu’entre les "petites gens" et les "grands de ce monde" : tout le monde participe à l’Histoire, pas seulement les "stars" historiques, mais aussi et peut-être surtout ceux qu’on tient pour ses figurants. C’est en cela aussi que le cinéma est un art populaire.

Il existe justement aux États-Unis une catégorie de films qu’on peut registrer au film historique, l’Americana, dont une des orientations est de montrer des gens ordinaires, généralement de l’Amérique rurale, pris dans les remous de l’Histoire. Naissance d’une Nation, le film de Griffith qui fonde l’art hollywoodien en 1914, en est le paradigme, mais Hidden Figures (Les figures de l’ombre) ou plus encore Loving en sont des exemples récents, à ceci près que les personnages ne sont plus emportés par l’Histoire, mais la font. Le cinéma montre comment un événement local peut prendre une dimension universelle : les événements qui font l’Histoire ne sont pas toujours des événements étatiques et ceux-là mêmes ne se font que si le peuple les prépare. C’est ainsi que le cinéma fait l’histoire, y compris contemporaine, comme dans Berlin Express, où le documentaire irrigue une fiction qui incorpore des anonymes à la grande Histoire. Quand le cinéma pense l’Histoire, il éclaire le lien que chacun entretient avec elle. C’est que, comme tout art, le cinéma pense l’impensé et même ce qu’on qualifie trop vite d’impensable, comme le fait l’extraordinaire Phœnix de Christian Petzold avec la subjectivité nazie.

Le cinéma fait droit à l’ambigüité de toute situation et de toute figure, comme dans le Juárez de William Dieterle, qui juxtapose paradoxalement un sombre Juarez et un lumineux Maximilien tout en prenant nettement parti pour le premier. Même l’apparition de la Vierge à une adolescente peut, aux yeux du cinéma, faire figure d’événement, pourvu qu’il soit abstrait de toute religiosité (The Song of Bernadette).

Sacha Guitry, qui s’est fait une spécialité de la "petite histoire" (mais pas seulement), a démontré que c’était aussi l’histoire des petits ; on le vérifie même dans Si Versailles m’était conté, qui est au fond un récit des origines de la Révolution et de la prise du château par le peuple. Le même Guitry assigne, dans De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain, une double fonction au passé : celle d’exemple et celle d’avertissement. C’est ce que confirment les films que nous avons choisis, qui prennent position sur l’histoire en faisant l’histoire. Et les plus récents démontrent aussi, après une longue période où était annoncée la fin de l’Histoire, que peut renaître sa possibilité.

C’est au fond ce qu’annoncent ces nombreux films "tirés d’une histoire vraie" dans lesquels on voit la volonté de sortir de l’ombre les héros anonymes qui ont œuvré obscurément à changer le monde de quelque manière : ceux qui se sont donné pour mission de sauver les œuvres pillées par les nazis (Monuments Men), les savants qui ont décrypté le code secret allemand pendant la Deuxième Guerre mondiale (Imitation Game), les mathématiciennes qui ont joué un rôle déterminant à la NASA dans les années 1960 (Hidden Figures), le couple dont l’amour tenace mit fin à l’interdiction des mariages interraciaux aux États-Unis (Loving), l’équipage qui réussit à poser son avion sur l’Hudson sans perdre aucune vie (Sully). Tous ont la stature, dans ces films, de figures historiques, même avec un recul de quelques années seulement. Nous y reviendrons.

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