Intempestifs ?

Edito - L’art du cinéma n°79/80/81

par Denis Lévy

L’art du cinéma, depuis vingt ans défenseur impénitent des causes oubliées, poursuit sa tâche dans ce numéro anniversaire en proposant à l’étude des films longtemps laissés pour compte, négligés en leur temps ou perdus de vue, et qui pourtant, vus aujourd’hui, nous parlent avec vigueur. Ces films, nous les avons nommés "intempestifs" : déplacés dans leur temps, survenus trop tôt ou trop tard, les uns s’éclairent de leur postérité, de ce qu’ils expérimentaient, les autres de leur ascendance et de ce qu’ils retiennent de ses expériences. Inactuels, au sens où ils ont été inopportuns, ils sont en vérité hors du temps et valent donc en tout temps. Tous font figure d’exception, dans leur époque ou dans l’œuvre de leur auteur. Tous ont été à contre-courant de l’opinion dominante au point, pour certains, de susciter la censure, sous une forme ou une autre. Tous, enfin, ont été conçus en pleine liberté.

Presque tous les films qui ont marqué l’histoire de l’art cinématographique ont été, en ce sens, intempestifs : à preuve, la plupart d’entre eux (Intolérance, Les rapaces, L’aurore, Citizen Kane, La règle du jeu, parmi d’autres) ont été des insuccès commerciaux et/ou critiques à leur sortie. La réciproque n’est pas vraie, et maints insuccès sont sans intérêt, mais ces exemples nous incitent à revisiter l’histoire du cinéma d’un regard prudent. Si la Politique des Auteurs a été une étape essentielle dans l’histoire de la critique en identifiant de grands cinéastes, elle a aussi promulgué quelques jugements hâtifs sur des œuvres qui auraient mérité mieux. Ces jugements avèrent du reste les limites de leurs critères, qui doivent être radicalement repensés.

Nous avons relevé un point commun frappant entre la plupart des films, choisis pourtant sans concertation préalable : leurs conclusions se donnent sous diverses formes d’opacité - une des causes probables de leur insuccès. Opacité, mais non obscurité, qui proviendrait d’un sens indéchiffrable ou absent. L’opacité, ou le trouble, est le propre de l’idée-cinéma, mais elle est, dans ces films, manifeste, dans tous les sens du mot. Elle énonce que le cinéma, contrairement à l’opinion reçue, ne se donne jamais dans la transparence. Surtout, cette opacité est le signe d’une volonté délibérée de se soustraire au régime du sens et de l’interprétation, en même temps qu’elle demande au spectateur de s’interroger sur la nécessité de ce régime. Penser un film, ce n’est pas interpréter son sens, mais c’est penser avec le film dans toute sa complexité.

À chacun d’entre nous - qui n’avons pas pour objectif de juger les films, mais de les réfléchir - il est arrivé de rencontrer un film, par hasard ou par choix, qui a fait figure d’événement pour le regard, et dont on s’est étonné de ne pas le voir plus souvent évoqué. Chacun parle ici, pour tenter de l’éclaircir, de cet événement, qui a parfois conduit à reconsidérer toute une œuvre restée ou entrée dans l’ombre.

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