L’acteur dédoublé

Edito - L’art du cinéma n°74/75/76

par Denis Lévy

L’acteur de cinéma, point de rencontre entre le théâtre et le roman (par le personnage, avec lequel il tend à se confondre), a longtemps été pris entre deux maux : la suspicion et l’adoration. L’adoration des foules idolâtres entretenue par l’industrie d’un côté, de l’autre, la suspicion des théoriciens "sérieux", qui souvent ne voient là que du "profilmique", quelque chose qui préexisterait au film comme le paysage, une sorte de fardeau encombrant avec lequel le cinéaste doit composer (dans tous les sens du terme). Michel Chion remarquait que dans la critique, la place de l’acteur était généralement réduite à l’adjectif entre parenthèses : "Robert de Niro (formidable)".

Sans doute cet ostracisme s’origine-t-il dans une réaction à l’idée que les stars font les films ("un film de Greta Garbo"), et dans la promotion intensive (et juste) du réalisateur comme véritable responsable de la qualité d’un film. Mais les excès de l’auteurisme ont fini par recouvrir le travail du comédien sous la notion magique de direction d’acteurs : en somme, si l’acteur est bon ou mauvais, ce n’est pas de sa faute, mais de celle du cinéaste. S’il y a du vrai dans cette affirmation, ce n’est cependant pas une raison pour prendre au pied de la lettre la boutade d’Hitchcock "les acteurs, c’est du bétail", et négliger entièrement ce qui, après tout, constitue la matière principale de la quasi-totalité des films. Peu importe, au fond, l’inventeur de tel ou tel geste : ce qui compte, c’est que le geste existe et qu’il soit une invention.

La situation, il est vrai, a commencé d’évoluer depuis une trentaine d’années : l’acteur est désormais l’objet d’études autres qu’hagiographiques, notamment dans les littératures anglo-saxonnes et française. On s’interroge sur sa place, sa fonction, ses instruments, son histoire. Mais on en reste malgré tout, dans l’ensemble, au stade des généralités : faut-il voir là un reste de l’ancienne suspicion, qui hésiterait à aller y voir de trop près ? Plus rarement, on étudie un acteur en particulier, son image, son jeu, sa carrière, comme le fait le livre pionnier de Luc Moullet, Politique des acteurs.

Mais il est plus rare encore de rencontrer des études de films qui s’attachent à repérer en détail comment le jeu de l’acteur, dans sa matérialité concrète, participe aux opérations du film, et donc des idées qu’elles suscitent : comment l’acteur peut être un opérateur artistique. C’est ce que nous avons essayé de faire ici, sans théorie préconçue du jeu d’acteur, en nous donnant pour principe de ne pas détacher le jeu de la globalité du film (sans quoi toute description est vaine) et pour méthode, ou garde-fou, de saisir l’acteur dans un dédoublement de rôle ou une métamorphose qui mettent en relief sa capacité à être autre.

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