Entre-deux

Edito - L’art du cinéma n°77/78

par Denis Lévy

Le fantastique au cinéma se signale avant tout par son incroyable diversité. La moindre filmographie du genre suffit à s’en convaincre. Des vampires aux spectres en passant par les zombies et autres créatures imaginaires, le fantastique est le vaste espace du conflit entre l’irrationnel et une logique rationnelle que l’on pose comme "naturelle", par opposition au surnaturel qui vient la contredire. Cette grande variété du cinéma fantastique trouve cependant son unité dans la tonalité émotionnelle qu’il instaure : l’angoisse et l’épouvante - ce sont d’ailleurs les termes utilisés par Freud à propos de "l’inquiétante étrangeté" suscitée par la littérature fantastique.

Cet effet de fantastique peut prendre de multiples nuances : les articles de ce numéro en offrent un large éventail, depuis la douce étrangeté d’une morte amoureuse (L’étrange cas d’Angélica) ou le trouble temporel causé par une petite fille qui grandit trop vite (Portrait of Jennie) jusqu’à la terreur inspirée par une maison hantée (The Haunting), en passant par l’inquiétude suscitée par l’apparition récurrente d’une musique (Sandra). Mais ce qui fait le fonds commun de cette diversité d’émotions, c’est cette hésitation entre deux logiques contradictoires, naturelle et surnaturelle, ce vacillement de la raison devant le surgissement d’un impossible.

Si l’on suit l’assertion de Lacan, pour qui "le réel, c’est l’impossible", on fera cette hypothèse : l’impossible que présente le fantastique fait paradoxalement figure d’un réel. Cette hypothèse fait l’économie de la question de la réalité de ce qui est présenté, pour insister sur celle de l’effet produit en pensée par ce surgissement de l’impossible. Pour le dire plus simplement, selon le mot célèbre de Mme du Deffand : "Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur".

Si nous avons restreint ce numéro à la figure du fantôme (ou plutôt du spectre), c’est qu’elle concentre plusieurs dimensions du cinéma fantastique :
- une dimension autoréflexive, en ce qu’elle désigne le caractère fantomal du cinéma lui-même, monde d’apparitions impalpables ;
- une dimension pratique, en ce qu’elle pose la question : que montrer ? et comment ?
- une dimension générique, au sens où le film de spectres est particulièrement représentatif du genre fantastique, y compris dans ses clichés (portes qui claquent, musique dissonante, bruitages crispants, maisons sinistres, ombres mouvantes, ritournelles entêtantes, etc.), bien que par ailleurs, il offre une gamme de traitements du genre très vaste.

Les articles qui suivent étudient, à travers cette grande variété, quelle idée du réel chaque film propose par l’entremise de la figure du spectre. Toujours autre parce qu’il vient d’un autre monde, toujours entre-deux, le spectre, quand il est amoureux, pousse à son comble la séparation des sexes, qu’il soit homme (The Ghost and Mrs Muir) ou femme (Portrait of Jennie, L’étrange cas d’Angélica). Il peut aussi être le double visage de l’amour (Contes de la lune vague après la pluie). S’il se multiplie, il peut dire un impossible être-ensemble (Kaïro). Il peut, plus traditionnellement, être la trace d’un passé inaccompli, d’un méfait enfoui, d’une irrésolution (Joan the Woman, Le trésor d’Arne, Les Innocents, The Haunting, Sandra).

Il nous est apparu, enfin, que chacun des films choisis convoquait une ou des figures féminines qui correspondent de près au type de personnage que Stanley Cavell décrit sous le nom de "femme inconnue". Qu’elles soient elles-mêmes fantômes ou qu’elles attestent de leur existence, elles sont toujours liées aux spectres. Peut-être parce que, "confrontée à toute dualité conceptuelle, à toute dualité des places, une femme peut construire un entre-deux, une place hors place, dans une position qui s’oppose à l’affirmation de l’Un. Une femme est la création d’un double qui destitue l’Un" - l’Un qui se présente le plus souvent dans le cinéma fantastique sous la forme d’une rationalité fermée, que les spectres viennent déverrouiller.

En définitive, les films de spectres tracent un sillon entre deux mondes qui d’abord s’opposent pour mieux ensuite nous troubler par leur imbrication. D’ailleurs, dans les films fantastiques, ne vaut-il mieux pas croire à l’irrationnel, sous peine de succomber ou de passer à côté du réel ? Peut-être, finalement, à l’image de ce qui s’opère entre le monde des films et notre monde de spectateur. Car le cinéma n’est jamais vraiment rationnel…

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