The Great Dictator (Le Dictateur, 1940) de Charlie Chaplin

Discours et didactique

par Emmanuel Dreux

“Considérez que “Le Dictateur” eût été impossible si Hitler avait
été glabre ou s’il s’était taillé la moustache à la Clark Gable.”
André Bazin

UN DISCOURS DIDACTIQUE ?

La volonté didactique de Charlie Chaplin dans The Great Dictator paraît évidente. Il suffit de revoir le discours qui clôt le film : il est clair qu’il excède la diégèse, qu’il n’est pas uniquement destiné aux soldats représentés par le film, mais qu’il s’adresse directement à l’humanité toute entière, qui constitue à l’époque le public de Charlie Chaplin.
Hors situation, ou en marge de celle-ci, ce discours réussit le tour de force de suspendre le film, de nous en faire oublier l’anecdote (qu’il clôt sans la résoudre) et d’éviter la rencontre (l’affrontement ?) Hynkel/Charlot que nous attendions tous. Cette rencontre aura lieu en fait par le biais de ce discours, mais ce dernier nous renvoie surtout au défi que Chaplin lance à Hitler plus qu’au rapport entre les deux personnages du film.

Il semble en outre que ce discours déborde largement la simple volonté de donner une leçon, et qu’au-delà de ce qu’il dit, il dépasse le cadre même du film pour s’inscrire comme un geste exemplaire (définitif ?) du personnage de Charlot.

Si l’espéranto de la chanson “Titine” de Modern Times avait donné d’abord une voix au personnage de Charlot, et un langage dont l’inintelligibilité venait ajouter à l’universalité de sa gestuelle, The Great Dictator lui donne la parole, pour la première et la dernière fois. Mais quelle parole ! Huit minutes de discours adressé directement et frontalement au spectateur, avec une maîtrise de tribun au moins égale à celle du dictateur Hynkel. Huit minutes de discours pacifique et humaniste asséné avec une force de conviction qui déclenche autant d’enthousiasme que les discours guerriers du dictateur du film.

On peut certes prendre ce discours à la lettre et déclarer comme certains critiques américains de l’époque que Chaplin y “braque sur le public le doigt du communisme [1]. Mais en regardant de plus près cette séquence, on voit bien que si Chaplin utilise là les même armes que celles de la propagande des dictatures, il s’efforce dans le même temps d’en révéler les effets néfastes, qu’il en passe par le discours pour en montrer les limites et les dangers.

QUI PARLE ?

Charlot s’adresse d’abord d’égal à égal à son public - “Je regrette, mais je ne veux pas être empereur. Ce n’est pas mon métier. Je ne veux pas gouverner ni conquérir qui que ce soit”. Il parle ensuite de la radio qui lui permet de s’adresser à des millions de gens à travers le monde, invention dont “la nature même est un appel à la bonté de l’homme, un appel à la fraternité universelle, à l’unité de tous”. Voilà des mots qui pourraient aussi définir la nature du cinéma tel que Chaplin le conçoit. C’est donc un message de paix et d’espoir que Charlot va transmettre au moment où on lui donne la parole, à l’instant où la force des événements l’oblige à parler.

Mais s’agit-il encore de Charlot ? André Bazin a souligné ce qu’il appelle “la décomposition du personnage “ qu’il distingue particulièrement dans cette scène : “Dans ce plan interminable et trop court à mon gré, je n’ai retenu que le timbre envoûtant d’une voix et la plus troublante des métamorphoses. Le masque lunaire de Charlot peu à peu disparaissait, corrodé par les nuances de la panchromatique et trahi par la proximité de la caméra que multipliait encore le télescope du “grand écran”. En dessous, comme en surimpression, apparaissait le visage d’un homme déjà vieilli, creusé de quelques rides amères, les cheveux traversés de mèches blanches : le visage de Charles Spencer Chaplin. Cette espèce de psychanalyse photographique de Charlot reste certainement l’un des hauts moments du cinéma universel” [2].

Il est vrai que le masque tombe lors de cette scène, qu’on oublie Charlot pour ne plus voir (et entendre) que Chaplin lui-même, comme si le personnage ne pouvait résister à cette parole, au verbe voulu par l’auteur. Car si ce discours nous signifie en quelques mots le message éternel de Charlot, celui-ci ne peut que s’effacer au moment où Chaplin prend rendez-vous avec l’Histoire et “règle son compte” à Hitler.

DIDACTIQUE DU DISCOURS

Mais pour être plus exact dans l’analyse de cette séquence, on remarquera que si Chaplin s’y substitue progressivement à Charlot, il finit par s’effacer lui aussi de l’image.
Je veux parler de la toute fin du film : il y a d’abord un temps d’arrêt, vers la fin du discours, où emporté par la force et la conviction qu’il met dans ses paroles, Chaplin lève le bras d’un geste brusque et provoque un tonnerre d’acclamations de la foule qui semblait attendre ce signal pour manifester son enthousiasme.

Stoppé dans son élan, comme réveillé de son rêve, il paraît soudain prendre conscience de la présence de cette foule qui l’écoute et l’acclame (c’est d’ailleurs le seul instant depuis le début du discours où l’on voit cette foule en plan de coupe) ; hagard, notre tribun semble même s’effrayer de la réaction qu’il provoque. Son poing levé est devenu le geste de l’homme surpris ou désemparé qui se passe la main sur le crâne pour se prouver qu’il a encore toute sa tête, qu’il est bien là, qu’il ne rêve pas. Chaplin met à cet instant par le geste son discours à distance, semble s’en extraire en réalisant qu’il a parlé. Cette “prise de conscience” soudaine vient rompre le discours et en changer la nature, émet comme un doute, non sur le contenu mais sur la méthode même du discours.

On peut rapprocher ce discours final des discours de Hynkel, qu’on a vus précédemment dans le film. Le contraste est évidemment saisissant : la caricature du dictateur (qui apparaît pour la première fois lors d’un discours) nous le montre en représentation, maître d’un auditoire qui lui obéit au doigt et à l’oeil (un simple geste lui suffit pour déclencher ou interrompre les acclamations). Tout le comique de ces scènes est basé sur cette mise en scène de la parole, où le geste et l’imitation du langage tiennent lieu de discours, où le fait d’avoir la parole l’emporte sur ce qui est dit.

Le discours final de The Great Dictator n’est pas une parodie de discours : un message est clairement transmis, certes, mais Chaplin ne saurait s’en tenir là : s’il s’agit non seulement de donner un message de paix au moment où les dictateurs la menacent, il s’y exprime aussi, dans le geste de mise à distance dont j’ai parlé plus haut, quelque chose comme un doute sur la nécessité d’en passer par le discours. Faire un discours, si beau et plein d’espoir soit-il, ne suffit sans doute pas, il faut aussi souligner le geste du discours ; il faut dire et montrer le dire, avec ses grandeurs et surtout ses limites.

Ce brusque coup d’arrêt marque d’ailleurs la fin du discours proprement dit. C’est le moment où, passant à un autre registre et renouant avec l’anecdote du film, le tribun s’adresse non plus à la foule anonyme, mais à Hannah, le fiancée de Charlot (Paulette Goddard), pour lui délivrer directement (et nommément) son message d’espoir qui devient déclaration d’amour. Chaplin/Charlot disparaît alors de l’écran : on ne verra plus qu’Hannah, cadrée en gros plan, qui entend cette voix qui s’adresse à elle, et lui répond en arborant le sourire de l’espoir qu’elle fait naître en elle.

C’est donc finalement par la voix que le lien se renoue entre le discours et le film, que la fusion s’opère, par delà l’image, entre Chaplin et Charlot un instant disjoints, séparés le temps d’un rendez-vous historique. Ce qu’on retiendra, au bout du compte, c’est moins le contenu du discours que le geste inouï qu’il représente, le culot magistral dont il fait preuve.

A cause d’une moustache, dont Bazin a si bien parlé [3], on attendait Chaplin sur le terrain de la caricature et du pamphlet, mais voilà qu’il ne se contente pas de gifler Hitler, comme on le lui demandait, mais qu’il s’érige en donneur de leçon et anéantit au passage les idées bien pensantes qu’on attendait de lui.

C’était faire injure à Chaplin de l’attendre sur le terrain de la caricature [4]. C’est lui faire injure aussi que de juger son discours superflu et d’y voir une simple leçon d’humanisme.

Si on doit ce film à une moustache, il fallait bien un discours interrompu pour nous l’expliquer.

Notes

[1cité par Charlie Chaplin dans Histoire de ma vie, Le Livre de Poche, 1966, p.557

[2André Bazin : “Le Mythe de Monsieur Verdoux,” in Charlie Chaplin , Ed. du Cerf.

[3André Bazin ,“Pastiche et postiche ou le néant pour une moustache”, iop. cit.

[4Si le personnage d’Hynkel renvoie naturellement à Hitler, son comportement, loin d’être une simple parodie, nous rappelle étrangement le Charlot des débuts, dont il retrouve la méchanceté et la hargne (quand par exemple il arrache à Herring ses médailles) , ou les pulsions animales (quand il se jette sur sa secrétaire). Hynkel, c’est plus Charlot qu’Hitler.