Stars in My Crown (1950) de Jacques Tourneur

Une séquence didactique

par Daniel Fischer

Les dictionnaires nous apprennent que la didactique est la partie de la pédagogie qui a pour objet l’enseignement et aussi que le mot est surtout usité en tant qu’adjectif (par exemple dans des expressions telles que “ouvrage didactique” ou encore “analyse didactique”). Le terme didactisme, qui est d’un emploi récent, a quant à lui une signification bien moins stabilisée : on peut y entendre aussi bien l’appréciation, en général laudative, des vertus “communicationnelles” d’un discours (“un exposé d’un grand didactisme”) que, dans l’évaluation des productions artistiques et avec un accent cette fois-ci plutôt dépréciatif, la constatation, pour certaines d’entre elles, de la prédominance de l’aspect systématique et démonstratif, voire d’une tendance à “faire la morale”. On peut remarquer à cet égard qu’il existe aussi une scission quant à la signification du terme “morale” entre son acception contemporaine (“moralisatrice”) et ce qu’il subsiste du sens que le mot avait au XVIIème siècle, encore sensible quand on parle des moralistes de ce temps, et qui concerne quelque chose comme la science des mœurs.

Convenons, avec A. Badiou, d’appeler didactique (le mot étant pris dans sa valeur adjectivale) un dispositif de l’esthétique qui soutient que la vérité est absolument extérieure à l’art [1]. Cette définition rigoureuse permet, en dehors de toute connotation positive ou négative, de référer le couple didactisme/didactique à l’antique débat sur les fins de l’art ; une homonymie, source possible d’équivoque, n’en demeure pas moins concernant justement l’adjectif : de quoi parle-t-on quand on dit “les conceptions didactiques de Brecht” ? Est-ce de sa prise de position philosophique dans ce débat ou bien du caractère “démonstratif” de ses pièces (dans ce dernier cas “didactique” renvoie insidieusement au substantif “didactisme” et aux connotations évoquées précédemment) ?
Voyons comment ces notions opèrent dans l’analyse d’une séquence de Stars in My Crown (Jacques Tourneur - 1950).

UNE CORDE POUR T’APPRENDRE : LE DIDACTISME CHEZ JACQUES TOURNEUR

A la fin de Stars in My Crown, “les Chevaliers de la nuit” (c’est ainsi que se désignent les membres d’une sinistre organisation d’hommes cagoulés qui fait référence de façon transparente au Ku Klux Klan) enjoignent à Oncle Famous de quitter sa maison et brandissent la menace d’un lynchage s’il ne s’exécute pas dans les vingt-quatre heures. Sa cabane et les quelques arpents de terre attenants sont en effet situés au-dessus d’un filon de mica qui a le malheur d’être en continuité avec la mine appartenant à Backett, par ailleurs grand “Chevalier de la nuit” devant l’Éternel ; quoi de plus tentant que de s’agrandir aux dépens de ce cul-terreux, qui, de surcroît, est un Noir ? Oncle Famous ne l’entend pas ainsi ; voici en substance ce qu’il déclare au pasteur, interprété par Joel Mac Crea : “Je connais tout le monde ici et tout le monde sait que je vis ici ; à ce titre, je suis d’ici et si je dois mourir que ce soit chez moi”.

A ces propos, qui recueillent chez lui un assentiment complet, le pasteur va répondre en deux temps. Premier temps : il se rend au saloon, lieu de réunion informel des “Chevaliers”, et leur fait publiquement la leçon : leur politique de meurtre et de rapine fait honte au Dieu dont ils se réclament ; quant à lui, il n’entend pas céder d’un pouce sur les principes de la communauté dont il est le pasteur, principes qui sont absolument incompatibles avec le lynchage ; il s’y opposera donc par tous les moyens, dut-il être le seul à le faire. Puis, à l’instar de Moïse après son admonestation aux Hébreux idolâtres, il s’en va en claquant la porte.

Le deuxième temps est celui de sa veillée d’armes dans la cabane de Oncle Famous, tout au long de la nuit qui marque le terme de l’ultimatum -temps qui prouve par sa seule existence que le pasteur n’avait qu’une confiance limitée dans les vertus didactiques (d’enseignement) de son discours mais aussi que, de l’avoir prononcé, ne le tenait pas quitte à ses propres yeux de participer à une action plus déterminante. De fait, les “Chevaliers” sont bien présents au rendez-vous, traînent violemment le vieux Noir hors de sa maison et préparent aussitôt les cordes du lynchage. Le stratagème utilisé par le pasteur est alors le suivant : du perron de la cabane, il annonce que son intention n’est pas de proposer à la foule déchaînée une seconde mouture de son précédent discours mais qu’il réclame simplement l’attention nécessaire à la lecture qu’il va faire à haute voix du testament de Famous ; après quoi ses auditeurs pourront faire ce que bon leur semble. Interprétée comme un signe de reddition, la lecture est autorisée par le groupe des hommes en blanc qui, se détachant sur le fond noir de la nuit, ont ici étrangement l’air de revenants (ce qu’ils sont d’une certaine manière, nous le reverrons).

Joel Mac Crea se tourne légèrement pour être éclairé par le rectangle de lumière provenant de l’intérieur de la maison à laquelle il tournait le dos et pouvoir mieux déchiffrer les mots du testament qu’il tient à la main (cette lumière, disons-le tout de suite, c’est la lumière du cinéma de Jacques Tourneur, c’est-à-dire les projecteurs du studio qui, dans le fond, diffusent leur savant éclairage latéral sur la scène à laquelle nous sommes en train d’assister frontalement ; mais pour pouvoir récuser l’interprétation métaphorique de la lumière -la lumière de la vérité- à laquelle invite le geste du pasteur et donc accéder à l’ironie de ce plan aussi bien qu’à la connaissance de sa beauté, il faut nécessairement une seconde vision du film ; vous saurez pourquoi en lisant la suite). Le pasteur commence alors l’énumération des différentes possessions léguées par le vieux Noir à tel ou tel de ses concitoyens qui, un détail de mise en scène nous l’apprend à chaque fois, est un membre de la confrérie des “Chevaliers” présent à la scène et prêt au lynchage : agitation comique de la cagoule de celui qui vient d’être promu propriétaire du champ de pastèques et qui se tourne avec ahurissement vers son voisin, balancement gêné de celui qui hérite de la canne à pêche au milieu d’un groupe statufié dans une immobilité perplexe etc. Lorsque vient le tour de Backett lui-même la caméra ne se contente plus d’être allusive ; son mode de fonctionnement était quand même jusqu’à présent probabiliste : tel cagoulé dans l’embarras l’était probablement parce que c’est son nom qui était mentionné -mais après tout, ce n’est pas certain, il s’agissait peut-être de son frère, d’un ami… Cette fois-ci nous avons le plan frontal d’une tête cagoulée qui se redresse dans un effort d’attention accrue au moment où le testament aborde la question de la mine de mica, puis qui se maintient dans une rigidité stupide lorsqu’est prononcé le nom du bénéficiaire (“Backett”), enfin qui se baisse à nouveau à la lecture d’un codicille perfide qui adjoint à la mine ... la possession, à des fins de méditation, de la vieille Bible de Oncle Famous. L’identité du personnage masqué ne fait plus de doute ! En abandonnant toute équivoque la caméra a, si l’on peut dire, radicalisé sa position et elle témoigne ainsi de la confiance grandissante que lui inspire la force de conviction du pasteur. De fait, une fois la lecture finie, la défaite des “Chevaliers” apparaît dans toute son ampleur : elle est totale et sans appel ; accablés par la générosité du legs avec, en guise de faveur, une sentence “moralisatrice” pour chaque don, il ne leur reste plus qu’à abandonner piteusement le terrain ... sans rien emporter. C’est ici qu’intervient un jeune garçon, un orphelin recueilli par le pasteur à la mort de ses parents, et par les yeux de qui nous avons été les témoins de cette scène (puisque depuis le début du film une voix off, celle précisément de ce garçon devenu adulte, nous conte ses souvenirs d’enfance). Il sort de la cachette d’où il avait pu tout observer sans être vu et parvient à mettre la main sur la relique qui a permis ce miracle, sur le testament qui, désormais inutile, gît dans la poussière. Même jeu avec la lumière que précédemment ; mais le garçon a beau scruter, retourner les feuilles en tout sens : aucun mot n’est inscrit, il n’a entre les mains qu’un “vide papier que sa blancheur défend”.

Reprenons. Le récit articule successivement deux “discours” dont le statut est bien différent : en premier lieu, ce qu’on pourrait appeler le sermon du pasteur et qui est le rappel, prononcé publiquement au saloon, des principes de son ministère assorti de la menace de s’opposer personnellement à un éventuel lynchage : il s’agit, en l’occurrence, de l’impossibilité, pour tout chrétien, de donner son aval à une action relevant d’une volonté d’anéantissement de l’autre ; en second lieu, son “air du catalogue” qui consacre la victoire des mêmes principes mais au moyen d’une rhétorique plutôt retorse puisqu’il s’agit d’une sorte de prosopopée minée qui finit par révéler que l’absent au nom duquel la parole a été prise n’a en définitive rien dit du tout. La question qu’amène à poser la problématique du “didactisme” est celle de savoir si les principes dont il est question (et qui ne sont en définitive rien d’autre que les règles déductibles de la décision chrétienne dans leur application à la vie “mondaine”) résument le propos du film ou, plus exactement, s’ils en informent l’organisation générale. Même le dédoublement des discours (on serait tenté de dire : leur duplicité) serait dans cette hypothèse particulièrement pertinent, car on sait bien que la Vérité ne se donne pas simplement et qu’un trajet souterrain et tortueux est l’accompagnement inévitable de sa manifestation lumineuse ; de fait, les deux discours s’opposent en quelque manière comme, chez Pascal, le désir de convaincre (par les armes de la raison) s’oppose au désir de convertir ou de persuader (au besoin en recourant à la ruse). Bien entendu, ce ne sont pas seulement les “Chevaliers” qui sont l’objet de cet enseignement, mais aussi nous, spectateurs du film, de sorte que l’évangélisation des uns est le reflet de celle des autres.

Cette question ne se pose pas en réalité (parce que d’avance résolue) dans une certaine conception de la critique qui a encore assez largement cours en ce qui concerne le cinéma hollywoodien : tout fragment verbal qui dans un film hollywoodien se présente sous la figure d’un discours explicite y est automatiquement référé aux “intentions” de l’auteur ou bien, si la notion d’auteur n’est pas considérée comme adaptée à ce type de production, à “l’idéologie” du dispositif qui l’a fabriqué. Ce dont le cinéma américain classique sera par contre crédité c’est d’une “efficacité” bien à lui dans “l’expression” des contenus ainsi identifiés (cf. les éloges prodigués quant à l’économie de moyens, l’élégance de la narration etc.). Dans le champ de la critique littéraire il serait difficilement accepté que l’on puisse rabattre sans médiation des énoncés particuliers présents dans une œuvre sur le projet esthétique de l’auteur ; une telle doctrine paraît par contre aller ici de soi.

Le cinéma de genre est sans doute celui qui essuie le plus constamment l’accusation de “simplisme” qui découle des considérations précédentes. Or, avec Stars in My Crown, nous avons affaire à ce genre hypercodé sur le plan “idéologique” qu’est l’americana, dont la destinée est apparemment d’être exclusivement “voué aux évocations nostalgiques, idylliques de l’Amérique rurale et des petites communautés urbaines” [2]. Notre propos, on l’aura compris, est de faire prévaloir l’idée que, même dans ce cas extrême, on peut, en faisant l’hypothèse de l’art, déconnecter les énoncés explicites qui font la matière d’un film de ses opérations spécifiques.

UN CHASSE-CROISE DOUTEUX

Écoutons à nouveau ce que nous dit le pasteur. Sa parole supplée au défaut de celle du Noir qui, s’il n’est pas physiquement absent, est mis par la force des choses hors d’état de développer quelque argumentaire que ce soit. Le discours du pasteur se lève en fait sur le fond d’un renoncement de sa part à tout désir d’argumenter ou sur l’acceptation de la vanité d’un tel effort et c’est précisément pourquoi, tranchant avec le désespoir muet qui réglait sans partage la situation depuis le début des exactions des “Chevaliers”, il peut d’emblée se présenter comme la promesse d’un retournement salvateur. Nous avons déjà relevé qu’il emprunte la figure classique de la prosopopée : le pasteur nous fait entendre les mots écrits par Oncle Famous (du moins le croyons-nous à ce moment-là) et c’est tout un paysage charmant qui prend petit à petit corps sous nos yeux, avec ses barbecues, ses parties de pêche et ses chiens qui gambadent dans les prairies ; mais comme dans un tableau de Poussin, ce qu’il faut apprendre à voir est que l’important se tient dans un coin minuscule du tableau, à savoir que le propriétaire du chien, celui qui a appris à la compagnie l’art de la pêche à la ligne et celui dont les animaux vont être rôtis lors de la prochaine fête de la communauté sont une seule et même personne, le Noir Famous, dont cette communauté est précisément en train d’organiser l’anéantissement. Ceci vaut pour les mots que nous entendons. Mais, comme nous l’avons vu, les plans frontaux qui nous montrent la belle stature de Joel Mac Crea juché sur la véranda de la petite cabane et portant avec force ces mêmes mots alternent avec des plans d’ensemble des “Chevaliers” ou avec des gros plans sur certains d’entre eux. Ces plans-là “parlent” aussi à leur façon ; ce qu’ils “disent” c’est que l’esprit borné des racistes est en train, sous nos yeux, d’être attaqué comme sous l’effet d’un acide par l’esprit de tolérance et que cette dissolution des barrières de l’égoïsme va permettre l’avènement d’une Nouvelle Communauté dans laquelle le Noir retrouvera la place qui n’aurait jamais dû lui être contestée ; les plans généraux de la foule de lyncheurs écoutant en silence les paroles du pasteur anticipent déjà les plans tout à fait terminaux du film qui montrent la communauté villageoise unanimement rassemblée dans l’église en fête. En somme, nous avons deux opérations croisées : des mots qui font image et des images qui constituent un discours implicite.

Voici ce que dit J. Rancière dans un texte récent, auquel la “lecture” de cette séquence est largement redevable : “La phrase institue un quasi-visible qui ne vient jamais pourtant à la clarté de l’image. Inversement les images (...) font entendre un quasi-langage qui n’est pas soumis aux règles d’examen du discours” [3]. Il y a là un “chassé-croisé”, qui est le fonctionnement courant de la communication, et qui caractérise pour J. Rancière ce qu’il appelle le “magma représentatif” ; le travail de l’art (et de la politique) consiste précisément à tenter d’interrompre ce fonctionnement (ce que fait selon lui J.L. Godard dans La Chinoise). Qu’en est-il à cet égard dans notre séquence de Stars in My Crown ? Le renvoi indéfini des mots aux images et des images aux mots finit-il par dessiner une “ligne mélodique qui est comme une musique du monde” [4], autrement dit les opérations croisées que nous avons relevées réussissent-elles à faire prévaloir les puissances du continu, de l’homogène (en fin de compte, de l’idylle) ou bien pouvons-nous y repérer une figure d’interruption qui puisse inquiéter le “magma représentatif” ? Le point décisif ici est la production de l’effet de leurre qui nous donne à entendre la voix du pasteur comme celle du lecteur d’un texte alors que la compréhension de ce qui se passe réellement impose, si l’on peut dire, de prendre l’image à la lettre et de nous confronter, faute précisément de texte (et de lettres tracées sur le papier), à la nudité de sa voix et aux effets de vérité qu’elle doit faire transparaître -ce qui n’aura lieu que rétrospectivement, une fois le stratagème dévoilé au petit garçon [5]. Cette révélation amène précisément à déconnecter les images et les mots : ce qui a été entendu, ce n’est qu’une parole humaine et ce qui a été vu ce n’est pas l’ébauche d’une communauté idéale mais un groupe d’hommes dupés.

Faut-il pour autant, tordant le bâton dans l’autre sens, interpréter ce “démontage” comme une “démystification”, un rappel quelque peu cynique à l’ordre ordinaire des choses ? Il y a au moins deux raisons pour ne pas le penser. D’une part, nous avons été émus par les paroles du pasteur même si celles-ci ont été agencées avant tout dans le but de tromper les “Chevaliers” ; nous avons donc été sensibles à la voix du cœur, voix à travers laquelle les sentiments s’expriment directement, sans la médiation d’un texte fictif auquel nous avons pourtant apporté notre créance. C’est la preuve que nous pouvons être sauvés et qu’en définitive nous sommes, quoi que nous en pensions, de bons chrétiens (la dimension chrétienne est, il faut en convenir, inéliminable dans ce film, comme d’ailleurs dans une grande partie de la production hollywoodienne classique).

D’autre part, ce ne sont pas nos sens qui ont été abusés mais bien notre entendement dont les prévisions ont été déjouées par une raison dont il doit convenir, dans une évidence fulgurante, que sa puissance le dépasse. Cette raison est en effet infiniment supérieure en qualité à notre pauvre raison de spectateur du film, non pas parce qu’elle est plus rusée qu’elle, mais parce qu’elle atteste une logique supérieure qui ne nous offre pas d’autre choix que l’adhésion. C’est Aristote qui nous renseigne sur la nature de cette logique :

« La représentation a pour objet (...) des événements qui inspirent la frayeur et la pitié, émotions particulièrement fortes lorsqu’un enchaînement causal d’événements se produit contre toute attente. » [6]

Ce qui “se produit contre toute attente”, c’est proprement la “péripétie”. Si cet événement donne tort à ce que la raison du spectateur avait construit d’avance, il se révèle a posteriori pleinement conforme à la nécessité du système dramatique mis en place par le film. “Le public est saisi tout entier par la découverte d’une raison immanente à l’action qui avait échappé à la prévoyance de la raison [7]. Ce qui frappe le spectateur de Stars in My Crown, avec la force de l’évidence, c’est par conséquent la profonde cohérence de cet événement surprenant, “merveilleux”, que constitue la découverte de la feuille blanche -cohérence qu’il découvre rétrospectivement en même temps qu’il la rapporte à l’agencement dramatique dont seul le film est responsable : de même qu’il est cohérent -d’une cohérence supérieure- que Tancrède, à l’issue de son combat avec Clorinde, se trouve être le meurtrier involontaire de sa bien-aimée, ou que la statue du Commandeur châtie celui qui avait tué le Commandeur, de même il est cohérent que la déroute des “Chevaliers” soit le fruit d’une ruse (l’esprit souffle où il peut) que l’instrument de cette ruse soit une feuille vierge de lettres (car, si la lettre tue, l’esprit seul vivifie) et que le stratagème ne soit dévoilé qu’au seul garçon qui, occupant dans le film la fonction de narrateur, est le véritable destinataire (ainsi que nous, spectateurs du film, par son intermédiaire) de la “leçon” du pasteur.

LA “LEÇON” DU FILM

Nous avons en effet d’un côté ceux qui agencent le drame, le mettent en forme (le pasteur et, “derrière” lui, celui dont il est en quelque sorte le délégué : le metteur en scène) et de l’autre côté ceux qui sont destinés à tirer profit de cette représentation (les cagoulés, le garçon et ultimement les spectateurs du film). Nous voici ramenés, avec cette notion de “profit”, à la question des fins de l’art et à celle de “l’utilité” d’une œuvre. Ce profit est d’ordre thérapeutique chez Aristote (la purgation ou purification des passions), il est d’ordre moral chez Rousseau (que Badiou rattache au nouage “didactique” de l’art et de la vérité que nous avons évoqué au début), Rousseau qui aurait peut-être écrit ceci après une vision de Stars in My Crown :

« C’est ainsi que les arts et les sciences, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ; elles les couvrent au moins d’un vernis qui ne permet pas au poison de s’exhaler aussi librement (...) Mon avis est donc (...) de laisser subsister et même d’entretenir avec soin les académies, les collèges, les universités, les bibliothèques, les spectacles, et tous les autres amusements qui peuvent fair quelque diversion à la méchanceté des hommes. » [8]

Ou encore faut-il chercher dans une œuvre un enseignement, dans une finalité que l’on dira “didactique” au sens étroit (i.e. visant à la transmission réussie d’un “message”, que celui-ci relève ou non d’un savoir constitué) ? Comment en décider ? [9]Il faut, pensons-nous, nous arrêter à ce terme d’”enseignement” et tenter de scinder là encore sa signification. Selon la conception “didactique”, une séquence comme celle qui nous occupe contient une “leçon” que le spectateur aurait à dégager, soit qu’on la rapporte expressément aux dits du pasteur, soit qu’on suppose à ceux-ci un corps de doctrine qui les organise et qu’il s’agit de rallier. Mais est-ce là la seule façon d’être “enseigné” ? Pour Badiou, les nouages de l’art et de la philosophie que nous a légués l’esthétique sont désormais pour nous saturés et ce qu’il nous incombe d’appréhender dans une œuvre artistique est la pensée qu’elle produit. Plus exactement : la pensée dont elle seule est capable, irréductible à tout autre mode de pensée. A ce titre, toute œuvre qui prodigue des vérités qui ne sont nulle part données ailleurs que dans l’art a une fonction d’”enseignement”. Le terme est évidemment pris dans un sens large, car ces vérités ne visent pas en nous un assentiment mais la (re)connaissance de leur existence en tant que vérités artistiques.

Qu’en est-il dans cette séquence de Stars in My Crown ? L’analyse que fait P. Campion de la notion aristotélicienne de péripétie est à nouveau précieuse. Car ce qui est ici en jeu c’est que l’esprit est saisi par une évidence qui lui survient à propos de lui-même (il éprouve son “incapacité à élaborer a priori une loi des événements (qu’il) comprend fort bien a posteriori [10]) ; mais l’événement que constitue cette évidence, seule l’action dramatique peut le susciter, “parce qu’elle seule peut imiter (...) le caractère de nécessité des événements qui affectent l’homme, en même temps que leur caractère de non-prédictibilité. (...) (Ce qu’elle imite) c’est le mode de l’événement réel tel qu’il survient selon sa loi propre” [11]. Il est donc parfaitement légitime de parler d’un enseignement, au sens de la transmission d’une connaissance, à propos de notre séquence, comme, de façon plus générale, à propos des fictions dans lesquelles, selon le modèle aristotélicien, “ce qui survient contre l’attente” se produit au sein d’un système réglé d’événements. Pouvions-nous avoir accès à cette connaissance autrement que par l’art ? Le point décisif est que non ; donnons encore la parole à P. Campion : la loi des événements tels qu’ils surviennent à l’homme “est “montrable” mais non “démontrable”, c’est-à-dire qu’elle n’est pas susceptible d’être exposée dans les procédures ni dans le temps propre du discours [12]“. Autrement dit, c’est parce que l’événementialité de l’événement ne peut être que montrée, indiquée (et qu’elle serait perdue dans un discours de type historiciste qui gommerait, c’est sa loi propre, ce que l’événement comporte d’irruption imprévisible) que l’art représente la voie royale pour accéder à sa connaissance.

UN UNANIMISME DE FAÇADE

Pour finir tout le monde se retrouve à l’église le dimanche suivant : la paroisse est au grand complet avec notamment Isbell et ses quatre fils, qui ont toujours été aux côtés du pasteur mais dont il est de notoriété publique qu’ils détestent se rendre aux offices, le médecin de la petite ville qui, tout au long du film, avait eu de sérieux différends idéologiques avec le pasteur et même Backett, le propriétaire de la mine, qui n’est pas le dernier à entonner l’hymne Stars in My Crown qui donne son titre au film. Puis, sur cette image de réconciliation, la caméra se retire discrètement, sort de l’église sur la pointe des pieds (en effectuant un lent travelling arrière) et nous découvre la façade de l’édifice que nous reconnaissons comme ayant été le plan sur lequel avait défilé le générique de début tandis que, cette fois-ci, nous y voyons se surimprimer le mot “fin”. Le film paraît difficilement échapper, dans cette séquence terminale, à un propos univoque dont le motif est la résolution dans la fraternité chrétienne des différentes contradictions qu’il a dû traverser jusque là. Pourtant, même sur ce bord ultime et a priori rassurant de son film, Tourneur, avec la discrétion qui est justement un trait de son art, parvient à glisser chez son spectateur une note d’inquiétude (au sens littéral du mot : il ne le laisse pas sortir complètement tranquille de la salle de cinéma). Nous reconnaissons en effet cette façade comme celle du générique puis du prologue du film. Mais qu’est-ce que nous y avions vu et surtout entendu ? Les images de la petite ville puis des protagonistes du drame à venir y étaient introduits par une voix off qui se présentait à nous de façon parfaitement classique comme étant celle du narrateur dont les souvenirs constituent la substance du film. Voix adulte, mais en même temps passablement assourdie par la mélancolie, car elle nous entretient d’une enfance déjà lointaine, voix d’un homme âgé par conséquent, et qui brusquement, parmi les images surgies du passé, se projette, parce que c’est la sienne propre, dans celle du petit garçon qu’à la mort de ses parents la famille du pasteur a recueilli (c’est bien entendu le garçon de notre séquence). Pendant que les images idylliques continuent de s’égrener au fil de la mémoire, le spectateur du film combine les informations qui lui ont été livrées et ne peut manquer d’arriver à la conclusion que, quelques minutes plus tard, la voix off lui confirme d’ailleurs catégoriquement : la plupart des personnages du film sont morts dans le présent où nous entendons celle-ci ; autrement dit : le film que nous allons voir est un film de fantômes. Cette idée est magnifiquement rendue par la fin du prologue, où nous voyons se superposer à l’image de la grande rue joyeusement animée par la foule des paroissiens sortant de la messe dominicale, le plan de la même rue cette fois-ci déserte, avant que la séquence suivante, qui marque l’envoi du récit proprement dit avec l’arrivée dans la ville du pasteur, ne la repeuple à nouveau. Ce prologue, ainsi que l’image terminale de la façade de l’église, sont en communication par delà tout le corps narratif du film auquel ils forment une sorte d’écrin. Le discours de l’harmonie et de la réconciliation est en définitive sourdement travaillé (et défait) par un propos qui impliquait sans doute Tourneur de façon plus essentielle, propos qu’on pourrait dire d’inspiration “proustienne”, où la fraternité chrétienne de façade se trouve doublée d’une égalité autrement plus poignante -l’égalité de tous devant la mort [13].

Notes

[1Sur cette notion : voir les commentaires de D. Lévy dans ce même numéro et l’article cité d’Alain Badiou.

[2J. Lourcelles Dictionnaire du cinéma R. Laffont (coll. Bouquins) 1992 p. 1591 (à propos de Wait ’till the sun shines, Nellie de H. King).

[3J. Rancière : Le rouge de la Chinoise in Trafic édit. POL 1996 n° 18 p. 48

[4J. Rancière ibid. p. 49

[5Nous avons déjà été sensibles aux effets littéraux à l’oeuvre dans le cinéma de J. Tourneur (cf. "Le mystère dans les images" in l’Art du cinéma n° 12) ; les lettres manifestent ici leur efficace maximale in absentia mais "l’effet-poinçon" déjà signalé n’en est que plus fort : l’esprit, incarné dans la parole vive du pasteur, ne prend son envol qu’une fois que les lettres se sont au préalable volatilisées.

[6Aristote La Poétique (trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot) Paris, Ed. du Seuil, 1980, p. 67. Nous suivons de près dans tout ce développement le beau commentaire de La Poétique donné par P. Campion dans La littérature à la recherche de la vérité Paris, Ed. du Seuil, 1996, p. 123-144.

[7P. Campion op. cité p. 130

[8J.J. Rousseau : préface de Narcisse

[9Il s’agit de toute façon d’une simplification des thèses de Badiou, puisque celui-ci distingue, à côté du nouage didactique, deux autres types de rapport de l’art et de la philosophie : le nouage classique (précisément dans la descendance d’Aristote) et dont la règle n° 1 est de plaire et le nouage romantique pour lequel l’art est une incarnation (l’art est la descente de la vérité infinie dans le fini de la forme) - voir note 1.

[10P. Campion op. cité p. 130

[11P. Campion op. cité p. 131

[12P. Campion op. cité p. 132

[13Si on peut parler d’une inspiration "proustienne" à propos d’un film comme Stars in my Crown, ce n’est pas à cause de la place qu’y joue la convocation du passé (ce serait un peu vague et général) mais de la réelle parenté avec le mode spécifique de cette convocation dans La Recherche. Et pourtant ce parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent (M. Proust Du côté de chez Swann GF 1987 p. 298).