Comédies musicales

par Annick Fiolet

La comédie musicale a souvent été abordée d’un point de vue structural, qui met en avant un antagonisme entre la narration classique et les numéros musicaux : « Le musical repose sur la différenciation de deux types de segments filmiques, qui préside à un partage nouveau des deux fins du cinéma hollywoodien, le narratif et le spectaculaire. » [1] Or, si on recherche dans la comédie musicale les capacités artistiques qui lui sont propres, les concepts de récit et de spectacle ne sont pas pertinents. Il y a là une forme singulière, où la danse doit être considérée à égalité avec les autres éléments du film.

Formellement la danse se distingue du mouvement ordinaire, et certains films mettent l’accent sur la transition, le passage de l’un à l’autre, ainsi que l’a très justement décrit Deleuze : « C’est le moment de vérité où le danseur marche encore, mais déjà somnambule qui va être possédé par le mouvement qui semble l’appeler : on le trouve chez Fred Astaire dans la promenade qui devient danse insensiblement (The Bandwagon de Minnelli) aussi bien que chez Kelly, dans la danse qui semble naître de la dénivellation du trottoir (Chantons sous la pluie de Donen) » [2].

Ce passage du mouvement à la danse, cette naissance, laisse apparaître un moment d’indécidable, un geste ambigu, qui n’est déjà plus un mouvement ordinaire, mais n’est pas encore une danse.

1. LA RENCONTRE AMOUREUSE DANS THE BANDWAGON [3] : LE PAS AVANT LE PAS

La séquence de The Bandwagon dont parle Deleuze -”Dancing in the Dark”- se situe juste après une explication franche entre Tony Hunter (Fred Astaire), et Gabrielle Gérard (Cyd Charisse). Pendant tout le début du film leurs rapports ont été odieux, et pas une fois ils n’ont dansé ensemble. Cette explication met fin à un malentendu, et s’achève sur une question pleine de promesses : "Pouvons nous vraiment danser ensemble ?"

Ils sortent et découvrent le monde pendant un trajet en calèche. Ils s’arrêtent dans un parc, une faible musique se fait entendre. Ils descendent et marchent côte à côte ; après un tournant sombre ils se retrouvent soudain au milieu d’un bal. L’écran est soudain rempli par des couples qui dansent, et, contre toute attente, le couple de danseurs réputés traverse ce bal en marchant, séparément, l’air détaché.

Il y a déjà là une évocation trouble et puissante de la danse : l’idée de la danse est à la fois présentée et soustraite. La danse se fait désirer.
A nouveau seuls, ils continuent leur marche, mais différemment : ils évoluent à présent de façon synchrone, au rythme de la musique : le geste se manifeste par un croisement légèrement plus accentué des jambes, comme un trouble, une défaillance du mouvement ordinaire de la marche. Le geste se précise, Cyd Charisse développe un rond de jambe. Fred Astaire enchaîne aussitôt avec un tour nonchalant, à peine dansé, un geste similaire qui répond à celui esquissé par Cyd Charisse. La marche reprend son cours, le geste fugitif est une danse non dansée, aussi bien qu’un pas à peine dansé.

L’idée de la danse qui a été condensée dans le bal, semble avoir été emportée par les personnages. La danse apparaît comme une énergie potentielle qui sature le mouvement et s’épanche dans le geste. Le mouvement est interrompu par un geste singulier, dont toute la beauté réside dans cette ambiguïté entre la danse et le mouvement banal.

Cette séquence souligne deux aspects fondamentaux du geste :
1. sa nature intrinsèquement ambiguë,
2. sa capacité à interrompre le mouvement.

1. Le caractère ambigu des gestes cinématographiques a déjà été relevé par Elisabeth Boyer : « ils sont impurs car ils ne signifient pas et sont absolument ambigus. L’ambiguïté est essentielle aux opérations de cinéma. C’est le deux de "l’impureté de l’idée" du sens déjoué. » [4] Ici l’indécidable lié à la danse provoque une émotion trouble, qui évoque l’émotion déconcertante d’une rencontre amoureuse.

2. La capacité d’interruption du geste implique nécessairement que le geste est autre chose que le mouvement. Le concept de geste détermine un certain type d’opération de cinéma : pour penser l’art à partir du geste il faut le séparer radicalement de toute idée de mouvement puisqu’essentiellement il l’interrompt. Même si le geste advient à partir du mouvement il l’excède, il prend sa place.

Cette distinction essentielle entre apparaît également dans un autre type de geste : après avoir repris la marche Fred Astaire effectue un second tour sur lui-même, puis s’arrête, la jambe tendue sur le côté, et Cyd Charisse prend place en face de lui dans la même position. Les deux danseurs se figent pendant un instant aussi bref que remarquable. Ce geste de l’arrêt, de la pose franche, advient comme clôture du "juste avant la danse" qui précède. Au-delà d’une simple interruption ce geste désigne l’acte même d’interrompre, par un arrêt total. C’est seulement ensuite que la danse se déploie dans toute sa plénitude.

Le désir de danse est fortement suscité chez le spectateur : la question de Cyd Charisse dans la scène précédente, la présence soustraite de la danse dans la scène du bal, et surtout le fait que le couple n’a pas une seule fois dansé ensemble depuis le début du film. Il y a ainsi une tension, une attente , élaborée sur la dualité désir/frustration, dont participe une certaine tonalité, une figure récurrente du genre, qualifiée par Alain Masson de "degré zéro" [5]
Le degré zéro est défini selon trois critères principaux :
- un ou deux personnages se trouvent isolés, le plus souvent à l’extérieur, la nuit contribuant à augmenter cette sensation d’isolement ;
- une musique se fait entendre ;
- un contexte sentimental.
Ce degré zéro crée la sensation d’un manque, d’un vide, qui appelle la danse (qui lui succède la plupart du temps).]]. Cette attente de la danse est nouée par le film à l’intrigue sentimentale : le désir de voir Cyd Charisse et Fred Astaire danser ensemble se greffe à celui d’une rencontre amoureuse entre les personnages. Ils se sont déjà rencontrés mais pour des raisons professionnelles, une rencontre de rivaux qui a donné suite à des relations tendues et défiantes. La rencontre dansée dans le parc, par sa singularité formelle, désigne une vérité de l’amour : toute rencontre amoureuse est une deuxième rencontre.

Cette rencontre a lieu à un point du film où le désir du spectateur a été porté à son comble, ce qui lui confère doublement un statut d’évènement. La danse n’est nullement ornementale, ou spectaculaire, elle soutient une pensée de la rencontre amoureuse comme évènement au plus loin de tout sentimentalisme.

Le geste ambigu qui précède cet évènement, ce pas avant le pas, présente l’idée de la danse en soustrayant son effectuation véritable. La soustraction de la danse crée un vide, qui signale l’imminence de l’entrée en danse, de la rencontre.

Cet évènement/rencontre constitue un point de pivot pour la séquence et pour le film. Cet effet de basculement apparaît dans la symétrie de la construction : la scène du parc s’ouvre et se ferme sur un trajet en calèche, qui semble être le même -ils sont assis, cadrés en plan fixe et un paysage nocturne défile derrière eux. Cependant c’est justement cette répétition d’un même trajet, qui met en évidence des différences légères : La première fois les deux personnages sont actifs, ils discutent, semblent redécouvrir le monde à deux, et le désignent hors-champ par des gestes -"Regarde, des arbres ! Des gens !"- ; la seconde fois, même le geste minimal impliqué par la parole est absent, ils sont parfaitement silencieux et immobiles. Pour le spectateur la situation est globalement la même, un couple dans une calèche ; mais les personnages eux mêmes semblent transformés, rien n’a changé mais pourtant tout a changé.
Ce parallèle des deux trajets pose ainsi la rencontre comme ce qui structure le temps : il y a bien eu un passage entre un avant et un après.

Le geste introduit entre le mouvement et la danse ne peut pas être interprété dans le seul sens d’une figure réaliste qui maintiendrait une continuité : le geste ici constitue un indice de rupture. Le mouvement ordinaire et la danse ne se trouvent pas pour autant opposés dans une dichotomie naturel/artificiel, mais sont ce qui supporte l’idée d’un passage, d’un changement formellement visible dans la relation des deux personnages. Le geste inscrit ce passage dans une durée, le met en relief.

Il faut insister sur le fait que le geste crée une durée, alors que la danse elle même s’inscrit plus dans un espace. Le geste avant la danse est nécessaire pour établir un espacement dans une durée, qui rend compte de la transformation opérée par la rencontre.

2. LE GESTE COMME INDICE D’UNE SUBJECTIVITE : PAJAMA GAME DE STANLEY DONEN [6]

L’intrigue du film a lieu dans une usine de pyjama : le directeur de l’usine refuse obstinément aux ouvriers une augmentation, qui a pourtant été accordée dans d’autres usines. Sid Sorokin (le nouveau directeur d’atelier) rencontre Babe Williams (qui est à la tête du comité ouvrier des réclamations). Ils décident de s’aimer malgré leur désaccord profond sur ce qui se passe à l’usine.
Ce film disjoint l’amour et la politique. Il soutient qu’une situation politique ne peut trouver de traitement que politique. La question de l’amour n’est pas pour autant évacuée, mais elle est pensée comme séparée radicalement de la question politique.

Comparaison de deux séquences : "Hurry up"/"Slow down".
Certains éléments sont présentés de façon identiques dans les deux scènes :
- même lieu, l’atelier de couture ;
- même action, les couturières travaillent derrière leur machine à coudre, ou à repasser,
- même chanson : " hurry up ! Can’t waste time"
La répétition des mêmes objets, des mêmes mouvements met en exergue l’opération cinématographique qui consiste ici à un travail sur le temps, qui se donne par la différence de tempo.

1. La première séquence se trouve juste après le générique au début du film, c’est une présentation de l’usine, plus particulièrement de l’atelier de couture. Les ouvriers travaillent sous l’ordre du chef d’atelier qui donne lui même le tempo en frappant du pied par terre et en scandant "HURRY UP !", puis "CAN’T WASTE TIME !" (Dépêchons ! Pas de temps à perdre.). Ce refrain est repris par les ouvrières -chœur des femmes-, puis par les magasiniers -chœur des hommes-. Ce rythme imposé est entrecoupé par deux couplets plus lents, chantés par les ouvriers de l’entrepôt : "Quand est-ce que le vieux Hasler cédera et nous accordera les 7,5 cents ?"

La scène se termine en ballet, les couturières se lèvent en chantant et en agitant des bouts de tissus, les ouvriers courent à travers les allées rectilignes, en brandissant des tissus colorés.
(Une autre scène vient s’interposer : Sid Sorokin a une altercation avec un ouvrier et rencontre ainsi pour la première fois le comité des ouvriers, plus particulièrement Babe Williams.)

Le travail et la chanson reprennent sous les invectives du chef, le tempo s’accélère de plus en plus, la musique et les images sont passées en accéléré : l’atelier est métamorphosé en une véritable fourmilière, les ouvriers ont l’air de marionnettes qui s’agitent de façon folle et désordonnée. Au premier plan une manche de pyjama se lève et s’abaisse frénétiquement, donnant l’impression d’un salut militaire.

2. Le symétrique de cette séquence est situé vers le milieu du film, juste après la déclaration d’amour chantée entre Sid et Babe ("I love you more"). Le syndicat a décidé d’agir et lance le nouveau mot d’ordre dans l’atelier "Slow down" (ralentissons).
Babe Williams s’installe à sa machine et établit le silence : la musique alors s’entend distinctement, le tempo ralentit, et Babe donne le nouveau rythme de travail. Délicatement, elle lève le bras, le déplie tout doucement, attrape le fil entre ses doigts. Tout l’atelier est touché par la grâce, mêmes les pyjamas remplis de vapeur ont l’air de s’étirer comme s’il s’éveillaient. Le geste délié de chaque couturière entre en configuration avec le déplacement des hommes qui lèvent les genoux très haut et décomposent chaque pas. Quand ils se croisent ils effectuent au ralenti un salut familier.

LE TEMPS / LE TRAVAIL

Dés la première séquence survient l’idée de deux temps distincts :

1. celui donné par le contremaître, ce temps là équivaut à une soumission du travail à la production, cette conception est résumée par l’injonction "HURRY UP”. Ce mot d’ordre est celui de la logique cruelle de la productivité, ainsi que le chantent les ouvrières : "Un combat perdu d’avance contre la montre".

2. celui des ouvriers, qui se donne immédiatement comme une résistance au temps qui lui est imposé : la revendication se chante déjà sur un tempo ralenti, qui interrompt celui du "HURRY UP".

L’opposition de ces deux tempos est liée à une prise de position sur la figure du travail. Le discours, le rôle du chef d’atelier consiste à nier l’ouvrier, à abstraire le travail ; idée condensée dans un propos laconique :"Les vestes ont 15 minutes de retard sur les pantalons". Le chef lui ne travaille pas, ne produit rien : il reste debout à taper du pied, il est là pour surveiller les ouvriers, pour leur donner la cadence du travail.

Le mot d’ordre du chef d’atelier marque clairement une position : ici il n’y a pas de place pour l’ouvrier, ni pour la prise en considération de son travail -de sa valeur intrinsèque, seul compte le travail du point de vue du résultat, de la production.

Cette scission entre deux tempos diamétralement opposés advient de manière encore plus frappante dans l’antagonisme formel entre la fin mécanisée de cette scène et celle du "slow down". Dans la première scène l’idée qui ressort de l’accélération est une déshumanisation de l’atelier, une uniformisation des hommes et des machines -on peut repenser aux Temps modernes de Charlie Chaplin.

Le "slow down" au contraire laisse percer l’idée d’une volonté d’arrêter le temps. Le geste ici encore consiste à interrompre le mouvement : l’accélération du mouvement semble immobilisée par la retenue du geste. Le temps est suspendu, le geste donne naissance à un nouveau temps, maîtrisé par les ouvriers.

Chaque couturière réinvente le geste quotidien du travail dans une lenteur gracieuse. Le ralenti est ici une création réelle de l’acteur, et c’est cela qui s’oppose véritablement à l’accélération mécanique de la première séquence. La durée du geste concentre notre pensée sur l’importance du travail, sur la précision qu’il requiert. L’artificialité est paradoxalement ce qui rapproche du quotidien, ainsi que Brecht le souligne : « Il est toutefois nécessaire que la stylisation n’abolisse pas mais au contraire intensifie le naturel. En tout cas un théâtre qui tire tout du gestus ne peut se passer de chorégraphie. Rien que l’élégance du mouvement et la grâce d’un arrangement distancient, et l’invention pantomimique aide beaucoup la fable. » [7]. Le naturel n’est nullement restitué, ou imité, il est le résultat d’une création artistique, d’une invention. Le geste donne de l’importance à l’acte quotidien du travail.

Cette irruption de l’invention, la grâce souple des bras, l’aspect courbe et décomposé des gestes, tout cela entre en contradiction avec la configuration rectiligne de l’atelier. Dans cette scène un acte politique se donne comme une invention collective, invention de chacun dans le geste qu’il effectue, invention qui contamine l’ensemble de l’atelier, qui transforme le lieu lui-même par la chorégraphie. L’objectif initial, la revendication syndicale, se dissout dans l’importance de l’acte en lui-même : le "slow down" n’est plus un simple moyen de pression, il constitue une appropriation de l’usine par les ouvriers, une prise sur le temps. Le geste établit la durée nécessaire à la pensée, celle de l’ouvrier, celle du spectateur.

La beauté émane d’un mélange trouble entre la désobéissance, le courage du refus, la force de la rébellion ; et la lenteur, la grâce des gestes, la plaisir esthétique d’une chorégraphie.

L’AMOUR / LA POLITIQUE

Dans la première séquence la chanson “Hurry up” s’achève sur un ballet, juste avant la reprise en accéléré. Aussi dans la séquence du “slow down”, l’ensemble des gestes qui se présente comme une danse retenue, laisse présager une explosion finale en ballet véritable : il y a l’attente d’une libération de la danse, associée à un déploiement de la capacité politique. Ce désir est contrecarré par l’arrivée brutale de Sid Sorokin, qui fait doublement figure de trouble fête :
- il stoppe net l’action des ouvriers et les remet au travail par la menace ;
- il empêche du même coup la danse de se déployer, il interrompt la comédie musicale.

La voix impérative de Sorokin a pour effet immédiat de figer le geste : les couturières semblent soudain pétrifiées et retombent sur leur siège. L’impératif de Sorokin consiste à une reprise du travail, du mouvement, c’est l’expression d’une volonté de continuation, de reprise du “courant normal des choses”, que le geste avait interrompu.

Babe Williams réagit après une seconde de réflexion, elle introduit un tissu dans le mécanisme de sa machine et provoque ainsi un court circuit qui met hors d’usage tout l’atelier. Elle se lève ensuite et se dénonce d’elle même : “I did !" (C’est moi !). Elle se fait renvoyer froidement par Sorokin.

Cette scène est cruciale car un basculement décisif de l’identification s’y déroule : le personnage de Sid Sorokin devient éminemment antipathique, alors que Babe Williams supporte soudain de façon conjointe l’idée de l’ouvrier en colère et celle du spectateur furieux. L’idée d’une “défaite” des ouvriers est évacuée par cet acte de courage, qui bien qu’il soit isolé concentre le refus de céder de tous les ouvriers.

La fin de la scène opère une focalisation sur Sid Sorokin et Babe williams, ce qui provoque un rétrécissement, la situation collective est condensée dans un face à face. Toute sentimentalité est évacué, les deux camps sont présentés ici comme irrémédiablement antagoniques.

Après avoir renvoyé Babe, Sid se brûle en voulant réparer la machine à coudre ("Vous vous êtes brûlé ?" -"Oui, deux fois”). La douleur est l’indice d’une répercussion du conflit collectif sur une relation intime. Ainsi le renvoi de Babe s’impose également comme apogée du conflit amoureux, de façon d’autant plus émouvante que la scène précédente était une vigoureuse déclaration d’amour : voilà donc une juxtaposition féroce entre la joie d’une déclaration, chantée et dansée, et la douleur d’un conflit qui vient à la place du ballet attendu.

Il y a bien ici une coprésence des deux situations, politiques et amoureuses, mais le film réussit à maintenir l’idée d’une séparation radicale des deux. Cette séparation constitue une mise à distance de la conception romantique de l’amour dans l’harmonie, où toute contradiction est mortelle.

Le film affirme tout le contraire : L’amour est toujours possible, ce n’est pas une harmonie avérée, le résultat d’une suprême entente, mais au contraire un processus, qui ne consiste pas à résoudre un conflit mais à l’assumer.

Le conflit politique n’apparaît pas comme un obstacle à l’amour, bien que chaque amoureux fasse partie d’un camp opposé : cela crée une séparation, un suspens de l’amour, mais n’interrompt pas le processus.

Au plus loin de l’idée d’harmonie, la séparation, le désaccord politique, tout cela fait parti du processus amoureux.
De même l’amour n’a pas d’incidence sur le conflit politique qui oppose ici deux camps : celui des ouvriers et celui du directeur de l’usine. Les deux camps ne sont pas réconciliés à la fin du film, ni par l’amour, ni par rien d’autre, même si les amoureux trouvent une trêve personnelle.

Le film s’achève sur une victoire illusoire des ouvriers : Hasler leur accorde l’augmentation revendiquée, mais ils ignorent qu’il l’avait depuis longtemps comptabilisée et encaissée pour son propre compte. Cela ne doit pas être interprété comme une vision pessimiste de la politique -les ouvriers se font toujours avoir-, mais au contraire comme une distinction pertinente, surtout à l’époque, entre la platitude carnavalesque de cette pseudo victoire syndicale, et la force d’un acte politique. Dans la scène du “slow down” le geste est apparu comme une interruption du mouvement imposé à l’ouvrier. C’est cette capacité d’interruption qui confère au geste une consistance subjective, qui désigne une capacité politique en acte. Le film soutient une certaine idée de la politique, qui ne peut être restreinte à une revendication de salaire mais qui se constitue essentiellement comme capacité d’interruption. Que le geste une fois ait eu lieu, et persiste dans le souvenir du spectateur dans toute sa lenteur et sa grâce, cela suffit à inscrire la politique dans le domaine du possible, ce qui constitue la véritable victoire.

Notes

[1Alain MASSON, Comédie musicale, éd. Ramsay poche, p. 33.

[2Gilles DELEUZE, L’image-temps, Editions de Minuit, p.83.

[3Tous en scène, de Vincente Minnelli (1953).

[4Elisabeth BOYER, “Quelle action ?", L’art du cinéma N°7.

[5voir Alain MASSON, op. cit. p.112 à 114.

[6Pique-nique en pyjama, de Stanley Donen, 1957.

[7B.BRECHT, Petit organon pour le théâtre, L’Arche, p.73.