Trust (1991) de Hal Hartley

Le saut : décision au bord du vide

par Charles Foulon

“Temple de la lenteur, où seule la déviation infime, l’écart minuscule, le gauchissement imperceptible évite la catastrophe de l’exactitude du sens.” [1].

Un geste est un mouvement singulier qui passe, et qui retient notre attention. Déviation, écart, gauchissement sont des qualifications du geste cinématographique. Dans Trust de Hal Hartley, le geste qui a retenu notre attention est la chute de Maria. La séquence où elle tombe se trouve au milieu du film. On peut remarquer en observant d’autres films qu’un geste peut articuler toute une œuvre [2]. Ici, le geste de Maria centre, déclare, le mouvement global de Trust, en un point crucial.
La séquence commence sur un dialogue entre Matthew (Martin Donovan) et Maria (Adrienne Shelly) :

Maria- Did you mean it that you’d marry me ? (Etais-tu sérieux quand tu m’as proposé le mariage ?)
Matthew- Yes. (Oui)
Maria- Why ? (Pourquoi ?)
Matthew- Because I want to. (Parce que je le veux)
Maria- Not because you love me, or anything like that ? (Pas parce que tu m’aimes, ou quelque chose comme ça ?)
Matthew- I respect and admire you. (Je te respecte et t’admire)
Maria- Isn’t that love ? (N’est-ce pas de l’amour ?)
Matthew- No, that’s respect and admiration. I guess it’s better than love. (Non, c’est le respect et l’admiration. Je crois que c’est mieux que l’amour.)
(…)
Maria- Do you trust me ? (Me fais-tu confiance ?)
Matthew- If you trust me first. (Si tu me fais confiance d’abord.)
Maria- I trust you. (Je te fais confiance.)
Matthew- Sure ? (Sûre ?)
Maria- Yes. (Oui.)
Matthew- Then marry me. (Alors épouse-moi.)
Maria- I’ll marry you if you admit that respect, admiration and trust equal love. (Je t’épouse si tu admets que le respect, l’admiration et la confiance valent l’amour.)
Matthew- Okay, they equal love. (D’accord, ça vaut l’amour.)

Dans cette discussion, les personnages sont cadrés côte à côte face au spectateur, Maria est assise, Matthew debout en position stable et statique. Au cours du dialogue, un resserrement soudain se produit sur les visages en gros plan. Ce resserrement se termine sur le frisson d’un baiser, ce frisson est comme le tremblement presque imperceptible annonçant le geste. Le dialogue est le moment de la tentative de déclaration, mais, tout en remarquant que le mot trust (confiance) est explicitement introduit ici, nous sentons que la déclaration ne se produit pas. En effet, la confiance vient remplacer l’amour. On peut dire que les personnages ne se fient pas à l’amour, qu’ils restent ici en impasse sur la question de la déclaration. Le terme trust vient comme idée surnuméraire à la pensée de Matthew. Chacun apporte à l’équation deux termes, mais le chemin n’est pas encore pris.

Maria enlève ses lunettes et semble soulevée dans un ravissement. Le frisson s’amplifie. Nous sommes également ravis par le mixte de l’expression de l’actrice et du mouvement de caméra. Il se produit un recul léger mais sensible et une élévation due au fait que Maria se lève. Dans l’impulsion, elle grimpe sur un bloc de béton à plus de deux mètres du sol, on la voit de face debout, Matthew la regarde au fond de l’image. Elle se laisse tout à coup tomber en arrière : figure de l’abandon total. Simultanément, Matthew se précipite pour la rattraper.

L’idée de la mort, du suicide passe au moment de la chute. Mais cette idée est aussitôt interdite par le fait qu’il s’agit d’une décision. Car ce n’est pas une chute mais un saut délibéré, un ravissement radical, non un évanouissement, ni une résignation [3], mais paradoxalement dans cette temporalité accélérée d’un corps tombant, un “moment qui suspend la chute, compose et, dans le même temps, déconstruit l’imminente déchéance.” [4] Cet instant est une folie. Ce geste est une affirmation, une extrême déclaration, c’est-à-dire le geste inaugural de l’amour. L’idée qui interdit est celle de l’amour comme pure folie. Celle-ci est corrélée au fait qu’il y a disparition, éclipse du mouvement, ombre pure : les deux personnages, l’une en tombant, l’autre en se précipitant, sont sortis soudainement de l’image.

On peut appeler cet événement : la chute du visible, ou du représentable, l’angoisse. Cette opération est un point irreprésentable de la situation. On peut remarquer que les chutes du film fonctionnent comme des leitmotivs articulés à l’idée récurrente du vide. [5]

Nous voyons Matthew rattrapant Maria juste à temps, à vingt centimètres du sol. Elle veut ensuite qu’il fasse aussi ce geste. Le jeune homme refuse, proteste, souligne qu’il est deux fois plus grand qu’elle, qu’il va la tuer, tout en grimpant tout de même sur le bloc. Elle veut le contraindre en lui demandant s’il lui fait confiance. Il répond que ce n’est pas une question de confiance. A ce moment nous lui donnons raison, car la chute est une décision subjective, elle ne peut en aucun cas être imposée à quelqu’un d’autre. L’attention attirée par autre chose, Maria interrompt la conversation.

Le geste est dans cette séquence soigneusement monté, cadré pour rendre sensible l’interruption :
1. dialogue sur l’amour avec une définition, une équation ;
2. mouvement du baiser ;
3. geste de la chute ;
4. volonté de répétition du geste (dont on a dit qu’il était inapplicable à autrui).

“C’est comme un geste nécessaire
Dans une action sans nécessité
Non pour le bien qu’il pourrait faire,
Mais afin qu’on ait tout tenté
A la limite de l’impossible.”
 [6]

LE GESTE COMME BEAUTE

Le plan où l’on voit Maria sauter dans le vide est peut-être le plus beau du film parce qu’on y voit les prémices d’une promesse, le plongeon indiquant le seuil de l’amour. L’avènement de la déclaration est minutieusement préparé par le frisson puis attesté par le geste.

Hal Hartley maîtrise son film jusque dans sa beauté, ce qui est semble-t-il un paradoxe. Car la beauté est un surgissement de l’inattendu. Cela interdit, rend muet. Le geste déclaratif vient interrompre la définition de l’amour. Il ôte sa pertinence à la tentative de déclaration. Le saut n’est pas l’adéquation à l’équation, qui est de faire sens en se fondant sur un savoir. Il est une réponse, et sa beauté est d’être une soustraction au sens. L’amour ne supporte aucune définition. La chute est une déraison s’inscrivant pourtant dans la pensée parce que “la pensée, qui ne représente pas, produit des effets, par l’interruption d’une chaîne de représentations” [7] Le film met en forme une figure inédite de la déclaration amoureuse : choir de sa position, et faire choir les repères. L’amour, c’est s’élancer dans le vide.

“Faire durer cet écart, le rendre sensible à l’extrême, différer l’angoisse qu’il suscite, en acceptant dans l’impouvoir que le désir nous habite, et prendre son plaisir dans ce suspens de toute maîtrise, n’est-ce pas ce à quoi la beauté nous sollicite ?” [8]

Notes

[1J. Lacan, “Notes sur la beauté”, Scilicet n°6/7, Seuil 1976, p.340.

[2Par exemple dans Sabrina (1954) de Billy Wilder, lorsque Sabrina (Audrey Hepburn) réajuste le chapeau de Linus (Humphrey Bogart).

[3Les autres chutes du film sont différentes : le père de Maria tombe mort ou dans la mort ; l’homme en imperméable fumant la pipe s’effondre évanoui dans sa propre inconsistance ; l’explosion finale de la grenade fait éclater la situation, démembre et compose une disjonction symétrique : Maria et Matthew tête-bêche.

[4Jacques Lacan, ibid. p.340

[5Elles sont également nombreuses dans les autres films de Hartley : dans The Unbelievable Truth, celle d’une jeune femme devant Joshua ; dans Simple Men, la crise d’épilepsie et le récit de la chute mortelle d’un homme dans un escalier ; dans Amateur, celle qui ouvre le film, réitérée ensuite sur le même lieu avec un gangster ; ainsi que dans Flirt, où par trois fois, quelqu’un s’effondre terrassé par un coup de feu, et où une danse commence mais dérape en entraînant une chute.

[6T. S. Eliot, La Réunion de Famille, Seuil Livre de poche, p.263.

[7Alain Badiou, Peut-on penser la politique ? Seuil 1985, p.88.

[8J. Lacan, ibid., p.340.