Le cinéma comme faux mouvement

par Alain Badiou

Texte de la conférence prononcée par Alain Badiou au Studio des Ursulines le 29 novembre 1993.

Est-il possible d’engager une pensée du cinéma à partir de la notion d’image ? D’image en mouvement ? De ce que Gilles Deleuze nomme précisément l’image-mouvement ?
Tout le point est me semble-t-il de tenir que le réel du cinéma, ce sont des films, ce sont les opérations convoquées dans quelques films. Tout comme il n’y a de poésie qu’autant que d’abord il y a des poèmes, de même il n’y a le cinéma qu’autant qu’il y a des films. Et un film n’est pas la réalisation des catégories, même matérielles, qui y sont supposées. Catégories comme image, mouvement, cadre, hors-champ, texture, couleur, texte, et ainsi de suite. Un film est une singularité opératoire, elle-même saisie dans le processus massif d’une configuration d’art. Un film est un point-sujet pour une configuration.

Ce sujet, comme tout sujet, doit d’abord se penser comme opération soustractive. Un film opère par ce qu’il retire, l’image y est d’abord coupée. Le mouvement y est entravé, suspendu, retourné, arrêté. Plus essentielle que la présence est la découpe, non seulement par l’effet du montage, mais déjà et d’emblée par celle du cadrage, et de l’épuration dominée du visible. Il importe absolument au cinéma que ces fleurs montrées, comme dans telle séquence de Visconti, soient des fleurs mallarméennes, qu’elles soient les absentes de tout bouquet. Je les ai vues, ces fleurs, mais le mode propre selon lequel elles sont captives d’une découpe fait qu’il y a, indivisiblement, leur singularité et leur idéalité.

Toute la différence avec la peinture étant que ce n’est pas de les voir qui fonde en pensée l’Idée, mais de les avoir vues. Le cinéma est un art du passé perpétuel, au sens où le passé est institué de la passe. Le cinéma est Visitation : de ce que j’aurais vu ou entendu, l’idée demeure en tant qu’elle passe. Organiser l’effleurement interne au visible du passage de l’Idée, voilà l’opération du cinéma, dont les opérations propres d’un artiste inventent la possibilité.

Ainsi le mouvement, au cinéma, doit-il être pensé de trois façons différentes. D’une part, il rapporte l’idée à l’éternité paradoxale d’un passage, d’une Visitation. Il y a une rue, dans Paris, qui s’appelle “le passage de la Visitation”, elle pourrait s’appeler la rue du cinéma. Il s’agit là du cinéma comme mouvement global. D’autre part, le mouvement, par des opérations complexes, est ce qui soustrait l’image à elle-même, ce qui fait qu’elle est imprésentée, quoiqu’inscrite. Car c’est dans le mouvement que s’incarnent les effets de coupe. Même et surtout, comme on le voit chez Straub, quand c’est l’arrêt apparent du mouvement local qui fait voir l’évidement du visible. Ou, comme chez Murnau, quand c’est l’avancée d’un tramway qui organise la topologie segmentaire d’un faubourg ombragé. Disons que nous avons là les actes du mouvement local. Et enfin, le mouvement est circulation impure dans le total des autres activités artistiques, il loge l’Idée dans l’allusion contrastante, elle-même soustractive, à des arts arrachés à leur destination.

Il est en effet impossible de penser le cinéma en dehors d’une sorte d’espace général où appréhender sa connexion aux autres arts. Il est le septième art en un sens tout particulier. Il ne s’ajoute pas aux sept autres sur le même plan qu’eux, il les implique, il est le plus-un des six autres. Il opère sur eux, à partir d’eux, par un mouvement qui les soustrait à eux-mêmes.

Demandons-nous par exemple ce que Faux mouvement de Wim Wenders doit au Wilhem Meister de Gœthe. Il s’agit là de cinéma et roman. Il faut bien admettre que le film n’existerait pas, ou plutôt n’aurait pas existé, sans le roman. Mais quel est le sens de cette condition ? Ou plus précisément : à quelles conditions propres au cinéma cette condition romanesque d’un film est-elle possible ? Question tortueuse, difficile. On voit bien que deux opérateurs sont convoqués : qu’il y ait récit, ou ombre de récit ; qu’il y ait personnages, ou allusions de personnages. Quelque chose dans le film opère filmiquement en écho, par exemple, du personnage de Mignon. Cependant, la liberté de la prose romanesque est de ne pas donner à voir les corps, dont l’infinité visible échappe à la plus fine description. Ici, le corps est donné par l’actrice, mais “actrice” est un mot du théâtre, un mot de la représentation. Et voici que déjà le film arrache le romanesque à lui-même par un prélèvement théâtral. Or on voit bien que l’Idée filmique de Mignon est précisément logée, pour une part, dans cet arrachement. Elle est mise entre théâtre et roman, mais aussi bien dans un “ni l’un ni l’autre”, dont tout l’art de Wenders est de tenir le passage.

Si maintenant je demande ce que Mort à Venise de Visconti doit à Mort à Venise de Thomas Mann, me voici aussitôt déporté dans la direction de la musique. Car la temporalité du passage est dictée, songeons à la séquence d’ouverture, beaucoup moins par le rythme prosodique de Thomas Mann que par l’adagio de la cinquième symphonie de Mahler. Supposons que l’Idée soit ici la liaison entre la mélancolie amoureuse, le génie du lieu et la mort. Visconti monte la Visitation de cette idée dans la brèche qu’une musique ouvre dans le visible, au défaut de la prose, puisque là, rien ne sera dit, rien ne sera textuel. Le mouvement soustrait le romanesque à la langue, et le retient dans une lisière mouvante entre musique et lieu. Mais à leur tour, musique et lieu échangent leurs valeurs propres, en sorte que la musique est annulée par des allusions picturales, cependant que toute stabilité picturale est dissoute dans la musique. Ces transferts et dissolutions sont cela même qui, à la fin, aura fait tout le réel du passage de l’Idée.

On pourrait appeler “poétique du cinéma” le nouage des trois acceptions du mot “mouvement” dont tout l’effet est que l’Idée visite le sensible. J’insiste sur le fait qu’elle ne s’y incarne pas. Le cinéma dément la thèse classique, selon laquelle l’art est la forme sensible de l’Idée. Car la visitation du sensible par l’Idée ne lui donne aucun corps. L’idée n’est pas séparable, elle n’existe au cinéma que dans son passge. L’idée est visitation.

Donnons un exemple. Que se passe-t-il dans Faux mouvement quand le gros personnage lit enfin son poème ? Si l’on se réfère au mouvement global, on dira que cette lecture est comme une découpe sur les courses anarchiques, l’errance de tout le groupe. Le poème est installé comme idée du poème par un effet de marge, d’interruption. Ainsi passe l’idée que tout poème est une interruption de la langue, conçue comme simple outil de communication. Le poème est une mise en arrêt de la langue sur elle-même. Sauf que bien entendu que la langue n’est ici, filmiquement, que la course, la poursuite, une sorte d’essoufflement hagard. Si on se réfère au mouvement local, on dira que la visibilité du lecteur, son propre effarement, le montre en proie à l’annulaton de soi dans le texte, dans l’anonymat qu’il devient. Poème et poète se supriment réciproquement. Le résidu est une sorte d’étonnement d’exister, étonnement d’exister qui est peut-être le vrai sujet de ce film. Si enfin on considère le mouvement impur des arts, on voit qu’en réalité, le poétique dans le film est arrachement à soi du poétique supposé au poème. Car ce qui compte est justement qu’un acteur, lui-même impurification du romanesque, lise un poème, qui n’est pas un poème, pour que soit monté le passage d’une toute autre idée ; à savoir que ce personnage ne pourra pas, ne pourra jamais, en dépit de son désir éperdu, s’arrimer aux autres, constituer à partir d’eux une stabilité de son être. L’étonnement d’exister, comme souvent chez le premier Wenders, avant les anges, si je puis dire, est l’élément solipsiste, celui qui, fût-ce de très loin, énonce qu’un allemand ne peut en toute tranquillité s’accorder et se lier à d’autres allemands, faute que soit aujourd’hui prononçable, en toute clarté politique, l’être allemand comme tel. La poétique du film est ainsi, dans le nouage des trois mouvements, le passage d’une idée qui n’est pas simple. Au cinéma, comme chez Platon, les véritables idées sont des mixtes, et toute tentative d’univocité défait le poétique. Dans notre exemple, cette lecture du poème fait apparaître, ou passer, l’idée d’un lien d’idées : il y a un lieu, proprement allemand, entre ce qu’est le poème, l’étonnement d’exister, et l’incertitude nationale. C’est cette idée qui visite la séquence. Et pour que sa complexité, sa mixité, soit ce qui nous aura convoqués à penser, il faut le nouage des trois mouvements : le mouvement global, par quoi l’idée n’est jamais que son passage, le mouvement local, par quoi elle est aussi autre que ce qu’elle est, autre que son image, et le mouvement impur, par quoi elle se loge dans des frontières mouvantes entre suppositions artistiques désertées.

Et de même que la poésie est arrêt sur la langue par l’effet d’un artifice codé de son maniement, de même les mouvements que noue la poétique du cinéma sont bien des faux mouvements.

Le mouvement global est faux, de ce que nulle mesure ne lui convient. La substructure technique règle un défilement discret et uniforme, dont tout l’art est de ne tenir aucun compte. Les unités de découpe, comme les plans ou les séquences, sont finalement composés, non dans la mesure d’un temps, mas dans un principe de voisinage, de rappel, d’insistance ou de rupture, dont la pensée véritable est une topologie bien plutôt qu’un mouvement. C’est comme filtré par cet espace de composition, présent dès le tournage, que s’impose le faux mouvement par quoi l’Idée n’est donnée que comme passage. Disons qu’il y a Idée parce qu’il y a un espace de composition, et qu’il y a passage parce que cet espace se délivre, ou s’expose, comme temps global. Ainsi, dans Faux mouvement, la séquence des trains qui se frôlent et s’éloignent est une métonymie de tout l’espace de composition. Son mouvement est pure exposition d’un site où proximité subjective et éloignement sont indiscernables, ce qui est en fait l’Idée de l’amour chez Wenders. Le mouvement global n’est que l’étirement pseudo-narratif de ce site.

Le mouvement local est faux, car il n’est que l’effet d’une soustraction de l’image, ou aussi bien du dire, à lui-même. Il n’y a pas non plus ici de mouvement originel, de mouvement en soi. Ce qu’il y a, c’est une visibilité contrainte, qui n’étant pas reproduction de quoi que ce soit - disons en passant que le cinéma est le moins mimétique des arts -, crée un effet temporel de parcours, pour que ce visible même soit attesté en quelque sorte “hors-image”, attesté par la pensée. Je pense par exemple à la séquence de La soif du mal, de Welles, où le gros policier crépusculaire rend visite à Marlène Dietrich. Le temps local n’est ici induit que parce que c’est bien à Marlène Dietrich que Welles rend visite, et que l’idée n’a nulle coïncidence avec l’image, qui devrait être celle d’un policier chez une putain vieillissante. En sorte que la lenteur presque cérémonieuse de l’entretien résulte de ce que cette image apparente doit être parcourue par la pensée de telle sorte que, par une inversion des valeurs fictives, ce soit de Marlène Dietrich et d’Orson Welles qu’il soit ici question, non d’un policier et d’une putain. Par quoi l’image est arrachée à elle-même pour être restituée au réel du cinéma. Ici du reste, le mouvement local s’oriente vers le mouvement impur, car l’idée, qui est celle d’une génération finissante d’artistes, s’installe à la lisière du cinéma comme film et du cinéma comme configuration, ou comme art, à la lisière du cinéma et de lui-même, ou encore du cinéma comme effectivité et du cinéma comme chose du passé.

Et enfin le mouvement impur est le plus faux de tous, car il n’existe en réalité aucun moyen de faire mouvement d’un art à un autre. Les arts sont fermés. Nulle peinture ne se changera jamais en musique, nulle danse en poème. Toutes les tentatives directes dans ce sens sont vaines. Et pourtant le cinéma est bien l’organisation de ces mouvements impossibles. Cependant, ce n’est encore qu’une soustraction. La citation allusive des autres arts, constitutive du cinéma, les arrache à eux-mêmes, et ce qui reste est justement la lisière ébréchée où aura passé l’idée, telle que le cinéma, et lui seul, en autorise la visitation.

Ainsi le cinéma, tel qu’aux films il existe, fait nœud de trois faux mouvements. Cette triplicité est ce par quoi il délivre comme pur passage la mixité, l’impureté idéale, qui nous saisit.

Le cinéma est un art impur. Il est bien le plus-un des arts, parasitaire et inconsistant. Mais sa force d’art contemporain est justement de faire idée, le temps d’une passe, de l’impureté de toute idée.