Wagonmaster (Le convoi des braves, 1950) de John Ford

L’ouest est-il une fin ?

par Emmanuel Gratadour


Au regard des nombreux écrits existants à propos du/des westerns, et en particulier sur ceux de Ford, il est remarquable que la critique n’abonde pas concernant Wagonmaster. Film peu cité (notons qu’il est sorti commercialement en France en 1964 alors que sa réalisation date de 1950), il est plutôt perçu comme un bon western classique. Il est vrai que sa thématique, la ruée vers l’Ouest, relève davantage du western classique que du moderne. Cependant, Anthony Mann montre qu’une thématique, quelle qu’elle soit peut être traitée de manière fort différente. La comparaison de Three Bad Men (1928) de Ford et de Cimarron (1960) de Mann est exemplaire sur ce point. Avec Wagonmaster , par le traitement de la thématique, cette conquête de l’Ouest prend assez rapidement l’allure d’une quête en perpétuel processus. L’hypothèse ici soutenue est que Wagonmaster se soustrait aux deux périodes de l’histoire du western et qu’il propose quelque chose d’autre dont certaines caractéristiques annoncent le cinéma moderne actuel.

LES PERSONNAGES. GROUPES DISJOINTS. ABSENCE DE HEROS

Les personnages sont déterminés en plusieurs groupes distincts, et surtout disjoints. D’emblée on est placé en face d’autre chose que la simple dualité récurrente héros/villain, ou même, que la triade où le badman viendrait s’ajouter au duo initial. Ainsi on a affaire à pas moins de six groupes :
1- les maquignons ( Sandy et Travis) ;
2- les saltimbanques (le docteur Hall, Miss Phyffe, Denver et le vieux) ;
3- les Mormons (Wiggs dit "l’ancien", Adam, Soeur Ledyard, Miss Prudence, Frère Perkins, le reste de la communauté) ;
4- les Cleggs ;
5- les Indiens ;
6- le marshall et sa troupe.

Qui plus est, chaque groupe est traité par Ford à égalité. Il y a bien des personnages secondaires (essentiellement dans le reste de la communauté mormone) mais il n’y a pas de groupe secondaire, si bien que chacun porte une idée quant à la question du peuple des Etats-Unis.

Si la critique a vu en Wagonmaster un bon western classique c’est peut-être aussi dû à la caractérisation des personnages. En effet, à chaque nouvelle apparition d’un groupe, on sait immédiatement à qui on a affaire (on verra qu’en vérité cela n’est pas si simple). Il n’y a pas d’équivoque chez les personnages comme c’est le cas chez Mann. Les Cleggs sont présentés comme les villains dès le pré-générique. Un western classique se servirait des Cleggs pour amener le drame et ainsi mettre en présence un héros positif pour rétablir la situation originelle.

Si cela débute ainsi, encore faut-il trouver une situation originelle. Dramatiquement, il n’y en a pas ; sinon elle aurait lieu dans la ville (par exemple, déstabilisation de l’ordre). Or tout se passe dans le désert lors de rencontres fortuites. On verra que, d’une part le drame est extrêmement absenté, et d’autre part que le héros ne se présente pas. Absence de héros : c’est l’une des distinctions que l’on peut faire d’avec les westerns classiques comme d’avec les modernes.

Dans le western moderne, le héros est, au début du film, souvent divisé. C’est ce qui fait que le spectateur est tout d’abord à distance de lui. On en a des exemples extrêmes avec James Stewart dans les films de Mann où le spectateur est mis dans l’angoisse d’une possible absence de héros. Dans Wagonmaster, le spectateur n’est pas aussi mis à mal, mis à l’écart de l’identification, du moins pas de cette façon violente.

Ici, à part les Cleggs, aucun personnage n’est à proprement parler antipathique. Pourtant, l’identification à l’un des quelconques personnages n’a pas lieu. On verra qu’à la fin du film, il y a identification non pas à un (des) personnage(s) mais à un collectif en train de se fonder. Autrement dit, on y verra une création (le collectif) qui pourra susciter en nous une adhésion relative.

Pourquoi est-on à distance ?

1- Tout d’abord Ford attribue à chacun des personnages une touche comique, voire ridicule : les jurons de "l’Ancien" réprimandés par Adam, les sons de la corne de Sœur Ledyard qui effraient les chevaux, les gaucheries des maquignons, la démarche du docteur Hall ;

2- Il n’y a pas de héros. Personne ne veut en prendre la charge. Le passage à l’acte pour se débarasser des Cleggs est indécidable aussi bien individuellement que collectivement. "L’Ancien", Travis et Sandy avouent avoir peur. Pourtant, on attend que ce soit Travis ou Sandy qui deviennent les héros. Il n’en est rien. Il est d’ailleurs remarquable qu’on confonde aisément Travis et Sandy. Lors de la rencontre avec les Indiens, Sandy est censé être l’interprète, or Travis leur parle tout autant. Aucun des deux personnages n’offre de caractéristique qui les distingue.

L’unique revolver circule de mains en mains. Et même si l’on se débarrasse des Cleggs, cela se fait presque fortuitement et sans réelle conviction. En effet on suppose qu’il est hors de question de les tuer, mais avec un seul revolver cela paraît illusoire de pouvoir les maîtriser. Ou encore, on peut supposer qu’il s’agit juste d’un instrument de défense. En réalité, ce sont les Cleggs eux-mêmes qui poussent Travis et Sandy à accomplir l’acte de manière spontanée, voire inconsciente, donc délié de tout héroïsme. Cet acte se résoud en quelques secondes seulement. Cela apparaît donc comme quelque chose de fatal et sans importance. Il est d’ailleurs remarquable que dans les scènes qui suivent, il ne soit pas question de l’acte. Personne ne se réjouit de la disparition des Cleggs. Les instigateurs sont plutôt amers d’avoir commis l’acte. Ce qui est important, c’est plutôt d’avoir franchi la montagne.

Dire qu’il n’y a pas d’équivoque quant à la caractérisation des personnages ne signifie pas qu’ils sont stéréotypés. La singularité de ces personnages, c’est qu’on les connaît mal. Ils ont tous une caractérisation typifiante qui fait que l’on sait à qui on a affaire au début, mais en même temps, leur acte ou leur absence d’acte (notamment en ce qui concerne l’héroïsme ou les rapports amoureux entre les maquignons et les deux jeunes femmes), neutralisent la caractérisation originelle, empêchant du coup toute identification. On notera que la rareté du dialogue va dans ce sens-là. Ils pourraient être monsieur-tout-le-monde, de simples gens qui construisent leur chemin. Ainsi, il n’y a pas de déchirement chez le spectateur. Il n’y a pas non plus de frustration, puisque l’on prend vite conscience qu’il n’y aura pas de héros auquel s’attacher. On regarde juste évoluer le collectif, plutôt que des cas individuels.
Rétrospectivement, on pourrait dire que le western moderne est la suite logique du western classique sur la question du héros puisqu’il met le spectateur dans l’angoisse quant à l’absence possible de héros. Avec Wagonmaster, on passe à quelque chose d’autre qui libère le spectateur de l’angoisse en même temps qu’il se passe de héros. Cette rupture annonce la modernité contemporaine.

LA TOPOLOGIE. LE PEUPLE EN PROCESSUS

De ces six groupes disjoints, il va se former un ensemble hétérogène, ensemble qui a priori n’aurait pas dû avoir lieu, du point de la vraisemblance. Mais la vraisemblance est ici laissée de côté au profit de la fable. Cet ensemble est composé des Mormons, des maquignons, des saltimbanques, et des Cleggs. Leur point commun est qu’ils sont tous indésirables en ville. Ce point commun se manifeste dans leur rencontre hors de la ville, c’est-à-dire dans le désert.
La ville qui les a chassés est la figure de la conquête de l’Ouest passée et accomplie, mais aussi celle de l’Etat américain actuel ; son unique représentant est le marshall. A part lui, la ville semble déserte, comme si le peuple américain ne s’y trouvait pas.

Dans le désert, l’équivalent de la ville est le camp des Indiens. Cet équivalent se donne sur le mode de la fixité : chacun des deux camps a une position stable, établie, par opposition au convoi qui est en mouvement dans le désert. On a là une double métaphore antagonique à travers la figure du mouvement des groupes et de leur fixité. Le camp des Indiens est l’antagonique invariant de la ville. Ce n’est donc pas là que se trouve le peuple américain. C’est une communauté, certes opprimée par l’Etat (elle se trouve dans le désert), mais c’est tout de même une communauté dans ce sens qu’elle conserve son ensemble homogène. Sa situation semble établie, immuable comme celle de la ville. Les Indiens sont néanmoins plus sympathiques puisqu’ils offrent l’hospitalité. Il semble là qu’ils se soient résignés à résister à l’oppression étatique. Du reste, le marshall les ignore. Mais leur résignation entraîne le conservatisme de leur homogénéité.

Le peuple est alors celui qui opère un trajet dans le désert, qui ne s’établit pas, qui est en perpétuel processus. Cette caractérisation du peuple est métaphorisée par le mouvement en opposition à la fixité.

Les Mormons cherchent leur terre promise. A leur tour, ils cherchent à trouver une place et à s’y établir. S’ils le faisaient, on aurait de nouveau un équivalent de ce que sont les Indiens : une communauté opprimée qui s’enferme sur elle-même. Mais si le peuple n’est pas une communauté, ce n’est pas non plus une troupe de saltimbanques ou de maquignons. Quant aux Cleggs, le pré-générique montre que Ford les évince littéralement du film. Si les Cleggs sont hors du film, il faut saisir là que le mal est hors sujet. Travis, après avoir tué les Cleggs, dira qu’il n’a jamais tiré que sur des serpents. Il n’y a rien à attendre d’eux, ni pour l’Etat, ni pour le peuple.

La constitution collective du peuple américain va donc se fonder à partir de trois groupes disjoints et opprimés par l’Etat. Ceci dit, le marshall n’est pas non plus montré comme quelqu’un de réellement antipathique. Il est plutôt caractérisé de manière comique de par sa voix aigüe qui jure avec un physique qui laisserait attendre une voix grave. Il n’y a donc pas une réelle antipathie de l’Etat. On ne s’y oppose pas. On est plutôt en autonomie par rapport à lui. La constitution collective du peuple va se faire sur un mode soustractif. Il ne s’agit pas là d’une union de trois groupes. Il s’agit plutôt de voir ce que chacun apporte de positif pour la constitution du collectif.

Les Mormons apportent l’esprit collectif auquel on soustrait le puritanisme et le communautarisme (vers la fin du film, "l’Ancien" chante en compagnie de Sandy et Travis la chanson de l’errance qui était à l’origine du départ des maquignons pour rejoindre les Mormons).

Les saltimbanques apportent l’esprit.associal auquel on soustrait la séduction du spectacle (comme le remarque Claude Ollier ils ne donnent jamais de représentation mais sont toujours spectateurs de la représentation des autres). On ajoutera que cette représentation est celle que les Mormons donnent à voir à travers leur rite. Elle aussi est soustraite sur la fin du film par la même image qui montre "l’Ancien" chanter en compagnie des maquignons.

Les maquignons apportent l’aventure, le désir de découvrir (à travers l’amour pour les deux jeunes femmes), auquel on soustrait le mercantilisme (jamais on ne saura si les chevaux leur auront été payés par les Mormons).

C’est sur ces qualités respectives que le peuple se fonde. Mais il est toujours en perpétuel processus. La force du film, sur ce point, réside dans le fait qu’il n’y a pas de fin. La quête est infinie. La terre promise comme but n’est pas trouvée, même si "l’Ancien" dit le contraire. Ils sont toujours dans le désert et le film se termine sur des plans déjà montrés, des plans de convoi dans le désert. Il y a là une singularité : une absence de fin. S’il y avait eu une fin, c’est à dire l’installation du collectif, le film aurait perdu de sa modernité. Ici le peuple est à constituer toujours, sans qu’on puisse dire "ça y est" et y mettre un point final. Autrement dit, il n’y a pas de but à poursuivre et à réaliser mais un chemin à construire et à poursuivre infiniment. On trouvera dans le western moderne des modifications d’itinéraire, de l’intérieur du drame. Mais dans Wagonmaster, c’est Ford qui, par sa mise en scène, modifie l’itinéraire des Mormons, et non les Mormons eux-mêmes. L’utilisation du mot d’ordre "Wagons West" répété incessamment par les convoyeurs comme par les Cleggs va dans ce sens-là. Le convoi va-t-il vraiment vers l’Ouest ? A regarder les paysages, on a plutôt l’impression soit qu’il fait demi-tour, soit qu’il tourne en rond. On a là comme une sorte de démythification de la conquête de l’Ouest. "Wagons west" devient "En avant" délié de toute finalité ; un "En avant" qui voudrait dire "construisons" ou "inventons".

DEDRAMATISATION DU RECIT ET ABSENCE DE HEROS : LA FIN DU MANICHEISME

La question du drame touche, non plus le western exclusivement, mais le Réalisme dans son ensemble. Le drame, c’est la logique causale du récit qui permet aux spectateurs de saisir l’évolution des personnages. Qu’en est-il dans Wagonmaster ? Tout d’abord, les séquences donnent l’impression de venir s’accumuler les unes après les autres sans qu’une structure causale justifie leur enchaînement. D’où parfois le surgissement d’un effet documentaire sur la ruée vers l’Ouest. L’absence de spectaculaire va dans le même sens : pas de chevauchées (ou sinon naturelles lorsque les chevaux sentent l’eau et s’emballent) ; pas de filmage de l’extraction de la balle par le docteur Hall ; seulement quelques rodéos mais pour le ton allègre... Quant à la structure narrative, elle est presque inexistante puisqu’elle se réduit au mot d’ordre "Wagons west" qui, comme on l’a vu, perd tout son sens. D’autre part, on devrait s’attendre à ce que les Cleggs soient le facteur déclenchant du drame. Or il n’en est rien. Il n’y a pas, du fait de leur présence, de division , de tension , à l’intérieur du collectif hétéroclite. Les Cleggs sont admis même s’il est question de s’en débarrasser. Le problème est tout d’abord : comment s’en débarrasser ? On voit que la dédramatisation du récit s’articule avec l’absentement de la figure du héros. La question n’est plus "comment rétablir la situation originelle ?"(déstabilisée par un facteur dramatique, extérieur). La question est au-delà du drame, donc au-delà de la figure du héros, c’est-à-dire au-delà du manichéisme. En effet le drame classique joue sur la dualité du bien et du mal ; du moins pour le western. Or, on a vu que la multiplicité des groupes et que leur résistance à l’identification empêchaient le spectateur d’être face au choix alternatif classique, de la dualité, donc du manichéisme. Ici on sait dès le début que les Cleggs sont la figure du mal. L’alternative classique serait de choisir le bien parmis le groupe hétéroclite. Or, le drame n’ayant pas lieu, la question du bien est absentée. Cela est particulièrement remarquable dans l’épisode du franchissement de la montagne. Là, tous les personnages (sauf les Cleggs) mettent du leur pour mener à bien les chariots, y compris les personnages les plus inattendus tel le docteur Hall. C’est comme si les Cleggs disparaissaient d’un drame latent du point de vue des autres personnages. On pourrait dire que s’il y a héroisme, il se trouve dans le franchissement de la montagne. Ce franchissement, établit par tout le monde, concrétise la naissance d’un peuple. La question dramatique est donc évincée au profit d’une question qui intervient directement sur le sujet : "Qu’est-ce que le peuple ?". La question n’est pas "Que va-t-il se passer ?" mais "Que se passe-t-il ?", "Que se construit-il ?". En effet, s’il n’y a pas de drame, il ne se passe pas pour autant rien. Habituellement le facteur dramatique nous permet de suivre l’évolution des personnages, leur réaction face au drame. Ici, il sagit pour Ford de mettre en rapport une communauté de Mormons, des saltimbanques et des maquignons. L’évolution individuelle importe alors moins que l’évolution collective. La quasi-inexistence des scènes de relation amoureuse entre Travis et Denvers, et, entre Sandy et Miss Prudence est exemplaire sur ce point. Ou alors, lorsque ces scènes ont lieu, elles sont immédiatement interrompues. Par exemple : Lorsque Miss Prudence invite Sandy à déjeuner avec elle, le convoi doit repartir de suite, ce qui annule la proposition. Ce qui compte d’abord, c’est le collectif sans pour autant y sacrifier l’amour puisqu’à la toute fin on retrouve les deux couples dans les chariots respectifs des deux jeunes femmes.

On pourrait dire que la dédramatisation articulée à l’absence de héros, remet en cause la question du bien et du mal. On finit par oublier que les Cleggs sont la figure du mal, parce qu’on ne fait plus attention à eux. Autrement dit, l’apparition du mal n’est pas ici un facteur événementiel. Ce qui compte, c’est plutôt la construction du collectif.

POETISATION DE L’ESPACE DIEGETIQUE.

Le décor, et en particulier le paysage, est toujours une composante importante dans le western. Dans le western classique, les grands espaces maîtrisés par l’homme peuvent être la symbolisation de la conquête de l’Ouest accomplie : le blé qui pousse dans le désert dans Three Bad Men (1926) de Ford, la communion entre l’homme et la nature gigantesque dans The Big Trail (1930) de Walsh. Par la suite le décor va participer à la tonalité du film : le paysage à la fois vide et parsemé de ruines dans Garden of Evil (1954) de Hathaway, les marais dans Seminole (1953) de Bœtticher.

Cela s’accorde chaque fois à une logique réaliste. Avec Wagonmaster, le réalisme est plutôt malmené. Il s’agit malgré tout toujours d’un décor réel. Il n’ y a là nulle trace d’artifice. En revanche, c’est son utilisation qui est artificielle, déliée de tout réalisme diégétique. Cela se donne exclusivement avec le paysage désertique. Durant tout le film le convoi fait littéralement du sur-place. On est toujours au même endroit. On prend conscience de ce fait lorsque Sandy et Travis disent s’être perdus et pourtant reconnaissent un rocher qui leur rappelle la cathédrale de Santa-Fé. Par la suite, on verra de nombreuses fois en arrière-plan ce même rocher. Le marshall a beau dire que le convoi a bien avancé, celui-ci est toujours au même endroit. De même, la rencontre et la séparation avec les saltimbanques se fait toujours au même endroit : devant un amas de roches arrondies. Ou encore, la fin du film montre des plans de convoi identiques, cette fois-ci, à ceux du début de la traversée du désert.

Cette poétisation se fait donc en dehors du réalisme. Elle instaure la métaphore de la quête (qui se donne tout d’abord sur le mode de l’errance) et non une symbolisation d’un convoi qui aurait perdu son chemin. Le désert devient le lieu du peuple. Ou plutôt, c’est un vide d’où peut émerger le peuple. Il est en radicale rupture avec la ville, le lieu de l’Etat. Sortir du désert, trouver la vallée fertile, c’est convenir à l’aspiration initiale des Mormons, c’est construire un invariant de la ville sur le mode du communautarisme.

Encore une fois cette utilisation du décor est singulière au film de Ford, et, à ma connaissance, il n’ y a pas d’exemple similaire dans d’autres westerns, y compris dans ceux de Ford. C’est une caractéristique de la modernité contemporaine en ceci qu’un élément du film est traité poétiquement et non soumis aux règles du réalisme diégétique. Il s’agit en un sens d’une théatralisation de l’espace.

Du coup, ce n’est pas un héros éventuel qui supporte l’idée (point d’entrée classique d’un film réaliste) mais la mise en scène de Ford elle-même. Par là, il se distancie des objets (ici les personnages) pour donner son propre point de vue. Je vois un exemple similaire dans Naked Spur, mais ponctuel : l’extraordinaire silence qui suit la scène du massacre des Indiens me fait penser que c’est Mann lui-même qui porte le deuil des Indiens et non les personnages comme cela pourrait être le cas dans un film classique.

Avec Grapes of the Wrath (1940), film très proche de Wagonmaster quant au sujet, Ford s’était égaré principalement à cause de l’effet de discours parcourant tout le film. On voit donc que le propos du film, s’il vient de la mise en scène et non des personnages, se passe de tout effet de discours (ou de propagande).

LES FIGURES FEMININES.

Un point qui singularise ce film, en tant que western, voire même en tant que film hollywoodien, c’est sa construction minutieuse qui se laisse voir : la nette distinction des groupes, celle des lieux, la construction ponctuée de passages musicaux, l’opposition métaphorique mouvement/fixité. On pourrait même dire que ceci est une des causes de la distanciation opérante. Cet aspect purement formel se retrouve également dans la distinction des figures féminines.

Voyons leurs localisation dans les divers groupes :
-Aucune parmi les maquignons, les Cleggs, le marshal et sa troupe ;
-Deux parmi les Mormons (plus des figurantes dans le reste de la communauté) et les saltimbanques : respectivement, Soeur Ledyard et Miss Prudence, et, Miss Phyffe et Denver ;
-Chez les Indiens, elles se fondent dans la communauté. Une seule ressort du groupe en tant qu’amorce dramatique ponctuelle.

Miss Phyffe et Soeur Ledyard sont les figures identitaires des groupes respectifs auxquels elles appartiennent. Quant à Denver et Miss Prudence, elles vont apparaître comme des figures identitaires à venir, des figures potentielles de la nation. Miss Prudence est le facteur qui pousse Sandy et Travis à rejoindre les Mormons pour être leur guide. Ils sont comme appelés par les femmes ; celles-ci déclenchent le processus d’édification du peuple.

Parmi les Cleggs, il n’y aucune femme. De plus, un des membres du groupe ne se préoccupe d’elles que sous l’impulsion du désir sexuel. Les Cleggs peuvent être ainsi vus comme une figure de la négation, et du peuple, et de la nation.

Pour ce qui est du marshal et de sa troupe, les femmes leur sont complètement indifférentes. Celles-ci ne semblent pas exister à leurs yeux. La nation et du coup le peuple sont à voir en parfait désaccord avec l’Etat.

Les maquignons sont donc appelés à édifier un peuple sous le regard maternel de Denver et de Miss Prudence (cet aspect maternel montrant une fois de plus qu’elles sont les instigatrices réelles de l’édification du peuple, en ce sens qu’elles l’enfantent). La particularité réside dans le fait qu’il n’y a pas une, mais deux figures de la nation. Ceci a lieu en marge de tout dualisme. Ici, les deux femmes portent la figure de la nation parce que le peuple s’édifie de par l’entente de divers groupes hétéroclites en marge de tout communautarisme.

EFFET GLOBAL DU FILM.

Absentement de la figure du héros, dédramatisation du récit, poétisation du paysage, toutes ces singularités forment les prémices de la modernité contemporaine, notamment telle qu’elle apparaîtra dans les premiers films de Wenders. Il en demeure que le spectateur se distancie, tant des personnages que de l’intrigue.

Un point également important est la musicalité du film. Chacune des séquences est entrecoupée de scènes de convoi sur lesquelles une musique chante la quête du collectif. Mais il arrive souvent que cette musique extradiégétique soit reprise par les personnages eux-mêmes. Si bien que l’on a affaire à une sorte de ballade cumulant couplets et refrains. Cela instaure un effet sur le spectateur, une tonalité pour le moins curieuse. Il ne s’agit pas d’exaltation de la conquête de l’Ouest comme dans les premiers westerns. Il ne s’agit pas non plus d’une tonalité tragique. Elle est à vrai dire difficilement nommable, comme si la catégorie de tonalité effective pour les westerns était ici mise en échec par ce film. En vérité c’est plutôt comme si Wagonmaster sortait du western réaliste.

Tout de même, ce film cumule une quantité de tonalités : comique (la plupart des fois où les mormons entrent en scène), ironique (la corne d’appel des mormons, les gaucheries des maquignons), exaltante (le tout début de la traversée du désert), de souffrance (marche harassante dans le désert)... Mais cela reste toujours ponctuel. La tonalité globale ne se laisse pas appréhender. Il y a bien cependant quelque chose qui ressemble à de l’allégresse, malgré la présence des Cleggs (ce qui prouve une fois de plus qu’ils ne sont pas importants) et malgré le fait que le groupe soit opprimé. Cette allégresse est saisie à travers la volonté du groupe à construire quelque chose. Mais au bout du compte, il semble que la tonalité soit laissée à la libre appréciation du spectateur. Le spectateur est alors libre de penser, durant le temps du film, cette fable où un peuple, en autonomie face à l’Etat, émerge du désert, d’un vide d’où on n’aurait pu soupçonner, a priori, qu’il pût y avoir un tel événement.