Notes sur la musique, les ouvriers et le peuple

par Denis Lévy


1. LES VIRTUOSES (MARK HERMAN, 1996)

L’exemple récent le plus flagrant est Brassed Off, où la musique vient littéralement à la place du travail, le remplace, devient le travail de ces mineurs dépossédés de leur mine. Au début du film, on voit la perspective du chômage affaiblir quelque peu l’entrain de la fanfare : Danny, son chef, a beau expliquer que la mine et la fanfare, cela fait deux, il ne faudra pas moins, pour rendre leur enthousiasme aux musiciens, que l’engagement inopiné d’un nouveau membre, triplement événementiel : 1) c’est une femme (il n’y a que des hommes dans la fanfare) ; 2) elle est charmante ; 3) elle joue merveilleusement du bugle. Le film lui-même s’envole dès que Gloria (c’est son nom) attaque les premières notes du Concerto d’Aranjuez. [1]

Ce regain d’enthousiasme est investi par les mineurs dans la musique, mais celle-ci n’est pour eux, dans un premier temps, qu’une diversion, un moyen de s’évader de la menaçante réalité de la fermeture de la mine. Ainsi la première compétition à laquelle participe la fanfare est-elle vue comme une série de bonnes rigolades arrosées de bière où la musique, de plus en plus calamiteuse, n’est que fond sonore, prétexte. À leur retour, les musiciens avouent leur découragement : le sort de la fanfare, pour eux, est lié à celui de la mine ; sitôt qu’elle fermera, ils abandonneront la fanfare. Danny, qui pense autrement (soutenu par Gloria), leur arrache la promesse de faire de leur mieux pour atteindre la demi-finale. Ce dernier sursaut va aboutir à une victoire. Mais, pendant que la fanfare remporte la demi-finale, les mineurs votent majoritairement en faveur du plan de licenciement proposé par le patron : à la victoire musicale répond la défaite ouvrière. Quand les musiciens, de retour dans leur ville, apprennent la nouvelle, Danny est terrassé par une crise cardiaque. Le processus de désagrégation de la subjectivité ouvrière gagne la musique. L’effritement du collectif va de pair avec les malheurs personnels, petits et grands. Gloria est exclue de la fanfare parce que les mineurs ont appris qu’elle faisait partie des cadres de la houillère -elle a été embauchée pour faire un rapport, qui s’avérera de pure forme, sur la viabilité de la mine : apprenant que sa fermeture avait été décidée de toutes façons depuis plusieurs années, elle donnera sa démission. La fanfare se reforme une dernière fois, mais sans Gloria, pour donner une sérénade sous les fenêtres de Danny, hospitalisé : le concert, qui associe significativement la musique, le travail et la classe ouvrière (les musiciens portent tous au front leur lampe de mineur -et on se dit que, dépourvue de ce signe d’appartenance, Gloria n’aurait pu en être), a des accents funèbres. C’est Danny qu’on enterre prématurément, mais en même temps la mine et la figure ouvrière.

Pour s’extraire de la mort, le collectif devra se recomposer dans la seule subjectivité musicale : il lui faut reconsidérer la musique, de loisir en travail (et ce n’est pas par esprit de lucre que Danny met en avant que les concours sont un moyen de gagner de l’argent). Il lui faut reconstruire une figure ouvrière au-delà de la mine, dans cette éternité de la musique qu’a promise à ses musiciens un Danny tout auréolé, quand il s’efforçait de disjoindre le destin de la fanfare de celui de la mine. De musiciens amateurs, ils vont devoir devenir des ouvriers de la musique. La musique, qui est étroitement associée au travail dès la première séquence, vient ainsi signifier (mais dans l’indicible) le rapport subjectif de l’ouvrier à son travail, abstraction faite du travail "ouvrier".

De cette résurrection, Gloria encore donne l’impulsion, en offrant son salaire à la fanfare ("C’est de l’argent sale, je n’en veux pas"), qui a besoin de cet argent pour participer à la compétition finale. Même le dogmatique de la lutte des classes, qui avait signifié son exclusion à Gloria sans vouloir entendre sa profession de foi ("J’ai toujours été de votre côté"), finit par céder devant la générosité de la jeune femme -encore qu’il ne puisse se trouver qu’une raison communautaire : "Tu es née ici"- et accepte de la réintégrer. Comme par miracle, chacun règle plus ou moins ses déboires personnels. L’un des musiciens s’improvise chef, et la fanfare s’en va triompher à l’Albert Hall de Londres. Danny réussit même à s’échapper de l’hôpital et à rejoindre son orchestre victorieux, pour transformer la salle de concert en tribune politique, d’où il appelle
le public à faire quelque chose pour les ouvriers de son pays. Ainsi, la figure ouvrière, descellée de ses attributs de classe, aura-t-elle transité par la musique pour venir prendre la parole par la bouche de ce mineur rongé par la silicose, mais ressuscité pour cette parole. (Ce n’est pas une des moindres singularités des Virtuoses que de recomposer en toute laïcité la mythologie chrétienne, jusque dans l’aspect féerique du happy end.)

2. THE PAJAMA GAME (PIQUE-NIQUE EN PYJAMA, STANLEY DONEN & GEORGE ABBOTT, 1957)

Le travail d’usine, bien qu’il apparaisse parfois au détour d’un film, n’est pas plus fréquent dans le cinéma hollywoodien qu’ailleurs. Qu’il soit au centre d’une comédie musicale comme The Pajama Game (qui se passe dans une usine de confection de pyjamas) ne doit cependant pas trop étonner, si on se souvient qu’un des rares films à avoir traité sur le moment des effets de la crise de 1929 est aussi une comédie musicale, Gold Diggers of 1933 (Chercheuses d’or 1933, de Mervin LeRoy et Busby Berkeley). Il y a donc une propension hollywoodienne à musicaliser le social -et une plus grande facilité, peut-être, à aborder des thèmes politiquement risqués sous couvert d’un genre apparemment futile et irréaliste.

L’art du cinéma a déjà parlé de Pajama Game, pour y saisir comment des idées sur le travail se donnent à travers les gestes de la danse. [2] Dans la comédie musicale, la danse est particulièrement impure, du fait qu’elle est au départ soumise à la musique, comme l’est la danse de salon, au contraire de la danse classique. [3] Il faut tout l’art des chorégraphes (et des cinéastes) hollywoodiens pour l’arracher à cette soumission. Et l’article d’Annick Fiolet montre bien, par exemple, comment les séquences d’accélération et de ralentissement du travail opèrent sur le geste chorégraphique : l’accéléré, obtenu par trucage, mécanise le geste, le soumet à la cadence effrénée de la musique, tandis que le ralenti, opéré par les acteurs, devient geste chorégraphique affranchi de la musique, qui retourne à sa fonction d’accompagnement, de musique "de film".

Ici encore, la musique est connectée au travail : son rythme en marque la cadence. Mais il faut aussi préciser que dès le générique, sur la chanson-titre (qui joue sur l’équivoque, en américain, du mot game : le jeu du pyjama, ou le "business" du pyjama), la musique donne au travail des couturières une très remarquable énergie -énergie qui va ensuite irriguer tout le film, aussi bien dans les scènes d’usine qu’à l’extérieur. On a ainsi rarement filmé une déclaration d’amour aussi dynamique que le duo "I love you more", dans le style country, où passe le souvenir du western et de l’ancienne vigueur des États-Unis. Mais par l’association première de la musique et du travail, le film assigne cette vigueur aux ouvriers et ouvrières, et la musique se fait l’indice d’une subjectivité nouvelle dont le point d’appui est le travail. On n’est au fond pas si éloigné là des hymnes soviétiques au travail, Ivan et autres Symphonies du Donbass

3. I WALKED WITH A ZOMBIE (VAUDOU, JACQUES TOURNEUR 1943)

Dans une des premières scènes de Vaudou, [4] l’héroïne, qui vient de débarquer dans une île des Caraïbes, entend des tam-tams lointains. C’est la nuit, et nous sommes en train de découvrir peu à peu avec elle l’étrangeté du décor et de la situation. Dans cette atmosphère très légèrement inquiète, le rythme des tam-tams apparaît d’abord comme le cliché attendu, le signal un peu trop rebattu du déclenchement du genre fantastique, version exotique : quelque chose de surnaturel se prépare. Mais le cliché est aussitôt désigné par l’hôte de la soirée, qui ironise : "Les tambours de la jungle, étranges et mystérieux !" ; puis il explique que ce sont les tambours qui donnent le départ du pressage des cannes dans le moulin à sucre voisin. "C’est en quelque sorte la sirène de l’usine", ajoute-t-il. On est évidemment à la fois soulagé (par l’évitement du cliché) et déçu (ce n’était donc pas le signal attendu). En même temps, s’opère un glissement de sens : les tam-tams, associés par le cliché à quelque mystérieuse sauvagerie, deviennent ici l’indice de la présence invisible (et qui le restera) des ouvriers, dont on apprend incidemment qu’ils font vivre la famille chez qui l’héroïne est accueillie. Et une connexion est établie, à travers la musique des tambours, entre ces ouvriers et le fantastique : là, dans ce hors-champ lointain et ténébreux, se tient une masse incertaine, dont les tambours suggèrent une vague menace. Ces mêmes tambours, du reste, appelleront à la cérémonie vaudou à laquelle on assiste plus tard.

On se souviendra aussi du chœur des marins noirs qui ponctuait tout bas une séquence précédente, sur le bateau qui amenait l’héroïne. C’était, après le générique, la première apparition de la musique dans le film, discrète et déjà dévolue au peuple. Le chœur, sous une forme résolument plus théâtrale, resurgira plus tard, avec la figure du chanteur des rues, qui donne à l’aventure familiale des planteurs les dimensions d’une tragédie grecque.

Il y a donc bien, dans le réseau de relations étranges que tisse le film, un lien diffus entre la musique et le peuple, où l’une se substitue à l’autre, signe de son invisibilité en tant que peuple : quelque chose qui se tient en dehors, peut-être au dessous, de l’image.

À l’image, une autre figure vient se substituer à celle du peuple : celle de l’énigmatique Carre-Four, "dieu" (c’est la seule qualification explicite qu’il reçoive dans le film) incarné dans la maigre silhouette d’un grand Noir aux yeux globuleux et au strabisme prononcé -regard fixe et vide de dormeur éveillé. Il est délégué par les adeptes du vaudou (soit apparemment le peuple tout entier) à la tâche de leur amener la zombie qu’est devenue la femme du planteur, et sa quête somnambulique est l’occasion de quelques moments d’épouvante : son surgissement, bien qu’il ne soit d’ailleurs suivi d’aucun effet violent, est celui du fantastique même -être improbable qui erre dans le silence de la nuit. Or ce même Carre-Four fera une ultime apparition lors du climax final, au moment où les amants maudits (la zombie et son beau-frère) s’enfoncent dans la mer. Cette apparition est sans véritable nécessité dramatique, puisque la mission de Carre-Four consistait à ramener la zombie pour la délivrer de son état de morte-vivante, et que celle-ci est maintenant rendue à la mort. Il se tient sur le rivage, tend les bras en avant (geste répété tout au long de sa quête) vers le couple bientôt submergé par les vagues, puis les abaisse. Dans la lumière de fin de nuit, sur les flots sombres, sa silhouette, de dos, se détache à peine. Suit une image entièrement noire, au point qu’on peut penser, une seconde, à une fermeture finale. Mais c’est encore une image nocturne de la plage, comme l’avère soudain un rideau d’écume qui envahit l’écran, et qui révèle (quasiment au sens photographique), sur le fond de sa blancheur, la silhouette obscure et droite de Carre-Four, de profil cette fois : il était donc déjà là, dans cette image noire, qu’il a fallu éclabousser de blanc pour le séparer de la nuit, pour le poser là comme une question adressée à la nuit.

Concentré du film, ce plan fugitif est sans doute une des plus belles idées-cinéma qui se soit donnée sur la soustraction : ce peuple obscur, évincé de l’histoire (du film), devient le réel de ce monde, énigmatique et inquiétant [5] -et la seule façon de faire affleurer ce réel, de le donner à penser comme réel, c’est de le soustraire un instant aux ténèbres.

Notes

[1Cf. mon analyse de cette séquence dans L’art du cinéma n° 18.

[2Annick Fiolet, "Des gestes singuliers : juste avant la danse", L’art du cinéma n° 10.

[3Cf. Alain Badiou, "La danse comme métaphore de la pensée", in Petit manuel d’inesthétique (Seuil).

[4On (re)lira avec profit les articles de Daniel Fischer à propos de ce film : "Jacques Tourneur", L’art du cinéma n° 12 ; "Vaudou", L’art du cinéma n° 16 ; "Victorieusement fui le suicide beau", L’art du cinéma n° 29/30.

[5Je reprends ici l’hypothèse de D. Fischer : « La malédiction qui pèse sur le film dès le prologue c’est celle liée au crime multi-séculaire perpétré à l’encontre des Noirs emmenés en captivité sur l’île. » L’art du cinéma n° 16, p.32.