The Yards (1999) de James Gray

À propos d’un plan

par Frédéric Favre

Leo marche sur le trottoir d’un pas vif. Il nous apparaît de profil, au premier plan, suivi en travelling latéral par la caméra. Le trottoir est celui d’un pont qui enjambe les voies ferrées de la ville : les rails rejoignent et emmêlent leurs lignes de fuite dans le lointain, un décor confus de murs, de graffitis, d’immeubles. La lumière du soleil, sans que l’on sache s’il s’agit de l’aube ou du couchant, est rasante et chaude. Elle avive les couleurs, creuse les noirs, met en valeur le jeune homme. On n’entend pas la rue mais la voix off de Leo, résonnant sur son visage muet et paraissant du coup accompagner ses pensées : “...I want to reintegrate my community as a productive citizen [1]. On s’apercevra bientôt que cette phrase vient en réalité en amorce du plan suivant (une scène montrant Leo au tribunal), mais l’effet de montage aura eu le temps de nous toucher, d’imprimer une gravité solennelle à la marche pressée du jeune homme.

Ce plan-travelling sur le héros de The Yards est en fait un très bref moment du film de James Gray, presque l’insertion d’une vue urbaine comme un simple point de respiration du montage, et il se situe de plus à la toute fin de l’œuvre, n’étant suivi que de deux courtes séquences avant le générique. Mais ce plan est également une surprise dans la conclusion du film, une surprise non seulement dramatique mais esthétique et dont la conséquence est de lier brièvement, contre toute attente, The Yards au thème de la figure ouvrière.

SOUS UN JOUR NOUVEAU

L’histoire connaît un dénouement que l’on pourrait qualifier d’heureux là où l’acharnement du sort sur le jeune homme nous préparait plutôt à l’idée contraire, sa mort tragique. En cette fin de film, Leo se dégage enfin du crime (il brise publiquement la loi du silence) en même temps qu’il se libère de son étouffante famille (incarnée par Faye Dunaway en tante muette et terrifiante). Ce rebondissement étonne car il dément soudain la fatalité qui composait son personnage, il refuse que Leo s’accomplisse dans le malheur alors qu’il était apparu peu à peu en digne héros de tragédie. C’est également un retournement de situation qui se produit avec une surprenante simplicité : il suffit ainsi à Leo de parler pour faire voler en éclats le système de corruption. Le film en souligne du reste la fragilité en ramenant cet épilogue judiciaire à une succession de quelques plans courts, à un montage rapide mais surtout ironique : la chute des responsables devient l’affaire d’un instant !

Dans ce contexte donc de revirement scénaristique (qui nous fait du reste craindre le “happyend”) où le personnage se dérobe à un certain prolongement mythologique, à une certaine valeur métaphorique, l’image de Leo sur le pont franchissant les voix ferrées agit comme une mise à distance poétique. Elle est une clôture symbolique du drame en même temps que sa relance, une pause dans la fiction mais qui a pour effet de précipiter la question du devenir du personnage. Leo s’est autrement dit sorti d’ennuis inextricables et la caméra lui répond ici en le filmant pour lui-même, en lui emboîtant le pas dans un sobre mouvement de travelling pour le donner tout simplement à voir.

Et c’est une découverte : pour la première fois le personnage nous apparaît en dehors du thriller et du mélodrame, en dehors d’un rôle. Il est un corps soudainement étranger, résistant, mû par une pensée autonome. Il nous devance en marchant : la caméra placée en retrait voudrait-elle illustrer de cette manière l’écart qui se creuse entre le spectateur et lui ? En nous le montrant légèrement de dos, elle accentue en tout cas l’impression que le destin continue de peser sur ses épaules, un destin cette fois synonyme de renaissance.

UN VISAGE ENIGMATIQUE

Si ce plan-travelling sur Leo produit ainsi l’effet d’un décrochement du cinéma de genre, d’une trouée dans l’univers du film policier, le déplacement de la caméra est suffisamment sensible en tant que geste de mise en scène pour maintenir l’idée du personnage allégorique. Face à cette impression de “retour à la réalité” que peut produire l’image de la banlieue, face au fond à la tendance naturaliste d’un tel décor, le regard posé sur Leo par la caméra est une présence subjective, un signe manifeste du registre de la fable auquel semblent répondre à leur tour, par leur capacité à s’ériger en symboles vivants, d’autres éléments du plan. Ce sont par exemple (pour les rappeler) la voix off qui sacralise la prise de décision et fait de Leo un jeune adulte ( I want... ) ou la lumière, dont la tonalité ambivalente peut jouer l’idée d’un destin nécessairement capricieux. Mais aucun élément de la mise en scène ne semble en revanche faire énigme comme le visage de Leo. C’est un visage qui reste fermé alors que nous attendons des traits réjouis, un visage qui refuse de se livrer davantage quand nous tentons au contraire d’y lire le reflet de la situation nouvelle. Précisons qu’on n’y trouve aucune manifestation de dureté ou d’amertume mais bien cet air atone et neutre auquel Leo a fini par nous habituer, ce regard d’ennui et d’accablement qu’il semble poser sur toute chose autour de lui. Un visage qui nous arrête au fond par une double immobilité, celle de cette expression inchangée alors que la condition même du personnage évolue radicalement, celle que l’on observe directement à l’écran comme un effet du travelling puisque le visage se constitue cette fois en point fixe au cœur d’un paysage en mouvement. Un double vertige par conséquent : la sensation d’une ouverture du monde à partir de l’image de son basculement, la mesure soudaine de notre ignorance profonde du personnage, de sa pensée et de ses intentions face à ce monde.

LA FIGURE OUVRIERE

La figure ouvrière apparaît dès lors comme un éclairage simple et juste du personnage. Portrait longtemps écarté du film, rejeté par Leo lui-même, elle se dessine ici quand nulle fiction policière ne l’en empêche. Elle est autrement dit une explication qui surgit spontanément devant un vide -cette incertitude quant à la personnalité de Leo- mais qui propose aussitôt autre chose que la seule idée de l’avenir fatal. Ce que nous appellerions ainsi un "destin ouvrier" serait avant tout pour Leo le fruit d’une décision personnelle, secrète.

L’originalité du film est bien cependant de présenter cette figure ouvrière en creux, comme une réalité qui ne s’est pas encore produite, c’est-à-dire une situation que nous sommes obligés de penser à défaut d’en faire le constat. Cela nous renvoie à la séquence de l’entretien d’embauche entre Leo et son beau-père Franck Olchin, qui constitue au début du film le seul contact réel (mais très bref) du récit avec le monde ouvrier. Peu d’éléments visuels y étaient réunis (Leo descendra dans un sous-sol d’ateliers), mais on y avait en revanche appris que devenir ouvrier exige plusieurs années de formation (“...couple of years”). Le choix présent de Leo se place ainsi sous le signe d’une telle difficulté... mais il en tire en même temps sa consistance.

Leo n’est donc toujours pas ouvrier à la clôture du film mais il en porte l’idée, une idée disjointe de tout geste ou objet illustratifs, une idée préservée du coup de tout sentimentalisme ou nostalgie. On répondra que le décor de banlieue est ici particulièrement évocateur ; mais il s’agit là d’un décor qui ne va pas plus loin, qui comporte si peu d’indices précis (les voies ferrées ?) qu’il ne fait naître au fond qu’une vague ambiance. En réalité, Leo quitte bien cette toile de fond plutôt qu’il ne l’intègre. Le regard fixé sur l’horizon, mais un horizon hors-champ, il avance le corps penché dans un élan qui le porte concrètement vers l’extérieur du cadre, vers un ailleurs, tournant ainsi le dos à cette image type de la banlieue et ses accessoires réducteurs, à sa représentation étroite de la condition ouvrière.

Construction abstraite, en soustraction de tout objet, la figure ouvrière que propose The Yards est émouvante parce qu’étroitement liée au travelling lui-même. Elle est irruption dans un premier temps, tout comme la caméra interrompt brutalement l’aspect très pictural qui domine The Yards [2] : elle se noue à ce geste cinématographique d’accompagner plutôt que de dépeindre. Elle s’offre certes en perspective unique mais reste en même temps distincte de Leo, à l’état de proposition, repérable dans sa capacité à définir effectivement le jeune homme sans l’assimiler totalement. La figure ouvrière se présente ainsi sur le mode de l’association plutôt que celui de l’incarnation. Elle est un commentaire juste, vrai, mais qui ne s’illustre pas à l’écran, qui reste en quelque sorte en suspens.

Leo est un ouvrier, ou plutôt conçoit de le devenir. La figure ouvrière que nous lui faisons porter à l’avance est avant tout pour lui l’objet d’une prise de conscience et d’une décision, c’est-à-dire d’un processus. Elle n’est pas non plus une situation figée mais une expérience de vie étalée dans le temps, une identité qui se pense dans la durée et se remet en question en permanence. Une figure recouvrant donc l’idée de mouvement en relais de celle d’irruption et qui trouve probablement sa source dans le motif même de la marche de Leo. Ici comme ailleurs, il n’est pas question de métaphore, d’idée incarnée, mais de deux formes qui se répondent l’une et l’autre : la progression physique de Leo sur le pont, le cheminement obstiné d’une volonté.

SOMBRE AVENIR ?

I want to reintegrate my community as a productive citizen” : cette phrase qui surplombe l’action provoque malgré tout un sentiment de malaise. Elle est certes empreinte d’une émotion sincère qui la fait appartenir en propre au plan, qui lui fait en quelque sorte sceller l’état de grâce de Leo, mais elle fait également penser à une leçon bien apprise, à une profession de foi trahissant soumission et naïveté. Elle replace en fait le plan sur un fond plus sombre, une réalité que l’on devine évidemment grinçante, travaillant la fin de The Yards dans ses deux dernières séquences à l’encontre de l’idéalisme provoqué par le plan-travelling. Les images du tribunal (le témoignage final) puis de Leo dans le métro new-yorkais sont ainsi corrosives. Elles nous font penser que la reconnaissance du citoyen passe par la délation publique et la soumission totale au système judiciaire, tandis que la société elle-même est corrompue jusque sur le plan politique. Elles nous présentent un futur ouvrier qui s’émancipe en rejoignant le conformisme social, qui réintègre sa classe pour n’en assurer au fond que la reproduction : c’est ce que suggère cette fin en forme de boucle, le film s’ouvrant et s’achevant sur une scène de métro.

Or n’est-ce pas là une fin qui consacre un ultime retour du thriller, mais un thriller teinté de naturalisme ? Il délivre son point de vue : le thème de la “seconde chance” véhiculé par le scénario débouche sur une vision très critique du rêve américain. L’horizon de Leo, c’est entendu, se place sous le signe du renoncement et de la dépersonnalisation, phagocyté par la propagande, définitivement disjoint de toute idée de rébellion. Autrement dit, le modèle abstrait que nous tenions de la figure ouvrière butte soudain sur une vérité plutôt classique, convenue, et que le genre policier est habitué à dire à propos du capitalisme américain. Et la tournure naturaliste que prend le décor du métro confirme l’académisme qui guette The Yards : c’est bien sur un message social, dilué dans une fin “ouverte”, que nous quittons Leo. Pouvons-nous nous en satisfaire ?

On ne peut que revenir sur le plan-travelling et remarquer qu’il garde intacte sa valeur de conclusion alternative : The Yards aura eu beau nous convaincre de la noirceur ou de la tristesse de la vie politique et sociale américaine, le personnage de Leo aura posé une figure ouvrière dans les termes d’une identité singulière et en constitution ou, si l’on veut, comme un sujet toujours inachevée et non superposable au monde ouvrier. Une figure ouvrière qui rompt avec l’opinion qui n’affiche ni optimisme ni pessimisme - et qui apparaît davantage comme un principe d’action. Elle se donne entre Leo et nous sous la forme d’une pensée à la fois saisissante et progressive d’une condition humaine, une pensée non confrontée à l’expérience mais qui trouve un écho dans la vie soudaine, impatiente et pressée du cadre. Une idée -cinéma de la figure ouvrière : celle-ci n’autorise en effet aucune forme signifiante mais en organise le surgissement et le passage mental. Nous pouvons donc ici et sur ce mode continuer le film, envisager pour la figure ouvrière des confrontations inédites. Deux grandes figures, par exemple, sont à cet instant absentes du monde de Leo : le collectif, l’amour.

Notes

[1"Je veux réintégrer ma collectivité en tant que citoyen productif".

[2James Gray déclare s’être inspiré tout particulièrement des toiles de Georges de La Tour (les intérieurs éclairés à la bougie) et Le Caravage. Voir : “Entretien avec James Gray ”, de Michel Ciment, Yann Tobin, in Positif n°477, novembre 2000.