Ivan (1932) d’Alexandre Dovjenko

L’épique et le burlesque

par Denis Lévy

En français, les écrits sur Dovjenko sont plutôt rares, et assez anciens pour la plupart. Les livres, à une exception près, proposent tous la même opinion condescendante sur Ivan : œuvre de commande (pour le quinzième anniversaire d’Octobre), sévèrement asservie à la propagande stalinienne, écrite en douze jours, ce serait un film incohérent, souvent confus, parsemé de beautés ponctuelles, mais alourdi par un acteur (le rôle-titre) trop figé dans la posture de l’icône. Idéologiquement, il ferait l’apologie du stakhanovisme et condamnerait tout uniment le personnage du tire-au-flanc.

L’exception est le livre de Barthélémy Amengual [1], qui une fois de plus adopte une méthode exemplaire, fondée sur la confiance dans le film : une description précise du film, séquence par séquence, rend compte du réel travail du film, de la création de quelques idées-cinéma.

Faisons nôtre cette confiance, et voyons ce que le film expose, et comment il traite la figure ouvrière, quelles qu’aient été les intentions de Dovjenko, et quelle que soit la part de la commande.

De la commande, il n’est pas très difficile de repérer ce que le film expose, précisément : l’épopée du travail et l’édification du socialisme à travers la construction du barrage du Dniéprostroï, le déploiement de la puissance militaire soviétique, les discours.

LES DISCOURS

Si le discours est une figure obligée du film "à message" -du film militant au sens très large-, c’est loin d’être une particularité soviétique : on sait qu’il abonde par exemple dans le cinéma hollywoodien, de celui du Dictateur au sermon de The Sun Shines Brigh t [2] en passant par la plaidoirie de The Fountainhead [3]Ivan ne cherche pas à s’y soustraire, mais les réserve pour la fin ; les fragments de discours aperçus au début sont présentés comme l’aboutissement des discussions collectives, et se limitent à une ou deux phrases. En revanche, à la fin du film, plusieurs orateurs se succèdent à la tribune. Par ailleurs, le film ne s’achève pas sur leurs discours, mais sur une séquence brève montrant Ivan à l’Université, suivie d’un carton final exhortant les professeurs à transmettre tout leur savoir à Ivan, comme si cette interjection muette était le seul discours que le cinéaste s’autorisait.

Parmi les orateurs, outre un cadre anonyme du chantier, assez vite interrompu par l’annonce d’une voie d’eau dans la construction, la voix "officielle" est incarnée par un militaire, dont on ne sait pas très bien d’où ni de quoi il parle : « Nous avons accompli à ce jour nos "grandes manœuvres" laborieuses. Le vainqueur s’avère être celui qui possède le mieux la technique du combat, celui qui a les pieds les plus propres, qui a le mieux enfilé ses chaussettes, qui a la meilleure conscience politique, qui techniquement est instruit, économe et qui travaille dans la joie. » La juxtaposition surréaliste des chaussettes et de la conscience politique subvertit quelque peu la langue de bois…

Les deux autres orateurs sont d’abord Stepan Gouba, qu’on a vu tirer au flanc tout au long du film, et qui vient protester contre le fait que son komsomol de fils, non content d’avoir dénoncé sa fainéantise ("J’ai peur de mon fils !" s’écriait-il un peu auparavant, en anticipation sur Grand’peur et misère du IIIème Reich de Brecht), vient de le renier publiquement. Ce discours comique est suivi de celui, tragique au contraire, d’une mère qui a perdu son fils sur le chantier et qui vient dire comment elle a réussi à surmonter sa douleur. On voit que la propagande proprement dite est ici assez réduite.

LE DEFILE MILITAIRE

Il y a par ailleurs quelques ruses manifestes du film avec la commande, comme la musique de cirque qui accompagne le défilé militaire et avère ce qu’il est : une parade destinée à impressionner l’éventuel ennemi. Toutefois, ce n’est pas parce que Dovjenko prend le recul de l’humour qu’il faudrait en déduire une quelconque "dissidence" : le film se contente de manifester franchement, à l’instar des discours, sa dimension propagandiste, sans l’hypocrisie généralement attendue de la propagande, mais sans pour autant dénoncer cette propagande. En même temps, le déploiement militaire fait ici fonction de métaphore, celle de la bataille que livrent les ouvriers pour réparer le barrage. Ainsi, métaphoriquement, les flonflons se justifient, auprès des censeurs suspicieux, par la supposée allégresse dans le travail qu’ils peuvent évoquer. Tout le film se tient dans cette prudente distance, cette ambiguïté ironique qui le soustrait à la prise de l’idéologie et déroute sans cesse le regard. Si le cinéma est un art du trouble, Dovjenko en est un des maîtres.

LE CHANTIER

En revanche, tout le monde tombe d’accord sur l’évidente adhésion de Dovjenko à l’enthousiasme officiel suscité par la construction du barrage du Dniéprostroï, et on ne reviendra pas sur les beautés du montage poétique de cet "oratorio à la gloire du travail socialiste", fort bien décrites par Barthélémy Amengual. On y soulignera l’importance de la chorégraphie, des gestes enlevés au ballet pour conférer aux grutiers des grâces de danseurs : plus encore que la grandeur du travail, c’est sa beauté qui est mise en avant -bien davantage la gloire des corps que celle des machines.

Le chantier en lui-même, selon le montage, prend des couleurs très diverses. Il est montré la première fois comme une vision subjective d’Ivan (le premier Ivan, puisque, comme seul B. Amengual l’a relevé, il y en a trois). Jeune paysan qui découvre le chantier où il vient s’embaucher, il se penche par la fenêtre, le soir de son arrivée, pour contempler le barrage. Si les panaches de fumée nocturnes qu’on aperçoit alors en plongée peuvent être assignés à une vision "réelle" d’Ivan, les images qui suivent ("Une benne descend. Une planche tombe, produisant une étoile d’écume.[…] Des vagues s’élancent à l’assaut de la berge") [4], à la fois effrayantes et grandioses, machines domptant la nature, combats de géants provoqués par une foule de silhouettes lointaines baignées d’une lumière incertaine, -ces images ne peuvent qu’être identifiées à une vision imaginaire : la rêverie d’Ivan, le rêve soviétique dans sa sombre gloire. Le retour répété du profil d’Ivan penché vers les lueurs nocturnes insiste sur l’intériorité de la vision. Cette idée se répercute sur les séquences de chantier qui suivent aussitôt, malgré une rupture de tonalité marquée par la lumière éclatante, la musique majestueuse et une série de travellings rapides qui impriment une dynamique aux piliers de béton et aux armatures de métal.

Mais le chantier ne prend véritablement un nouvel aspect qu’avec l’apparition des corps, cette fois vus de près, singularisés et, comme on a dit, chorégraphiés. Ce mouvement qui va du barrage aux corps au travail reprend celui du prélude du film, où l’on descendait lentement le Dniepr pour déboucher soudain sur des rapides, puis des torses nus de rameurs. On y passait de la nature immobile à l’activité des hommes, on passe maintenant du chantier aux ouvriers, de l’effet à la cause, de la grandeur du résultat à la beauté du travail. Et c’est, comme de juste, autour de la question du travail que va se constituer la figure ouvrière.

Ivan, saisi par l’enthousiasme des novices, bat des records, préfigurant le stakhanovisme. Mais il se fait réprimander pour la mauvaise qualité de son travail, qui risque de provoquer un accident. Et un accident a lieu en effet (sans qu’il soit d’ailleurs explicitement rapporté à la négligence d’Ivan), où trouve la mort un jeune ouvrier dont on apprendra, à la fin du film, qu’il s’appelait aussi Ivan. Le chantier est alors à nouveau décrit de toute autre façon, traversé au pas de course par la mère affolée de la victime, qui se heurte de tous côtés aux machines agressives, aux stridences assourdissantes (musique "concrète" de sifflets, chuintements, crissements, martèlements, sirènes, auxquels se mêlent les cris d’avertissement des ouvriers).

LA FIGURE OUVRIERE

Cette diversité d’aspects évite donc la sacralisation du chantier par l’épique. La figure ouvrière n’y est pas davantage sacralisée, comme en témoigne le simple fait d’avoir multiplié les Ivan, nom d’une figure collective. Si l’acteur qui interprète le rôle central a en effet un physique de médaille, il ne faut y voir que la frappe de l’Idée, quand tout le film s’emploie à donner tort au comportement
du personnage. Car ce n’est pas un personnage qui incarne la figure ouvrière, c’est le film qui la constitue peu à peu, qui la tresse à partir de corps, de visages, de voix multiples, d’abord saisis dans l’effort du travail, avant d’être le support d’un processus.
On a vu que loin de faire l’apologie du stakhanovisme, le film oppose la qualité à la quantité. "Êtes-vous des ouvriers de choc spéciaux ? " demande Ivan en défi à ses compagnons. "Nous sommes des ouvriers qualifiés", répondent-ils avec superbe. À la puissance du travail est associée son intellectualité : Ivan finit par comprendre la nécessité d’apprendre à travailler. Nul ne semble s’étonner qu’Ivan se retrouve à la fin sur les bancs d’un amphithéâtre pour apprendre à taper correctement sur un crampon (puisque c’est tout ce qu’on voit de la mauvaise qualité qu’on reproche à son travail). Cette invraisemblance, ou disproportion, ne s’explique que si l’on s’extrait de l’anecdote pour saisir l’idée : la figure ouvrière est une figure de la pensée. Il fallait, pour parfaire le portrait de cette figure idéale et concrète qu’offre le film à la politique, au plus loin des massivités en marche de l’art stalinien, l’augmenter d’une dimension intellectuelle.

Qu’il s’agisse là d’une figure imaginaire, le film ne se fait pas faute de le souligner : non seulement par le choix d’un acteur "beau, statique et déclaratif comme un slogan" [5], mais aussi par la ressemblance physique des deux Ivan principaux (le troisième, la victime de l’accident, n’est qu’un corps sans visage, tout juste entr’aperçu après sa mort, et dont le nom ne sera révélé qu’à la fin), qui brouille leur image et entretient une légère mais permanente confusion, un peu onirique. [6]

Il est surtout remarquable qu’à cette figure à la fois un peu raide et diaphane le film oppose un personnage bien en chair, sans doute le seul véritable personnage du film : Stepan Gouba, "le réfractaire ", comme le nomme justement B. Amengual, interprété par Stepan Chkourat, acteur fétiche de Dovjenko. [7]

LA FIGURE DU PEUPLE

Gouba est un paysan -comme du reste la plupart des autres figures du film ; mais contrairement aux autres, Gouba, qui en a gardé l’habit, ne cesse pas de se conduire comme un paysan, se désintéressant absolument du chantier lui-même pour aller à la pêche (bien que parti volontairement pour travailler sur le chantier). Mais c’est surtout un personnage directement inspiré du burlesque : il y a quelque chose de chaplinesque dans son dandinement aussi bien que dans son comportement asocial. On se souviendra notamment de la scène où il rôde autour d’une cabane sur laquelle, au-dessus d’un guichet, est planté l’écriteau "CAISSE NOIRE", lui-même surmonté d’un haut-parleur : après de comiques manœuvres d’approche, il finit par frapper au guichet, d’où surgit une main qui lui remet une liasse de billets ; Gouba commence à les compter, mais la main ressort, tendue pour une poignée de mains ; Gouba la serre joyeusement, mais elle ne le lâche plus, entraîne irrésistiblement son bras à l’intérieur du guichet, comme dans un cauchemar, malgré ses contorsions. Gouba finit par se dégager, mais le voilà maintenant poursuivi par une voix sortie du haut-parleur, qui donne son signalement, et se répand partout où il s’enfuit, telle la voix d’un "Big Brother" omniprésent. Il est, comme Charlot, le petit homme en proie à l’État.

Du personnage burlesque, il assume aussi la fonction de laissé pour compte, de déchet de la société, qui lui permet, parce qu’il n’a rien à perdre, de se mettre en travers de toute situation, d’y être diagonal. Mais cette dimension est ici radicalisée, puisque le personnage de Gouba est présenté dans une singularité absolue, y compris, donc, par sa qualité de personnage. À aucun moment, il ne constitue même un "camp" autour de lui, comme il arrive au héros burlesque : il est seul contre tous -et c’est d’ailleurs un des traits qui suscitent la sympathie du spectateur, comme souvent. Tenir bon sur ses principes contre tous, chez un personnage de cinéma, est généralement vu comme une marque de courage, indépendamment de la teneur de ces principes, et a fortiori quand il s’agit de tenir tête à l’autorité. Et dans sa résistance passive à l’État, le film fait transiter par le personnage de Gouba une possible figure du peuple.

C’est certes d’abord une figure assez substantielle du peuple, avec ses éclats d’humeur, bonne ou mauvaise, ses manières brutes, sa paresse et sa ruse bornée -mais c’est aussi le peuple qui se

penche sur les fleurs ou qui revendique de décider librement de son engagement politique (quand il s’agit d’envoyer de la main-d’œuvre paysanne au chantier : "Ce n’est pas une loi ! Si j’ai envie, j’y vais, si j’ai pas envie, j’y vais pas ! [un temps de réflexion] J’y vais !"). Bien que son comportement (de paresseux, de parasite) soit éminemment blâmable au regard de son fils komsomol, qui est à vrai dire le seul à paraître concerné par les agissements de son père, le film ne parvient pas à condamner vraiment le personnage. Les apparitions de Gouba sont autant de ponctuations comiques, de pauses dans la tension épique. L’irruption, au beau milieu d’un développement héroïque sur les ouvriers au travail, de Gouba à la pêche fait d’autant plus l’effet d’un gag que l’image et la musique l’héroïsent à son tour : perché dans le ciel au bout d’une planche, au-dessus du chantier lointain, le geste du pêcheur répondant à ceux des grutiers, Gouba s’inclut à sa façon dans la symphonie du Dniéprostroï.

FACE-A-FACE D’INFIGURABLES

L’alternance de l’épique et du burlesque construit ainsi une curieuse confrontation entre une figure ouvrière multiple et une figure du peuple singulière (Gouba d’ailleurs ne se fait pas faute de rappeler sa singularité). Confrontation inhabituelle, d’abord, parce que les deux figures sont généralement imbriquées (les ouvriers, c’est une partie du peuple) ; et paradoxale, ensuite, dans la mesure où cette confrontation est présentée comme celle de deux infigurables : la figure ouvrière, qu’on croit un instant incarnée en Ivan, se dissémine aussitôt dans le multiple, et la figure du peuple, incarnée par le corps massif de Gouba, est aussitôt déportée vers le burlesque, vers la figure du déchet, -le peuple qui, justement, n’a pas de figure possible. La barbe de Gouba, en ce sens, c’est un peu le masque d’Arlequin (ou celui de Charlot, ou de Keaton, ou de Langdon).

La confrontation a lieu notamment dans la séquence qui vient illustrer la réplique "Nous sommes des ouvriers qualifiés" en présentant une galerie de portraits de "héros du travail" réels, chacun annoncé par un carton énumérant ses titres de gloire, et chacun posant fixement comme pour un portrait officiel, sur une musique majestueuse. Ici encore, la "commande" s’affiche comme telle, dans la crudité si manifeste du pompiérisme officiel qu’elle en devient ironique. Au beau milieu de ce défilé, surgit Gouba, qui se présente lui-même : "Je suis un tire-au-flanc. Voici mon profil. Voici ma nuque. Et ça, c’est ma démarche". Et il se met à marcher en rond, de son pas de Charlot paysan. Se tournant à nouveau vers le spectateur : "Il y en a marre de torturer les gens ! Le plan quinquennal se fera en un an !", il éclate de son rire homérique. Et le défilé des héros du travail reprend avec la musique, impavide, pince-sans-rire.

La contraposition de la figure ouvrière officielle et du réfractaire Gouba est certes celle des bâtisseurs du socialisme et du paresseux dont l’individualisme vient parasiter leur éloge, -et il est probable que la censure de Staline s’est arrêtée à ce sens. Mais c’est aussi une opposition entre l’immobilité et le mouvement, entre le figé et le vivant, entre le muet et le parlant. C’est surtout une interruption de l’épique par le burlesque, un allégement soudain, par le comique, d’un héroïsme qui commençait à s’étatiser un peu trop dans les "hommes de marbre". De plus, la terrible apostrophe sur le plan quinquennal rejoint la critique implicite du stakhanovisme qu’on a vue à l’œuvre précédemment, à ceci près qu’elle se donne cette fois sur le mode comique (elle sera aussitôt reprise ensuite sur le mode sérieux dans un débat entre ouvriers : "Qu’y a-t-il de commun entre les tire-au-flanc et la mauvaise production ? ").

En en faisant une figure comique, le film fait de Gouba une figure de la distance, et notamment à l’État. Elle est ce qui doit à la fois s’arracher à la représentation en substance du peuple trivial et bon vivant pour exister face à l’État, à égalité avec les figures héroïques, et venir corroder toute tentation de faire de la figure ouvrière l’incarnation d’une idée.

On notera que, même si le personnage ne semble pas se transformer, sa présentation évolue : d’abord montré en solitaire (mais pensif), le film l’inclut peu à peu dans la vie des ouvriers. Il finit même par intimer, d’un poing menaçant, l’ordre de se taire à un chef de chantier (figure drolatique de la nouvelle bourgeoisie) qui vient de traiter les ouvriers de "péquenots" ; le plus déroutant est d’ailleurs que Gouba n’a pas assisté à la discussion : c’est donc véritablement le montage qui l’y inclut.

La "condamnation" du tire-au-flanc est elle-même ambiguë. Quand Gouba vient devant l’assemblée des ouvriers protester contre le reniement de son fils ("Et le père, il ne compte pas ? … Je suis une individualité unique !"), seul le silence lui répond ; après un long moment d’embarras muet, il ne trouve rien de mieux que de péter, avant de s’enfuir sous les rires de l’assistance. Il est sur le point de sortir, quand Ivan (le premier) se lève et l’arrête : "Donnez la parole à un ouvrier ! (À Gouba) J’ai honte d’être né dans le même village que vous !" Gouba s’esquive rapidement, tandis que le père d’Ivan, qui était assis à côté de lui, se lève et s’adresse à la tribune : "Camarades, pardonnez cet incident" - comme si la honte était d’avoir honte. "Ça ne fait rien, Stepan Vassilievitch", répond l’orateur, qui se tourne maintenant vers le komsomol Ivan, fils de Gouba : "Ça ne fait rien, Ivan : aujourd’hui, c’est la classe ouvrière qui t’adopte". L’adresse du pardon est doublement équivoque : "Stepan" semble d’abord s’adresser à Gouba, avant qu’on comprenne que c’est aussi le nom du père d’Ivan, de même que "Ivan" est prononcé avant qu’on voie le komsomol. La sortie de Gouba s’accompagne donc d’un effet de confusion des identités qui détourne rapidement la gêne occasionnée par la confrontation directe de la figure ouvrière et de la figure du peuple.

Comme si le film ne pouvait s’achever sur cette contradiction (redoublée, puisque le père d’Ivan manifeste sa désapprobation), qui se solde en définitive par l’éviction du seul personnage du film, la mère de l’Ivan mort apparaît à l’endroit où Gouba vient de disparaître, comme appelée par la phrase "C’est la classe ouvrière qui t’adopte". Elle traverse, interminablement, la foule et monte à la tribune : "Il est mort comme dans un grand combat, mon fils unique, Ivan. Je suis une mère, une ouvrière." Les "officiels" s’agitent faiblement pour la faire taire, mais en vain. La dernière touche apportée au portrait d’une figure ouvrière multiple sera d’abord tragique -la mère se souvient de son fils vivant, dit comment à sa mort le monde s’est arrêté- puis réconciliateur -"Je comprends, mais je ne sais pas bien le dire… Écoutez, camarades, ouvriers de choc"- : la salle entière se lève et l’ovationne comme un seul homme. L’unité est réalisée autour de la figure tragique de la Mère [8], venue se substituer au père comique, au peuple substantiel qu’il a fallu congédier, bien qu’à regret. Il ne restera plus, pour achever de construire la figure ouvrière, qu’à montrer Ivan sur les bancs de l’Université, le regard concentré sur l’horizon de la pensée.

Ivan est donc loin d’être registrable à la propagande officielle : le film propose au contraire une distance critique à l’égard de la politique stalinienne, avec une liberté de pensée véritablement audacieuse pour l’époque, qui ouvre à une autre politique. Encore faut-il, pour entendre la voix de Dovjenko, assumer le regard émancipé que ses films exigent. [9]

Notes

[1Dovjenko, "Cinéma d’aujourd’hui", Seghers, Paris 1970.

[2Le soleil brille pour tout le monde (John Ford, 1953). Cf l’article d’Élisabeth Boyer dans L’art du cinéma n° 10.

[3Le rebelle (King Vidor, 1952).

[4B. Amengual, op.cit., p.74.

[5Luda et Jean Schnitzer, Dovjenko, Ed. Universitaires, p. 85. Ils ajoutent cependant que « le réalisateur et poète Nikolaï Chenguelaïa qui admirait Ivan répondait à ceux qui reprochaient au héros d’être "abstrait, sculptural, beau comme un marbre" : "Le personnage principal de ce film, c’est l’idée" » (p. 91).

[6Même leurs pères respectifs s’appellent tous deux Stepan.

[7Sur les personnages qu’il interprète dans La Terre et Aérograd, cf les articles d’Élisabeth Boyer dans L’art du cinéma (n° 6 et n° 9).

[8On connaît la valeur emblématique de la figure de la Mère dans la littérature et le cinéma russes (notamment le roman de Gorki et les adaptations qu’en ont faites Poudovkine et Donskoï).

[9On ne dira jamais assez ce que Godard doit à Dovjenko. Cette exigence d’émancipation du regard est notamment l’héritage qu’il en reprend.