La figure ouvrière

par Elisabeth Boyer

Nous avions fait l’hypothèse, dans le numéro 24 de notre revue [1], que la question de la figure ouvrière faisait retour dans la configuration contemporaine. Cependant, tous les films que nous avions repérés alors -à partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, en Angleterre Les Virtuoses de Mark Herman, en France "toutes sortes de tentatives, de Reprise à Marius et Jeannette, [qui visaient] à se prononcer sur une certaine figure ouvrière, dans l’élément du P.C.F. ou de Mai 68"- et qui ne traitaient "que de sa fin", et ne donnaient lieu (principalement) "qu’à des opérations nostalgiques".

Le problème que nous posions alors était "de savoir si le cinéma peut contribuer à la généralisation subjective de l’autonomie de la figure ouvrière". Bien entendu, débarrassée de tout élément nostalgique, détachée de toute objectivité sociale : "C’est bien de la possibilité d’un croisement réel du cinéma et de la politique qu’il s’agit, et sans doute faudrait-il que la figure ouvrière soit précisément le point réel infigurable du film, comme cela est après tout esquissé dans L’école de Mai, de Denis Lévy (1979)." [2]

C’est donc aux termes mêmes de cette question que nous allons exposer ce présent numéro.

"OUVRIERS VIVANTS"  [3]

Des films, dans une relative abondance, l’attestent : l’ouvrier réapparaît sous un jour nouveau. Subjectivités singulières, les "héros" de ces films, la plupart simples ouvriers, et parmi les plus précaires, sont des figures autonomes, dans une sorte de solitude inaugurale, libres de tout système de représentation : pas de référence à une quelconque "lutte des classes" ou à une ligne idéologique (politique ou syndicale), fût-ce dans la nostalgie -pas même de trace d’un mouvement ouvrier. Ces personnages, d’apparence ordinaire, présentent cette singularité de ne pas céder devant un état de choses : ils pensent des situations, décident, font reculer l’impossible, même sur un point restreint -étant entendu que "restreint" n’est pas synonyme de "petit". Car cela transforme réellement le monde, et modifie fondamentalement l’image abaissée, blasée, close sur elle-même, effrayante que les médias diffusent quotidiennement sur l’état du monde (la mondialisation, le chômage, les discours sécuritaires, les fermetures d’usine, la fatalité des morts par le sida), concluant toujours que les cours de la bourse, la compétitivité, détiennent tous les cordons des décisions.

Ces films s’insurgent contre cette fatalité obscurantiste et servile, et refusent l’idée de l’impuissance de l’individu : la puissance subjective mise en scène fait sujet du traitement possible, pour chacun, dans une situation, d’au moins un impossible. Si ces films ne sont pas des films "politiques", il faut les qualifier de didactiques, dans la mesure où ils sont en rupture avec l’opinion, avec la pensée consensuelle, et aussi qu’ils délivrent l’idée de possible de la tyrannie du nombre -c’est-à-dire d’une impuissance à ne rien entreprendre avant d’être "assez nombreux".

Il est tout à fait remarquable que le point d’ancrage commun à ces films -tous récents (de 1999 à 2001)- se fasse à partir de la question du travail ouvrier : non sous l’aspect des conditions de travail, mais du travail pris comme enveloppe de la subjectivité.

Il s’agit par ailleurs de films de facture et de tonalité très variées : la fiction très sobre de Ressources humaines, de Laurent Cantet ; la caméra subjective de Rosetta des frères Dardenne ; l’effet conte moderne de la Petite vendeuse de soleil de Djibril Diop -effet présent aussi dans une ou deux scènes réussies de Marie-Line de Mehdi Charef ; la tonalité burlesque du road-movie-film-enquête de The Big One de Michael Moore ; le plus surprenant étant l’émergence avec La Tour Montparnasse infernale d’un véritable film burlesque français, dans la filiation des grands burlesques américains.

Nous consacrerons également une partie importante de notre enquête à penser l’histoire des
différents aspects de la figure ouvrière à travers les formes cinématographiques du XXème siècle, à partir de films très différents, et d’époques, de provenances diverses : Ivan (1932) de Dovjenko ; Les Temps modernes (1936) de Chaplin ; L’homme au complet blanc (1951) de Mackendrick ; Tout va bien (1972) de Godard ; L’homme de marbre (1976) de Wajda ; Harlan County USA (1976) de Barbara Kopple ; Trop tôt, Trop tard (1981) des Straub-Huillet ; Roger and Me (1989) de Michael Moore ; They Live (Invasion Los Angeles) (1989) de Carpenter ; Ressources humaines (1999) de Laurent Cantet ; The Yards (1999) de James Gray.

Si l’on a coutume de prévenir qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, déclarons préliminairement qu’il suffit, au contraire, qu’un film montre des ouvriers pour suggérer, même minimalement, l’attente d’une position sur la question d’une figure ouvrière [4]. Il n’y a pas de degré zéro, aucune forme d’innocence à la présence d’ouvriers dans un film. D’autant plus qu’il s’agit aujourd’hui pour le cinéma d’intervenir dans une situation, en apparence du moins, où la figure ouvrière, massivement, semble défaite, dévastée par plus de vingt ans de silence sur le nom même "ouvrier".

I -LA NON-INNOCENCE DES OUVRIERS AU CINEMA

1) Au commencement étaient des ouvriers : 1895, La sortie des usines Lumière

Ou l’innocence, peut-être, en 1895, avec la Sortie des usines Lumière, cette "première", prise fugitive, capture filmique d’à peine une minute (une bobine de 17 mètres) : la caméra est placée devant les portes de l’usine, à l’extérieur. Les ouvriers sortent. La prédominance des femmes trouble, en robes amples et coiffées de capelines, au plus loin du cliché de l’homme à la casquette, des représentations que nous connaissons depuis.

Cependant, ce premier "film" de l’histoire, quelles qu’aient été les intentions de Louis Lumière, signale d’emblée la puissance réelle du cinéma à présenter des mondes multiples, à les redimensionner -en faisant spectacle de l’ordinaire, par exemple. Ici capacité discrète -mais "manifeste"- à montrer des ouvriers, des gens simples sortant du travail.

Ce que le cinéma enregistre et expose est toujours, même fugacement, "curiosité scientifique" : l’objet le plus banal est extrait de son contexte spatial et temporel. Le naturalisme est la tentative d’annuler cette capacité, mettant la forme au défi de donner l’illusion d’un monde "naturel" : le naturalisme est un travail de forçage qui tend dans toutes ses opérations formelles à dénier au cinéma son impureté essentielle. Sa finalité est l’imitation. L’imitation est un simulacre de répétition, l’anéantissement de la répétition en tant que possibilité d’opération artistique. [5]

2) La responsabilité du cinéaste : 1981, Trop tôt, trop tard.

C’est au rebours de cet effet que le film des Straub-Huillet Trop tôt, trop tard (1981) va réitérer le geste inaugural de Lumière, en filmant la sortie d’une usine au Caire, onze minutes en plan fixe (alors longueur d’une bobine), dont la majeure partie ne s’accompagne que d’un son direct d’ambiance.

C’est littéralement en ce sens de "manifeste" qu’il nous faut mesurer ce geste -de surcroît un hommage- : d’une part, la répétition est justement une possibilité inouïe, créatrice, et intrinsèque au cinéma. D’autre part, le film des Straub lève définitivement les scellés d’innocence concernant la fondation du cinéma : autrement dit, Trop tôt, trop tard (re)déclare le cinéma en charge de la question de la figure ouvrière, mais ceci se donne formellement dans une tonalité d’une extrême gravité. Déjà dans son titre, dans cette tension stricte des temporalités entre le regrettable "trop tôt" et le menaçant "trop tard" qui, malgré ses allures de jugement général sur l’Histoire, est un défi au peuple de se reconstituer comme sujet politique, maintenant, de ne pas se laisser déposséder du temps. Mais aussi dans la radicale économie de mouvements du film, tant dans la première partie en France, que dans la seconde (plus longue) en Égypte (beaucoup d’autres petits films des reporters Lumière sont repris, y compris un travelling sur le Nil). Il s’agit bien d’un manifeste : l’impératif pour le cinéma de repenser ses sources, non pour un retour originel nostalgique, mais pour ressaisir tous les possibles de l’art : une caméra solide comme un bœuf, immobile comme un sphinx, dont la pesanteur serait une force, pas antagonique du mouvement, mais qui ne se préoccuperait pas uniquement, comme le journalisme de tournoyer dans l’actualité, de se maintenir au cœur de l’opinion, une caméra au plus loin de l’effet télévision. Cette caméra se tiendrait là où on la voit si rarement, patiente dans la durée, comme devant cette porte d’usine lorsqu’elle enregistre la démarche tranquille d’ouvriers en djellaba poussant leur bicyclette ; une caméra qui se camperait à la périphérie des villes, sûre de son angle de vue, pour capter la vie des cités ouvrières -signalée ici par la note tenue d’une sirène d’usine, le cri de Tarzan d’un gamin égyptien-, ancrages universels au réel. Le film semble défier la cohérence du temps et de l’espace, la possibilité d’un croisement réel du cinéma et de la politique. La voix d’homme à l’accent égyptien, qui rappelle les grandes luttes populaires de libération nationale (dès 1919 contre l’occupant britannique), ne parvient pas à contredire entièrement l’image du flot paisible de cette sortie d’usine : "Les ouvriers passeront à des formes de lutte spécifique, occupation d’usine, et autodéfense contre les formes de répression". Atteste la voix off. L’image montre, têtue, les portes de l’usine intarissables d’ouvriers. Saturé par la résonance de cet insigne passé politique, le très long silence qui suit serait comme le constat extérieur d’une dévastation subjective touchant la foule des ouvriers présents, si ces ouvriers n’étaient rendus minimalement vivants par l’ambiance sonore feutrée de cette chaude après-midi, si l’espace visuel ne s’en trouvait dilaté, ouvert à tous les possibles, par la durée incroyable du plan. L’angle de vision bascule, se libère du passé, de l’histoire, peu à peu se place en intériorité au plan, dans un sens oublieux de tout anachronisme : ces ouvriers sont les fils et petit-fils des combattants des grandes luttes passées -ils devaient bien le plus souvent sortir de l’usine aussi banalement en apparence. Après tout, de ces ouvriers d’aujourd’hui nous ne savons rien d’autre que la réalité de leur présence à l’écran, hors signification. Il y a peut-être de la politique hors-champ ? La figure ouvrière est bien le point infigurable du film, mais en équivoque avec "impossible". Cet obscurcissement naît d’une obstination des Straub à ne penser cette figure ouvrière qu’en terme de lutte de classe, et dans une vision historicisée ("révolutionnaire") de la politique. C’est ce qui confère au film, malgré tout, un sentiment d’amertume, une dimension nostalgique.

Le film semble prophétiser, en les redoutant, les vingt années de silence quasi général sur la question de la figure ouvrière que seront les années quatre-vingt, et quatre-vingt-dix.

Trop tôt, trop tard demeure cependant, plus puissant que sa nostalgie : en reprenant les gestes de Lumière, dans un acte manifeste de re-fondation, il enjoint au cinéma, dans le retrait apparent de la politique -ici désigné comme suspens d’un destin historique-, la tâche artistique (concentrée par les Straub dans l’idée de résistance) de se tenir en charge de la figure ouvrière, emblème d’un peuple résistant, politique.

3) Regards sur le point de vue d’un historien : 2001, L’écran bleu  [6]

Dans son livre, Michel Cadé, historien de la représentation des ouvriers dans le cinéma français, prévient que "si l’impact des événements politiques et sociaux est certain sur la fréquence des représentations ouvrières dans le cinéma, à l’exception notable de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, il ne faut cependant pas perdre de vue que, même dans les périodes fastes pour le sujet (…), le monde ouvrier demeure le grand négligé de la production cinématographique française".

Notons d’abord que l’événement est pris dans une indistinction avec le fait. "L’événement n’est pas de l’ordre de la réalité." [7] Ce qui est ici déposé en creux par l’historien, mais inexpliqué (parce qu’imprononçable de l’intérieur d’une adhésion à la politique parlementaire), c’est que l’arrivée de la gauche au pouvoir, qu’il qualifie d’"événement" et d’"exception notable" pour ce qui est de son impact sur la fréquence de la représentation des ouvriers à l’écran, aura donc été résolument contemporaine de la disparition des ouvriers à l’écran, et ceci pendant deux décennies (et nous précisons que c’est cela l’événement). Il refuse ici d’admettre cette corrélation : la victoire électorale de la gauche est un fait politique aux conséquences graves pour l’ouvrier. Ce point
d’achoppement se confirme de ce que Trop tôt, trop tard, sorti en 1981, film comme nous l’avons vu sur l’absentement de toute figure ouvrière et sur la difficulté du peuple à se constituer comme sujet politique, est absent de la liste de Michel Cadé.

A partir des films antérieurs, il établit le repérage suivant : "Quatre périodes voient la silhouette ouvrière occuper un peu plus les écrans qu’à l’ordinaire : les années 1934-39, entre crise et Front Populaire ; la fin des années 40 et le début des années 50, dans l’euphorie de la Libération et l’ambigu triomphe des gauches politiques et syndicales ; les années suivant l’explosion de mai 68 -en gros de 69 à 72 ; les années 90, particulièrement à partir de 93 où se conjuguent les interrogations nées d’une lente sortie de crise avec un renouveau du cinéma français".

Nous observons qu’il opère une sorte de basculement un peu flou pour tenter d’identifier cette période des années 90, où "le renouveau du cinéma" lui-même semble passer au poste de commande dans la fréquence de la "représentation des ouvriers" et non plus, les "événements" politiques, comme il le soutenait jusque là. Qu’aucun événement politique ne soit plus repérable, totalisable "historiquement", ni donc nommable qu’en termes "d’interrogations nées d’une lente sortie de crise", laisse l’historien perplexe. Cela ne délivre que des repères imprécis : qui se pose des "interrogations", sur quoi ? et de quelle crise est-il annoncé "une lente sortie" ? M. Cadé continue à parler des ouvriers en terme de classe ouvrière, de condition ouvrière, de représentation des ouvriers, parce que sa subjectivité se place de l’intérieur d’un système unique de représentation (d’où l’usage fréquent du cliché "silhouette ouvrière"), dans la logique de la politique parlementaire (et syndicale) et que son repérage de la représentation des ouvriers dans les films reste la plupart du temps purement descriptif, thématique, et taxinomique - on peut ainsi y trouver ponctuellement des observations intéressantes, le livre possédant les avantages d’un dictionnaire thématique. Il n’y est cependant jamais question de figure ouvrière en ces termes, mais quelquefois du politique (et non pas de la politique), synonyme de luttes sociales et syndicales. Il est donc encore dans l’idée qu’un parti peut représenter une "classe ouvrière", et comme il est vrai que les partis sont internes à l’Etat, il n’envisage nullement la capacité d’une figure ouvrière autonome.

Car ce que nous appelons ici la figure ouvrière est justement incompatible avec un quelconque système de représentation. D’où s’infère une impossibilité pour le cinéma de la figurer. Nous verrons, par ailleurs, que c’est une vieille question du cinéma, même si elle est ressaisie aujourd’hui sous un angle nouveau, parce que mise à nu -dégagée de l’autorité de l’Histoire, de la puissante référence aux classes, à la lutte des classes et dans l’absence de tout mouvement ouvrier. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passe rien dans les usines et sur les chantiers. [8]

Il n’est pas totalement innocent que le premier grand film burlesque sur le sujet, en 1936, ait pour titre Les Temps modernes, point sur lequel nous reviendrons amplement. Chez Dovjenko, dans Arsenal (1929) et Ivan (1932), le sujet des films porte davantage sur la subjectivité singulière des héros prise dans leur rapport au grand mouvement révolutionnaire, inauguré par Octobre 1917.

Oui, le réel change, mais la question des ouvriers, celle politique, d’une figure ouvrière autonome, est moderne. Comme le déclarait l’Organisation politique en l’an 2000, contre l’opinion de l’évidence de leur disparition : "les ouvriers, ce n’est pas archaïque, c’est moderne et ça va continuer de l’être pendant longtemps.". [9]

On peut reconnaître dans les formules un peu vagues de M. Cadé -effet d’une description brute- l’intuition d’un "temps historique" nouveau. Nous le clarifions ainsi : notre temps est dominé par une difficulté à le nommer "extérieurement", tant du point de vue de l’Histoire parce qu’il est déconnecté d’une finalité sensée, que par la dimension inappréhendable de "grands" événements politiques. Car la logique de l’Histoire (et de l’Etat) est toujours scellée au quantitatif : n’existe que ce qui est grand, globalement et quantitativement repérable (les sondages, les élections). En témoigne également, l’usage fait de la lenteur pour qualifier la période actuelle, opposée à l’"euphorie", au "triomphe", ou à l’"explosion", trois noms de la violence éphémère pour appeler les événements politiques passés.
Nous disions à L’art du cinéma qu’en effet le réel change. Reprenant l’expression à Mallarmé, Alain Badiou a déclaré en maints écrits et circonstances que notre temps est celui de l’"action restreinte" : "Soyons dès l’abord convaincus qu’il y a aujourd’hui très peu de politique en circulation, presque pas, et qu’elle est tout particulièrement aux lisières de l’inexistence quand elle fait parade de son nombre [10]. ".

Si des événements politiques ont un impact sur l’art du cinéma, en tant que réel, la touche d’un réel par un film n’a cependant jamais de caractère d’évidence, car il ne s’agit nullement de rapports objectifs, mécaniques.

Contrairement à la démarche de l’historien, notre façon d’aborder les films, à L’art du cinéma, n’est pas descriptive : "Le rapport de pensée au moment actuel d’un art est une prescription localisée, et non une description. Tout dépend du point où on se situe subjectivement, et en définitive des axiomes qui soutiennent le jugement." [11]

Nous cherchons à y identifier, dans l’indivision des formes et du sujet, des idées-cinéma : c’est la capacité d’art du cinéma. A la recherche d’une figure ouvrière autonome, nous voyons à présent comment le cinéma questionne les formes de représentation des ouvriers dans les années soixante-dix dans un film de la Modernité. Qui d’autre que Godard pouvait oser, condenser dans le dire d’un acteur -ouvrier de surcroît-, la question : "C’est quoi un ouvrier ? " dans un réel désir de vérité, tout du moins de clarification politique, et non de naïveté feinte.

4) Après l’Histoire : - Godard / Gorin 72

Quelle(s) histoire(s) ? -1-

Affirmons que la question hante les films de Godard depuis La Nouvelle Vague, dont A bout de souffle en 1959 sera le Manifeste. Elle se pose en ces termes : quelle écriture cinématographique est en mesure de dire notre temps ? [12] Mais c’est trop peu dans ces années-là, les années 70, pour Godard, de "dire" le temps. [13] Le cinéaste se doit d’en être, d’intervenir dans ses films au plus près du réel politique. Godard, seul cinéaste de la Nouvelle Vague à se tourner vers le cinéma militant, entreprend avec Jean-Henri Roger et Jean-Pierre Gorin le tournage de films didactiques avec le Groupe Dziga-Vertov. [14]

Grande époque d’une réflexion collective intense lisible, en dehors des films, dans les Cahiers du cinéma [15] , où des études critiques tentaient de démontrer l’étroite connivence des idéologies politiques sous-jacentes aux choix formels -réflexion argumentée et riche, puisant également dans les écrits de Brecht ou de Mao Tsétoung.

L’articulation pratique-théorique extrêmement forte du cinéma avec une réflexion politique d’intervention reste aujourd’hui comme une entreprise de pensée d’une étonnante richesse, même si en plusieurs endroits, ses excès dogmatiques prêtent à sourire. Parce que dans la critique la politique est au poste de commande, on voit la réactivation massive de critères anciens (d’après guerre), celui de la séparation de la forme et du contenu ou une division globale en films progressistes ou réactionnaires. Toute époque connaît des dogmatismes. Ils sont aussi une part d’héritage que la pensée ne doit pas ignorer. Si l’on en sourit, c’est que l’on voit bien que couvent là des questions fortes, sous un déguisement un peu grotesque : points de butée de la pensée comme cristallisée, figée, par peur de perdre l’ancienne nouveauté. Si l’on se moque des dogmatismes, ce n’est que paresse ou imbécillité. Et ce n’est pas leur opposer une réponse correcte, le dogmatisme étant lui-même une forme de paresse, un état de fatigue de l’idée.

Ces critères qui scindent forme et contenu ont fonctionné très longtemps, et perdurent dans les critiques de films courantes. Si nous avons prononcé à L’art du cinéma qu’il s’agissait plutôt de repérer des "idées-cinéma dans l’indivision des formes et du sujet" [16] , c’est bien que la pratique de leur division s’est avérée comme point de butée pour la pensée des films.

Le fait même d’essayer de fonder la justesse "révolutionnaire" de la ligne idéologique d’un film a permis de développer, pour le cinéma, une pensée, déjà à l’épreuve dans les films de Godard, des concepts de réalisme et de naturalisme. Le naturalisme (qualifié alors d’idéologisme bourgeois) -qui gangrenait fortement le cinéma français-, était combattu frontalement : « Le naturel, le vrai, le réel, qui ne sont jamais que l’expression d’une demande idéologique, permettent de refouler la politique, sur le mode “quelle justesse dans la psychologie des personnages. » [17]

Il se dégage de ces pages des Cahiers du cinéma, l’expression d’une profonde liberté de pensée : critique axiomatique -souvent-, parce que sont pensées subjectivement les interrogations des films, dans leur forme singulière : comment montrer des ouvriers ? Comment rendre compte d’une grève ? Comment parler du travail ?
Interrogations au cœur de Tout va bien :

1972, Tout va bien

Quatre ans après Mai 68, Susan (Jane Fonda), journaliste américaine venue pour interviewer le patron de l’usine Salumi, va en compagnie de son mari (Yves Montand) cinéaste publicitaire, tomber par hasard dans le mouvement de grève-occupation de l’usine Salumi. Ils vont se retrouver d’abord séquestrés avec le patron. Peu à peu, Susan et son mari vont discuter avec les ouvriers, les interroger. Ce qui se lit ici comme une trame anecdotique est en réalité un événement pour le couple, comme si ce qui avait été réellement important -les étudiants décidant de rencontrer et d’associer les ouvriers à leur mouvement, geste qui avait donné à leur propre révolte une dimension politique réelle et au mouvement de Mai 68 son ampleur- était ici réitéré, quatre ans après, dans une fiction.

La dimension politique du film n’est pas de propagande, mais, parce qu’elle est placée subjectivement, le didactique l’emporte -cette "vertu qui confère au cinéma une capacité d’intervention dans la situation en tranchant affirmativement sur les opinions" [18] .

Le point de force du film réside dans le croisement de deux lieux subjectifs : l’amour et la politique. Le didactique s’applique à l’un comme à l’autre. L’amour est pris, non pas dans la rencontre, élément classique du cinéma réaliste, mais dans le processus amoureux d’un couple déjà formé, qui a déjà une histoire. Cet amour se situe donc dans les conséquences d’une rencontre et pose la question de sa consistance, de sa tenue dans la durée. Il y a là une analogie même à Mai 68, puisque la politique, cependant traitée plus confusément l’est du biais de situations disposées dans les années qui suivirent "l’explosion" du mouvement. Donc, c’est du point d’une fidélité à un événement, dans des processus singuliers, en situation, que la politique et l’amour sont pensés.
Tout va bien n’est pas même une histoire réaliste qu’on aurait mise en pièce ou déconstruite, mais un tressage de séquences subjectivement édifiées et décidées, usant de toute la batterie des artifices d’un cinéma inauguré par Méliès.
Apprendre la distance, la confiance dans le couple se donne pratiquement dans des "leçons" de cinéma. Au début du film, les re-déclarations d’amour de Fonda et de Montand se situent dans le vaste décor romantique d’un bord de rivière. Les deux silhouettes avancent côte à côte dans un mouvement ludique, puis l’homme est seul dans le plan ce qui provoque une dissonance un peu irritante, marque l’absence de la femme, le vide de l’absence. Mais la femme réapparaît dans le cadre en courant, comme une actrice sortant des coulisses : apprentissage de la distance, de la confiance, avec en son off leurs propres voix dans l’intimité, énumérant tout ce que l’un aime de l’autre, sans pudeur vis à vis du sexuel.

Il faut remarquer au passage, que le film de Chaplin, Les temps modernes, fait déjà advenir l’idée d’une concomitance de ces deux lieux subjectifs : la politique et l’amour. Sur fond de "grève de 95", Nadia et les hippopotames, de Dominique Cabrera en fait son sujet : dans l’élément insistant de la lenteur, au travers de scènes (un peu naturalistes) de la vie quotidienne, le film délivre ce que cette situation de grève -le quotidien concrètement bouleversé par la subjectivité politique- implique aussi d’interrogations au regard de la subjectivité amoureuse des protagonistes, le besoin qu’ils ressentent progressivement de penser également, dans leur couple, leur rapport amoureux.

Tout va bien demeure aujourd’hui parmi les plus beaux films de Godard (co-réalisé avec Gorin). Sans être une comédie, disons que c’est un film joyeux et grave, jusque dans ses couleurs vives, fondamentales. L’idée-maîtresse du film se trouve dans sa construction conçue comme une série d’histoires contemporaines tranchant affirmativement sur l’Histoire officielle et l’opinion dominante : que Mai 68 soit le nom événementiel d’un commencement, d’une fidélité "à se penser historiquement", à ce que "chacun soit son propre historien" -comme le résumera la voix-off finale. Ces prescriptions affectent non seulement la subjectivité politique, mais également la subjectivité amoureuse qui se dit, dans le vif d’une dispute amoureuse, entre le trivial "Je vais finir par me demander ce qu’on fout ensemble" d’Yves Montand, et le "Commence ! …Ne finis pas : commence à te le demander !" lancé par Jane Fonda derrière une porte, exigeant une pensée de la relation amoureuse.

Une voix-off jette les bases du scénario, dans le suspens du conditionnel -comme les enfants élaborent un jeu- "y’aurait un pays,"/ "y’aurait elle"/ "y’aurait lui"/ "y’aurait des ouvriers"/ "y’aurait des paysans/ "y’aurait des bourgeois", avec l’image pour assurer immédiatement le dire : ce qui crée une tension entre le caractère délibéré, concret, de ce qu’on voit et l’échantillon plus ou moins vaste des possibles, parfois illimité, de ce que le dire autorise. Cette quasi-simultanéité du dire et du faire -chaque image comptant comme décision au regard d’un énoncé-, induit l’importance de la conjonction pour la pensée, du dire et du faire, que l’on retrouve tout au long du film en maintes situations politiques et amoureuses.

Avec Montand et Fonda comme vedettes, film "commercial", Tout va bien est, par ce versant, une exception dans la période. Il n’est pas un film "militant", mais trace une sorte de bilan du cinéma-vérité des années 60, (dont le cinéma militant fera grand usage) en ouvrant d’autres possibles. Il en reprend certains traits stylistiques, mais en les "jouant" dans la fiction, dans un principe de distanciation constante, ouvertement référée à la pensée de Brecht :

-"le direct d’une vérité brute" n’est pas tourné vers sa quête habituelle d’authenticité, mais va se donner dans une élision quasi systématique des questions posées aux acteurs, effet d’apostrophe du spectateur invité à formuler lui-même les questions de l’interviewer -émancipation de la pensée-, comme si partager des questions devait justement être la base d’une politique juste, et qu’une telle politique ne saurait être ni de représentation, ni d’adhésion ; mais au contraire d’écoute, de réflexion : de pensée.
"Tout commence dans les grandes années 70 : ces années ne sont pas citées ici ’pour mémoire’, mais parce qu’elles entrent dans ce qui compose aujourd’hui, sur la question des usines et de l’ouvrier, un point de liberté, d’où penser, parler et intervenir devient possible." [19]

-"Le spontanéisme du jeu des acteurs" -ou mieux : de vrais ouvriers -mais, qui joueraient ou ne joueraient pas ? Tout va bien est tout à fait étranger et hostile au naturalisme qui habite bon nombre de films, militants ou autres, que le Groupe Dziga-Vertov rejetait, en indiquant ses limites -sentimentale, psychologisante- par des noms équivalents à ce qui était désigné comme défauts politiques : ouvriérisme ou populisme. Tous les ouvriers en grève sont joués par des acteurs inconnus, au plus loin d’un cliché, mais divisé en des typifications multiples et singulières : des femmes, des hommes, dont beaucoup sont des jeunes gens qui semblent être des étudiants (tout comme dans les usines aujourd’hui) ; blouses blanches, blouses bleues, ou sans blouse. Les blouses blanches sont maculées d’un beau vermillon -traces du travail quotidien à l’usine de salaison. Les acteurs s’adressent souvent à la caméra. Ce sont ici les ellipses du montage, les cadrages multiples, la diction posée, découpée, des répliques ou déclarations d’ouvriers -au plus loin de l’effet de transparence naturaliste-, qui au travers de la fiction touchent au réel, à la possibilité d’une capacité ouvrière autonome, aux prémices d’une possibilité nouvelle de faire la politique.
A l’opposé, suggérant le pluriel des politiques, la politique syndicale apparaît dans la forme d’un
discours. Il est, comme celui du patronat, représenté en plan fixe : un solide délégué flanqué de deux "adhérents", légèrement en retrait : un gars coiffé du signifiant "casquette" (mais dans un lainage pied-de-poule : gag discret pour marquer la distance à l’ouvrier), qui cherche ponctuellement et sans succès à confier un regard d’approbation à l’autre absolument fixe et sans expression (sauf pendant le court passage sur les salaires). Le discours (tiré de La Vie Ouvrière) apparaît, avec tous ses chiffres et ses propos économistes, l’exact symétrique du discours du patron prononcé, lui, avec de grands gestes derrière son bureau. Le mot ouvrier (beaucoup trop politique), est remplacé par salarié, ou travailleur, les grévistes sont qualifiés ici d’irresponsables et par le patron de malades mentaux. En situation, est mis l’accent sur la raideur d’attitude politique : on voit, vers la fin du film, un militant P.C.F., dans la séquence du supermarché, vendre à l’intérieur du magasin, comme n’importe quel bonimenteur commercial, ses "Changer de cap à 4, 75 F au lieu de 5, 50 F". Interrogé par des jeunes de la Gauche Prolétarienne sur la première phrase du premier chapitre, et sommé de répondre s’il est "un militant, oui ou non ? ", le "militant" ne s’en tire qu’avec un "Nous nous intéressons aux jeunes qui s’intéressent à nous, passez à notre permanence", incapable de soutenir le moindre débat politique. Or, pour ces jeunes gens qui militent, un militant doit être capable de soutenir une intellectualité, une pensée de la politique qu’il fait, ouvrier ou pas ouvrier. Cette idée demeure fondamentale et juste.
Le "discours" de l’intellectuel de gauche a la forme présentée d’une interview : -"Actif en Mai ? Bah, oui et non, comme tout le monde quoi !"-, c’est une des positions, au départ consensuelle, du "discours" d’Yves Montand, (cinéaste converti à la publicité) répondant à une série de questions informulées sur le rôle des intellectuels dans la politique ; il s’écartera peu à peu du discours de l’opinion, quand il sera question des points de réel de sa traversée de Mai 68, c’est-à-dire de ses vraies rencontres : l’amour et la politique -ou dits autrement, le début de l’histoire avec Susan (Fonda) et la rencontre d’ouvriers à l’usine de Flins. Ce qui ressort de la première partie de ses déclarations, c’est la conscience, après coup, pour lui-même d’une vision alors "romantique" aussi bien de l’amour que de la politique. Il explique qu’il a commencé son travail comme scénariste à l’époque de la Nouvelle Vague : "Même avant 68 je commençais à en avoir marre de faire mes films d’esthète, je tournais en rond. J’étais prêt à recevoir Mai dans la gueule, et c’est ce qui s’est passé". Il justifie son travail dans la publicité, comme une solution de facilité, pour gagner sa vie, même si "la pub est une activité débile et passablement dégueulasse", et plus honnête que d’accepter l’adaptation d’un "polar américain" qu’on lui proposait alors. Il est facile de saisir à travers les déclarations de Montand un point de vue de Godard lui-même, sur on travail de cinéaste. On y trouve même une allusion à Tout va bien : "J’ai un projet de film politique sur la France que je traîne depuis trois ans. C’est pas simple. Je commence à comprendre seulement des trucs que Brecht avait mis en évidence depuis quarante ans." Subjectivité d’un acteur cinéaste, formidablement interprétée par Montand, qui expose par la subtilité de son jeu d’acteur (feinte du direct : spontanéité, hésitations, regards complices vers la caméra) une subjectivité, en réalité perçue comme un mixte qui oscille entre Montand et Godard eux-mêmes. Nous voyons que le sujet du film est réellement la question du travail dans son rapport à la subjectivité des gens, et pas seulement pour l’ouvrier.

-"Le témoignage" -ou comment donner la parole aux ouvriers ? On revient bien sûr à une condition du cinéma militant d’avoir affaire à de vrais ouvriers, qu’ils soient interviewés ou mieux, saisis dans une situation "idéale" de grève -par exemple dans une réunion, où une discussion prise sur le vif délivrerait la "vérité de l’instant". Mais, pour les Cahiers du cinéma de l’époque, ceci ne peut produire qu’un "effet de naturel", un "spontanéisme émouvant", qui "refoule la politique". Il est vrai que le danger est réel, mais nous montrerons avec Harlan County, USA, alors qu’une partie importante du film est réservée au filmage d’assemblées, comment la subjectivité de la cinéaste complètement inscrite elle-même politiquement du côté des mineurs en grève, barre la voie au naturalisme, par un certain mode de capture de situations politiques exemplaires et par un réel travail de montage. Il faut souligner qu’il ne s’agit aucunement d’adhésion à une ligne d’un parti ou d’un syndicat, mais d’un mode d’être politiquement au côté des gens, des mineurs et de leurs femmes.
Participer régulièrement pendant une grève à ses assemblées, comme l’ont fait nombre de cinéastes militants dans les années 70, est une pratique que l’on a vu réapparaître (facilité par la simplicité d’emploi de la vidéo), à l’occasion des grèves de décembre 95, par exemple dans Paroles de grève de Sabrina Malek et Arnaud Soulier. Ces "paroles" sont enregistrées dans un seul lieu, le local où se réunissent les grévistes. L’orientation syndicale visible du film, plus massive dans sa version intégrale [20], propose cependant de concevoir la grève comme un lieu de parole(s). Ce qui a pour conséquence une indifférenciation de ce qui est prononcé dans ces "paroles", réunies dans un dessein de propagande -tel un gréviste qui rappelle que si l’on est anti-syndicaliste, c’est qu’on est "pour le patron" ou bien, cette idée émise par un autre que "les dirigeants syndicaux ont torpillé le mouvement", sans pour autant remettre en cause leur propre adhésion syndicale, et sans dire en quoi consistait ce "torpillage". Et cependant, on peut relever ça et là, des fragments de "dires", de déclarations, en particulier de deux jeunes ouvriers, fort intéressantes, mais que le film indiscerne, prises dans la masse des "paroles" que le film laisse s’équivaloir.

Tout va bien ne "donne" pas la parole aux ouvriers, puisque tout est "joué", préparé et mis en scène. Les acteurs portent l’importance même de la parole, c’est-à-dire la nécessité pour la politique d’être pensée : et cette parole est faite de déclarations et d’interrogations : comment parler des conditions de travail ? Comment parler du travail ? Comment parler de l’ouvrier ?

La situation de grève est annoncée par une banderole devant l’usine Salumi "grève illimitée" avec ce mot d’ordre insolite aujourd’hui, "On a raison de séquestrer les patrons". La grève est mise en scène de façon très théâtrale, ne serait-ce par cette représentation d’un décor au quatrième mur absent : les bureaux de l’usine, conçus comme une maison de poupée -inspirés du pensionnat de jeunes filles de Jerry Lewis dans Ladies Man-, permet à la caméra de passer d’une pièce à l’autre, sur plusieurs niveaux, sans obstacle, et donc de voir plusieurs "scènes" dans le même plan. Espace unique cloisonné, l’usine, ce lieu coupé du monde, s’ouvre, devient visible par une grève décidée par les ouvriers eux-mêmes. La grève interrompt le cours ordinaire des choses. Une ouvrière au téléphone mène une conversation longue et difficile avec son mari afin qu’il s’occupe des enfants et qu’elle passe la nuit à l’usine. On saisit dans la demi-conversation qu’il est lui aussi ouvrier et qu’il s’est déjà trouvé dans une telle situation, qu’il est aussi un peu jaloux, mais accepte finalement la demande de sa femme. Un ouvrier s’applique à recouvrir en bleu tous les murs des bureaux, sans épargner la plupart des images encadrées. Le désordre, très théâtral, qui s’amoncelle sur les planchers, s’il suggère la confusion des actions -une jeune ouvrière demande "ça va nous mener où tout ça ? "-, ne rend pas moins compte du fait, essentiel, que les ouvriers sont sur le devant de la scène. Ils repoussent à un moment l’assaut d’une délégation syndicale, hostile et dépassée par leur décision de grève indépendante.

Dans cette pagaille souvent joyeuse, affleure cependant une tonalité grave. Le film souligne un point fondamental dans cette situation de grève, c’est que les ouvriers parlent -qu’ils discutent entre eux sérieusement. Le désordre de la grève ne réside pas dans le bavardage. La journaliste venue pour un reportage sur le patronat (ayant été amplement servie par le long discours du Directeur) va peu à peu, avec son mari, réellement rencontrer les ouvriers -en réalité, le hors-champ de sa mission. C’est cette enquête, menée par des personnes étrangères à l’usine, qui va donner une dimension réellement politique à la grève, (qui de fait est désordonnée, sans objectif précis), les ouvriers étant amenés à dresser une sorte de bilan de la politique des syndicats, de questions relatives à leurs conditions de travail -idées ainsi portées par le film à l’extérieur de l’usine.

Lorsque Susan-Fonda dit, "j’ai vu, j’ai compris le problème ; dans l’ensemble j’ai vu ce qui se passe", les ouvriers protestent : "Non, il faut qu’on vous parle des conditions de travail !" Un débat contradictoire s’instaure entre eux : comment parler de l’ouvrier ? Le jeune ouvrier "mao" fait remarquer que dans ses représentations "l’ouvrier a toujours l’air sinistre !". Comment parler du travail, des conditions de travail ? On assiste alors à une espèce d’enquête à chaud, toujours avec cette stylistique du direct qui se donne dans le film par l’élision de certaines questions, ou par des surprises de cadrages, de décalages de l’image et du son : quelques ouvriers dans une pièce discutent des primes, réfléchissent ensemble, résument l’attitude politique des délégués cégétistes. L’usage fréquent de la voix-off sur des plans de visages attentifs, y compris sur celui qui est censé parler, accentue considérablement l’idée de l’importance de la pensée, de la nécessité de la discussion sérieuse dans la politique, du sérieux de beaucoup de ces ouvriers, en dépit du désordre de la scène. Il semble que l’espace cinématographique ménage toujours une place pour le spectateur. Dans un petit cercle, des ouvrières debout avec Fonda crayon en main, cachent, semble-t-il, entièrement celle qui parle, Georgette. Mais on s’aperçoit qu’en fait, c’est la voix-off de la jeune ouvrière "au rouge à lèvre", placée de dos, qui fait le récit de l’interview, au passé. Sa volte-face, son visage en gros plan, au présent, interrompt le récit par une harangue adressée au patronat, accompagnée par "une chanson gauchiste" fredonnée. L’effet de direct est complètement déplacé, étonnant.

Au cœur de la grève, l’espace théâtral est également troué, puis raccommodé, puis revisité par de courtes séquences documentaires "dans le style du reportage télévisé" sur les "conditions de travail". Ces brèves séquences de l’usine au travail interrompent d’une certaine manière la grève. Or, il n’est pas innocent que de larges séquences sur le travail soient inclues dans le film, dans le processus lui-même de la grève, à l’intérieur de cet espace. Le film a ce génie de réarticuler cinématographiquement la grève à la question du travail.

Mais suffit-il de parler de conditions de travail ? "Parler des conditions de travail", c’est d’abord les montrer, croit-on : la dimension narrative de l’image télévisuelle est souvent alourdie et fermée par le commentaire lui-même. Cette limite, ici visible, consciente, est outrepassée par des interruptions -des "interventions"-, des inventions de mise en scène :

d’une part, des ouvriers "qui en rajoutent" d’abord, pêle-mêle, sur la pénibilité du travail : l’odeur, le bruit, les "cadences qui empêchent de penser à autre chose", vont discuter ensuite réellement de la façon juste de parler du travail : - "Ça ne va pas la façon dont vous racontez les trucs. On parle aux journalistes comme la C.G.T. leur parlerait ! Ils auraient dit : ’voyez comme c’est dégueulasse’, exactement comme nous !" -"Mais ils n’auraient pas parlé des chefs ! Ils trouvent ça naturel." -"Il faut parler de la lutte, comment les choses changent ! De ce qui est nouveau, du dirlo enfermé". Et ces fragments de discussions politiques pèsent par leur dimension subjective, et indiquent qu’il est bon de libérer le travail de tout misérabilisme, de tout sentiment d’apitoiement. La reprise en effet quasi identique des gestes de travail pour illustrer le point de vue de la C.G.T., ponctuée à plusieurs moments du commentaire unique : "vous voyez comme c’est dégueulasse", condamne par le grotesque tout apitoiement ;

d’autre part, et simultanément, alors que nous découvrons l’usine au travail, nous nous apercevons, non sans incrédulité, que Montand et Fonda, indifférenciés des autres ouvriers par leurs tenues de travail, assument un poste de travail dans chaque séquence. Il n’est plus alors question que des gestes, d’une habileté, d’une capacité au travail manuel des acteurs. La force de cette surprise est de n’être aucunement commentée, de laisser le spectateur réfléchir tout seul à ces "visions". Le doute s’infère d’abord, de ce que les deux acteurs sont les spectateurs supposés ignorants de ces images décrivant le travail à l’usine, et de ce qu’ils sont présents dans le champ (le bureau où ils discutent avec les ouvriers en cassant la croûte avec eux) et le contrechamp des plans (le travail à l’usine) -non-sens pour le réalisme et son effet de diégèse, non-sens pour le naturalisme puisque l’effet de reflet est ici faussé. Et surtout, parce que leurs rôles d’intellectuels les tenaient implicitement, il faut le dire, au plus loin de ceux d’ouvriers : Yves Montand poussant un portique immense où sont accrochées des bêtes entières, accompagné des observations minutieuses en voix-off de l’ouvrier qui parle des inconvénients de son travail (de leur travail) : la lourdeur des cochons, les maux de dos. Montand encore, tranchant un porc à la tronçonneuse, ou actionnant et basculant une énorme benne de chair à saucisse. Et Jane Fonda, méconnaissable, trempant les boyaux, alors que l’ouvrière habituelle fait le récit de ses dépenses d’eau de Cologne pour effacer l’odeur. Fonda affectée au "poussage", étape de la fabrication des saucisses, ou encore à la chaîne, au côté des autres ouvrières.

L’intuition du film, est de rendre complexe et riche l’idée du travail, et de l’articuler à la situation de grève -ce que la grève ici ne fait pas.

D’abord, il faut rappeler que la présence des acteurs-vedettes est discrète, qu’elle passe presque inaperçue au milieu des autres ouvriers -ce qui avère l’idée qu’il n’existe pas d’"être" de l’ouvrier. Cela allude également aux établis, à ces intellectuels maoïstes, à partir des années 60, qui ont décidé d’aller travailler en usine.

Cette séquence est capitale car elle évoque une idée de la non-univocité d’une situation aussi bien que des classes -qui se pensaient dans un écart politique entre "l’être de classe", "l’attitude de classe" et "la position de classe". Si la lutte des classes est le fond idéologique obligé de l’époque, comme la voix-off s’en amuse au début du film, avec "des ouvriers qui ouvrièrent" et "des bourgeois qui bourgeoisent", le film indique clairement que la subjectivité politique les divise et les modifie.

D’où il ressort que si Tout va bien n’est pas un film "militant", c’est un film didactique, car, sans se confondre avec aucune ligne idéologique, il rend compte et tranche subjectivement sur les 70idéologies politiques : "Nécessairement, rencontrer les films de Godard c’était aussi rencontrer des idées politiques" [21]. Le mode sur lequel le film aborde la question d’une autonomie possible de la figure ouvrière est justement une enquête très large sur la figure du travail articulée à une enquête sur la question de la subjectivité de tous les protagonistes. S’il marque la limite politique des actions souvent anarchiques menées par de jeunes maoïstes (du PCMLF, de la Gauche Prolétarienne) -l’occupation de l’usine tendant à l’épreuve de force prend fin (banale information radiophonique) par l’intervention des C.R.S., tout comme leur action d’instaurer la gratuité des achats pour tous les clients d’un supermarché-, il indique cependant les points positifs d’une politique qui exige une pensée, une recherche militante et posée (il existe dans le film, nous l’avons vu, de tels moments). Que le réel soit abordé avec de vraies questions politiques, nouvelles : l’importance des ouvriers et de leur rapport à l’usine, au travail, la possibilité d’une autonomie de la figure ouvrière au regard des politiques syndicales. La question de la subjectivité, non seulement relative à la pensée du travail ouvrier, mais à la pensée de la figure du travail en général.

Subjectivités : l’amour, le travail

Fonda et Montand, après leur passage dans l’usine, entrevoient différemment et leur travail et leur amour : à partir d’une "scène de ménage" qui s’amorce de la façon la plus ordinaire, Susan-Fonda, force à la dispute intelligente et dénaturalise la tonalité des propos, sans pour autant abandonner une part du langage trivial : -"Commence à te le demander ce qu’on fait ensemble : oui, on se retrouve, on va au cinéma, on bouffe, on baise, ou on couche, on baise pas. Mais tu dois penser ton insatisfaction. C’est toi-même qui a dit qu’on ne peut pas penser la sexualité en soi. Oui, mais puisque tu l’as dit, fais-le !" On revient encore ici à l’importance de la conjonction du dire et du faire, nœud d’une pensée conséquente. Les dialogues, d’être simultanément posés et vifs, dans une sorte d’assourdissement de "l’action" (sans cris), se chargent d’humour, suggèrent la nécessité fondamentale d’une précision de la parole dans l’amour. Ceci est renforcé par la géométrie des cadrages, l’emploi pictural des couleurs vives, l’absentement prolongé d’un acteur dans le plan.

Fonda ajoute : "Dans mais qu’est-ce qu’on fout ensemble, ça revient à avoir par rapport à nous une seule image dans la tête" et "Avoir cette image dans la tête", apparaît plein cadre, surprenante photo en noir et blanc d’une main de femme sur un sexe d’homme en érection, plan qui dure suffisamment longtemps pour en assumer le voyeurisme, comme ne pouvant en effet délivrer aucun sens, d’autant que Fonda simultanément le dissipe en la commentant trivialement, off : "la main d’une femme sur la queue d’un mec". Elle poursuit posément son explication : "penser que cela te satisfait moins qu’il y a trois ans" et interrompt les protestations de l’homme : "Attends, cette image, moi je l’ai dans la tête, comme toi, et je sais bien ce que je fais avec toi : tu l’as dit, on bouffe et on baise. Mais pour pouvoir penser à ce plaisir et à son évolution, j’ai besoin aujourd’hui (et elle se tourne vers la caméra), d’une image de Lui au travail (brève séquence, déjà vue, de Lui au travail), et de cette image (la photo du sexe, mais tournée vers le haut, seul "sens" praticable, et montrée de plus loin par elle vers la caméra), et d’une image de moi au travail".

Et elle lui parle de son travail de cinéaste publicitaire : parce qu’il lui répond "qu’il n’y a rien à en dire", elle le considère stupéfaite, et lui demande pourquoi alors il le fait, et quand il explique qu’elle aussi avait trouvé cela plus honnête à l’époque, Fonda lui fait remarquer que "ça fait trois ans qu’ils vivent sur cette honnêteté et qu’il serait temps d’en faire le point". La discussion finit sur la menace de Fonda, déguisée en allusion tranquille, sur l’opportunité de son retour aux USA, puisque son journal le lui propose.

Plus tard, Montand réfléchit en voix off, alors qu’il est en train de faire des repérages avec un photographe en direction d’un immense chantier de bâtiments en construction : univers de ciels et de grues, merveilleux objets suggérant la fabrication de l’impossible, la dimension immortelle de l’homme sur fond d’infini. Sa première réflexion portant sur l’effet de la dispute donne raison à Susan. Il évoque des séquences de sa vie avec elle, et l’on comprend, sans que cela soit prononcé qu’il est au travail, non seulement concernant sa relation amoureuse, mais aussi qu’il est en train de préparer un "vrai" film.
De même, se lève la "révolte" de Susan, critique littéraire, puis politique après Mai, étiquetée
"spécialiste de Mai". Elle explique dans une interview qui semble commanditée par le spectateur, que ce que le journal lui demande c’est d’écrire tout dans un style unique. Elle proteste qu’elle ne parvient plus à écrire, que ce n’est pas un style qui commande, mais le réel dont on traite : "Les choses elles-mêmes vous obligent à écrire et à parler, ça vient des choses elles-mêmes." Tout ceci est filmé dans un studio d’enregistrement, Jane Fonda parle en américain et se double elle-même en français, ce qui instaure une tension très belle entre les deux langues modulant légèrement la perception d’une même voix : idée de la duplicité fondamentale de l’écriture, d’un espace nécessaire, lieu inaliénable de l’usage d’une liberté.

"Tout va bien"

C’est ultimement une parole de confiance sur le fait que, s’il y a des divergences ("on ne roule pas à la même vitesse"), certes, le deux du couple -la rencontre-, ce n’est pas tout le temps, eh bien "Non, ce n’est pas dramatique." L’amour est un processus : "Pour l’instant, tu ne peux pas m’aider, moi non plus" ; Montand conclut : "C’est comme ça qu’on progresse ma vieille", adresse à l’invisible et superbe Fonda, absente de l’image. Disons également que se dessine l’idée d’une politique, elle aussi pensable comme un processus, mais davantage comme métaphore, dans l’exemplarité du processus amoureux. Car si le couple est ici le nom de l’organisation où le deux de l’amour peut advenir, sous condition d’une distance et d’une pensée du rapport amoureux, la politique demeure captive d’une ligne idéologique de classe, et apparaît moins comme un processus possible. Cependant, est tout à fait à l’épreuve l’idée d’une réelle capacité politique des ouvriers, indépendante de la politique syndicale. Et question du travail, sous ses différents aspects, est abordée d’une façon forte, le travail ouvrier étant pris comme figure emblématique du travail en général.
Rappelons que ce sont de tels films "qui donnent la mesure du nouveau, précisément parce qu’ils ont été la nouveauté. Le nouveau n’est pas en dialectique avec l’ancien, mais avec l’ancien nouveau, ou le nouveau de la séquence qui précède." [22]

Quelle(s) histoire(s) ? -2-

1976, Harlan County USA (Barbara Kopple)

Ce film superbe, d’une facture formelle inédite, rend compte de la longue grève des mineurs du Kentucky qui dura 13 mois (1973-74). Il n’a pas du tout le côté généralement un peu brouillon des films militants, où l’imperfection technique était presque de mise, retournée en sceau d’authenticité apposé à la cause. Il est d’ailleurs difficile de classer le film dans un genre : film politique ? documentaire ? -encore bien moins reportage, le film étant l’envers absolu du journalisme. Barbara Kopple a mené une enquête à tous les niveaux, le film résultant du tressage subtil de ce matériau impur : le travail des mineurs, des interviews, des films d’archives sur les grèves passées, reportages télévisés sur les élections des leaders de l’UMWA [23] ; et le filmage de séquences de la grève, en situation, dont elle rend compte directement, avec un effet d’instantané, de présence, très proche du suspens des films policiers. Le montage de tous ces éléments ne suit pas les règles d’une temporalité classique, chronologique. Sa modernité est lisible dans un va-et-vient constant entre passé et présent.

"L’intervention directe" dans un grand film

L’on entre directement dans Harlan County USA par le travail même, dès avant le générique : la caméra glisse avec les mineurs à plat ventre sur le long tapis roulant. Caméra subjective, intervenante, elle "entend" les remarques des mineurs, complice dans les ténèbres scellées de l’ultime galerie, et restitue le bonheur dansant des petites lampes sur les casques. Le mouvement n’est pas description d’un espace, il est l’espace même, tel qu’il est redécouverte, savante et sûre, d’un geste quotidien. La musique country, entraînante et grave tout ensemble, allude au travail -le but du voyage-, sabre toute tentation d’apitoiement sur les conditions de travail -et pourtant,
qui oserait dire qu’elles ne sont pas réellement parmi les plus dures ?

Dès cet instant, Harlan County USA est un grand film. Et aussi un film qui propose la pensée de ce qu’est être le militant d’une situation -restituons aujourd’hui force et noblesse au mot ! "Militant", ni pour un parti, ni pour un syndicat -aucune tentation de propagande pour une ligne idéologique. "Militant" signifie ici être rigoureusement engagé au côté des gens (des mineurs du Comté de Harlan), dans leur bataille pour obtenir le droit d’avoir un "contrat". [24]

Aussi les visages des mineurs et de leurs femmes sont-ils saisis avec une attention et une tendresse respectueuses de leur singularité, d’une beauté -aussi subtil en soit le mode de capture- sans effet esthétique recherché. De cette façon, plusieurs d’entre eux acquièrent progressivement un statut de personnage -mais surtout parce qu’ils sont filmés dans des séquences en situation. On assiste à une assemblée, d’abord défaite, où des femmes de mineurs décident de prendre en main l’organisation des piquets de grève : cette maîtresse-femme, qui exhibe un pistolet caché dans son décolleté généreux, semble en tout point une héroïne sortie d’un western de Ford.

Les gens sont filmés en situation, dans des assemblées, dans les piquets de grève, dans des manifestations, dans la prison, mais aussi chez eux. Dans les assemblées surtout, on réalise les difficultés innombrables et la lenteur du travail politique. La grève est réellement entre les mains des gens : ils ne restent pas chez eux à attendre, ou plutôt ne le doivent pas : ce point fondamental ressort lors de plusieurs réunions, car le travail est dur et demande un grand courage, en même temps qu’une véritable stratégie, une organisation, un travail politique de longue haleine.

Réussir à saisir une scène comme la rencontre entre un mineur et un policier en pleine rue, n’est pas totalement le fruit du hasard. Il aura fallu, à la cinéaste et à son équipe, se tenir au plus près des situations, pour réussir à en capter les moments événementiels. Des mineurs viennent manifester dans la ville pour la première fois : pas très nombreux, ils ont sur eux des pancartes (comme les hommes-sandwichs), sont coiffés du casque de mineur. Ils défilent en boucle, proposent aux passants de boycotter les actions "Duke Power". Le jeune policier qui règle la circulation se met à parler avec un des mineurs : "Je vous croyais mieux payés que ça !… 5 ou 6 $ de l’heure, ça ne fait pas lourd… je gagne plus que ça". Il dit ce qu’il gagne comme policier, les couvertures sociales, la retraite (très tôt), et assure que son travail n’est pas dangereux. Il découvre la vie des mineurs, cette grève (qui dure depuis plusieurs mois), leurs conditions de vie : pas de retraite, pas de couvertures sociales, et entend ce que dit ce mineur : "Vous voyez toutes ces lumières dans la ville, pour cette électricité un mineur meurt chaque jour". Les paroles du policier donnent du courage :
- "C’est bien que vous veniez faire parler de vous ici !"-, d’autant que l’on réalise qu’il s’agit réellement pour chacun, quelle que soit sa place sociale, de décider, comme le dit un chant, "de quel côté" il est.

Le film rend compte d’une assemblée peu nombreuse où la question cruciale est justement de trouver comment faire pour que chacun se sente responsable, pour que chacun se compte dans la grève. Dans cette réunion, le ton des voix monte d’abord : un règlement de comptes entre femmes -où il n’est question que de maris convoités par d’autres- est interrompu par le geste d’une longue femme qui se lève et défie de son beau visage fatigué les querelleuses. Elle commence par repousser les jalousies comme radicalement hors de propos, obscènes, en déclarant d’une voix sourde, mais vive et précise, que celle qui veut son mari le prenne. Puis, parce que ses propres enfants ne doivent pas la revivre, elle dit son enfance atroce, sur un rythme si surprenant -précipité et posé à la fois-, avec un tel détachement voulu, nécessaire, que même ses larmes visibles, involontaires, ne le démentent pas : larmes d’émotion, autonomes, ne délivrant que l’urgence d’une véritable attitude politique responsable, qui exclut tout ce qui est mesquin, sentimental. Le récit se transfigure en déclaration. Le naturel d’une discussion prise sur le vif, non jouée, n’a ici rien de commun avec un quelconque effet naturaliste. La situation politique grave, d’être redéclarée, le barre complètement.

La cinéaste filme ainsi des moments où le découragement, les disputes personnelles sont surmontées par une déclaration singulière qui coupe dans le drame en exposant clairement les
termes des contradictions. Une proposition redispose autrement la situation, des impossibles se changeant ainsi en possibles. Plusieurs femmes de mineurs ont eu en cela une importance cruciale dans la tenue au long cours de la grève, dans sa réussite. Il émane de ces femmes qui ne travaillent pas à la mine, qui sont dans leur majorité des "femmes au foyer", par la bataille politique qu’elles mènent ensemble avec les mineurs, une clarification de l’idée de la capacité autonome d’une figure ouvrière, puisqu’elles-mêmes ne sont pas ouvrières. Le terme figure ouvrière est toujours entendu comme capacité politique.

Un enseignement plus qu’une mémoire

Le didactique puissant du film résulte des ressources de l’art du cinéma. Il tranche sur une opinion tenace (aujourd’hui encore), qui tente d’ordonner l’acte politique à la seule dimension de la mémoire -soumise au devoir de commémoration, au sens déjà prononcé, au verdict impavide de l’Histoire. Harlan County USA n’est pas un film sur la "mémoire ouvrière" : les grévistes, leurs épouses, pour la plupart enfants ou petits-enfants de mineurs, portent en eux davantage qu’une mémoire : un enseignement. Cette "mémoire" se manifeste hors d’eux, dans l’urgence d’une bataille politique pour obtenir des droits fondamentaux. Elle n’est pas inscription objective du passé, évocation anecdotique ou compulsive de l’Histoire. Elle est transmission entièrement subjective d’un passé qui en présente des enseignements, requise par la nécessité de penser la situation présente. Un des mots d’ordre de la grève, véritable garde-fou contre des actes irréfléchis, c’est : "Ne pas revoir le sang des années 30 !".

Des séquences de films d’archives, en noir et blanc, semblent amenées par le récit de mineurs, comme celui de ce très vieil homme contant ce qu’il nomme sa "première leçon politique" -alors qu’enfant tout jeune il triait le schiste sous la surveillance impitoyable du bâton, dans un temps où pour les patrons "les mulets étaient plus précieux que les hommes". Il explique cette grève insurrectionnelle où les salaires (augmentation considérable alors) passèrent de 6 à 8 cents de l’heure, la violence inouïe, la police montée, l’emploi des mitrailleuses contre les grévistes, et pour les mineurs, la nécessité de mettre en place leurs "premières tactiques de guérilla". Ce que le film d’archives muet expose vient en appui du récit, en illustration d’une histoire vécue contée par un vieillard. Voilà l’histoire véritable, surgie comme invention, comme enseignement pour le présent : enseignement à l’œuvre dans les réunions dans la recherche réfléchie de stratégies pour organiser les piquets de grève. Il s’agit pour les mineurs d’empêcher de laisser passer les voitures de briseurs de grèves avec le moins de danger possible, pour ne pas reproduire ce qui s’était passé au quatrième mois du conflit : y compris les femmes qui s’étaient couchées sur la voie furent embarquées sans ménagement par la police avec les mineurs présents, tous condamnés à 60 jours de prison.

la subjectivité de la cinéaste

La voix de Barbara Kopple, dans la deuxième moitié du film, intervient directement. Cette apparition, en un instant, découvrant clairement la cinéaste en militante de la situation, irradie tout le film de son compagnonnage politique. Sa voix s’élève au moment où elle est interpellée par l’ignoble Basil Collins, le chef des briseurs de grève (ou "porte-flingues"). Elle n’intervient jamais en soutien, d’ailleurs, elle est ici attaquée dans son propre travail : le filmage du piquet de grève. Et, à ce moment, elle tient tête à Collins avec un sang-froid, une tranquillité magnifique, où se cristallise, dans l’intelligence d’une situation, l’idée, encore si étrangère à l’opinion, que la politique est de l’ordre de la pensée. D’autant qu’elle réussit à désamorcer une attaque dans une situation de rapport de force extrêmement tendue. Et l’on comprend à travers cette scène que la cinéaste partage les risques qu’encourent les mineurs, car l’individu, les jours précédents, a déjà tiré sur eux. Alors que ce Collins patrouille en Landrover avec un comparse pour identifier les gens dans le piquet de grève, il stoppe la voiture et interpelle la cinéaste -que l’on identifie à ses réponses, et par le micro en amorce. Sommée par Collins de répondre de son activité professionnelle et de présenter sa carte de presse, Barbara Kopple, sans produire aucun document, lui renvoie exactement les mêmes demandes. Lorsqu’il a décliné son nom et qu’il répond qu’il est contremaître, elle ose une question qui achève de le décontenancer : "-Que pensez-vous du piquet de grève ?". Stupéfait, il grommelle : "-Bon… pas de commentaires." Elle s’adresse au passager : "Et vous monsieur ? " (même remarque). Lorsque Collins réinsiste pour voir sa carte de presse, elle-même exige qu’avant il présente lui aussi ses papiers, et l’homme "laisse tomber", vaincu, disant qu’il ne les a pas sur lui, en riant bêtement.

les chants des mineurs : éléments de la mise en scène, éléments de la bataille politique

La musique country (les chants des mineurs) ponctue tout le film : le country (country and western music) relève du folklore rural des États-Unis. On pourrait la comparer au rap, musique des jeunes des banlieues d’aujourd’hui : car elle est aussi improvisation sur un rythme connu, d’où son côté de loin un peu répétitif, monotone. Mais ici, la dimension folklorique mêle les âges : un vieux dont les poumons "sont fichus", il l’annonce, en relève le défi, chante la maladie des mineurs : la silicose. Une vieille femme à la voix toute éraillée, elle s’en excuse, fait entendre dans une grande assemblée le chant composé par elle sur la grève de 1930. Une autre femme, jeune, chante l’explosion de la mine dans la ville de Manington en Virginie, en 1968 : auparavant nous enseigne la chanson, 16 fois, la compagnie avait eu des sursis pour ses infractions à la sécurité : "Quatre hommes sauvés, soixante-dix-huit mineurs morts au fond".

Mais aussi bien, du country est improvisé devant nous, face aux briseurs de grève : "Car ce sont eux aussi des ouvriers", disent les paroles, avec une interpellation en leitmotiv "dans quel camp êtes-vous ?"

Le plus beau de tous les chants est celui inventé par les femmes du piquet de grève, bâton à la main (pour certaines, armes à feu dissimulées), alors que l’ensemble des grévistes armés d’une façon ou d’une autre se préparent à affronter la bande des porte-flingues. Le chant des femmes s’amplifie -le country devient chœur antique : "Nous ne bougerons pas / comme l’arbre attenant la rivière / Nous ne bougerons pas…", leitmotiv inlassablement tenu, tandis qu’ont lieu des discussions avec un shérif, jusqu’à ce que les briseurs de grève lâchent prise, sans qu’aucun coup de feu ne retentisse. Le country est devenu déclaration politique -poème de surcroît.

Harlan County USA : dire l’éblouissement du charbon, sa brillance native mise au grand jour, le traiter comme émotion superbe issue du travail des mineurs, du travail pénible, dangereux. Porter également le poids des morts, celles de la famille du mineur Jablonsky -crime commandité par le leader de l’UMW-, celle du jeune mineur assassiné par les briseurs de grève, comme une douleur puissante mais transfigurée dans le partage d’une grande bataille politique ; poser directement la question simple et militante : "Pour vous, c’est un bon contrat ?" -car le contrat gagné redispose des contradictions. Refaire ensuite avec les mineurs le premier nouveau voyage vers l’obscurité de la mine ; avoir accompagné si longuement une lutte, en avoir été jusqu’à son accomplissement -non pensé comme une fin-, cela participe de l’impossible du cinéma. Harlan County USA avère le cinéma capable de porter la subjectivité d’une figure ouvrière autonome, de croiser le réel du cinéma et de la politique, et ouvre à d’autres possibles, au défi d’autre impossibles.

a) La revisitation de deux histoires : 1997, Reprise (Hervé Le Roux)

Ce film a le mérite d’ouvrir à une reprise de la question de la capacité politique des ouvriers à l’usine. Dans le n° 17 de notre revue [25] nous rappelions que "le seul souci de donner toute sa dimension à l’usine et à tous ceux qui la peuplent peut sembler original et polémique, quand tout ce qui relève de l’usine aujourd’hui est soigneusement caché, au point comme le dit Le Roux lui-même que l’on en oublie qu’elle est la configuration première des banlieues.". Si le film demeure formellement pris dans une figure nostalgique, les gestes révoltés et superbes de la mystérieuse jeune femme qui hurle sa volonté de ne pas reprendre le travail (dans le petit film de 68 sur la reprise du travail dans les usines Wonder), d’être le leitmotiv du film, dessinent un espace de fiction, s’emparent d’une force poétique qui suggère le toujours-possible d’une figure ouvrière autonome. Étrangement, le fait même que le cinéaste échoue à retrouver celle qui est emblématique de la révolte -ne voulant céder ni aux syndicats, ni au patron-, pour témoigner à l’instar des autres ouvriers de l’usine, est paradoxale une "réussite" du film, car le geste demeure exemplaire, non captif de la volonté de clarification "objective" de l’enquête de Le Roux. Ceci, conjoint à certaines paroles d’ouvriers dont le discernement reste en charge de notre propre enquête, puisque "l’empathie du cinéaste à l’égard de chacun de ses interlocuteurs rend le film poreux à toutes les interprétations", propose une voie pas totalement forclose.

b) La classe [ouvrièr]e : innocente / responsable : temps difficile : 2001, La Ville est tranquille.

Comme notre recherche est l’hirondelle et non pas le corbeau, nous déciderons de ne citer que cet exemple (extrême) de film où la figure ouvrière est congédiée -dans l’élément du deuil-, traitée dans le constat unique et catastrophique de sa fin, de la fin de tout sujet. Voilà ce que le naturalisme social du dernier film de Guédiguian, La ville est tranquille, laisse en héritage comme entrée cinématographique dans le troisième millénaire. Dans un sentiment de nostalgie éhontée, la figure ouvrière, prise tautologiquement dans l’élément du PCF-CGT, est déclarée forclose. Bien entendu, (c’est-à-dire dans ce mal-entendu), le constat n’est pas faux, il est le reflet d’une réalité. Le personnage masculin principal (Jean-Pierre Darroussin) est un minable. Non seulement, l’ex-docker a refusé toute lutte, (on saisit une image-cliché de lui au début du film dans un groupe de syndiqués poings levés), en acceptant tout de suite le plan social (il dit "de toute façon, tout le monde finit par le prendre !"), mais il se fait retirer très vite sa licence de taxi -fruit de sa renonciation- pour escroquerie dans sa nouvelle activité (bien qu’il chante l’Internationale en plusieurs langues à ses clients). La figure féminine principale, Ariane Ascaride, n’est qu’une "misérable" silhouette ouvrière. Certes, elle se lève à [26] heures du matin, on voit les mains de l’actrice, en deux, trois gestes, ranger réellement du poisson sur le port, mais il n’y a, par ailleurs, aucun propos sur le travail. C’est un simple marquage de la "condition sociale" du personnage. Ouvrière "misérable", car figure victimaire, engluée dans un pathos social sentimental poussé à son comble, et sans aucune pensée, même sans aucun bon sens (ce que l’opinion, de loin, accordait minimalement à l’ouvrier). Par exemple, quand sa fille n’est plus en état de le faire, elle se prostitue à son tour pour lui payer sa drogue. Cette tautologie sociale-idéologique-politique a des conséquences sur la déprise de toute pensée, y compris en amour : la moralité du film se résume à ceci, que si l’on veut continuer à militer, il y a le Front National, et que pour l’amour, il y a le sexe. Marseille, la ville même, apparaît retirée, lointaine, superficielle. Sa multinationalité n’est pas assurée comme telle, car marginalisée et exotique.
On a immédiatement envie d’opposer à "La ville est tranquille" de Guédiguian La Tour Montparnasse infernale, véritable antidote, ne serait-ce par son titre. Ce film récent de Charles Nemes avère non seulement le retour des ouvriers au cinéma, mais le fait par le biais d’un genre singulier (et rare dans le cinéma français), le film burlesque.

5) Quand l’ouvrier est un innocent : la condition [ouvrièr]e : 1934, A nous la liberté (René Clair)

A nous la liberté essayait de soutenir, à partir d’une histoire invraisemblable, l’idéal d’un monde où l’homme serait libéré du travail, entièrement remplacé par la machine. Le film montre le tapis d’une chaîne où des ouvriers assemblent des phonographes. On ne voit aucune machine, pas plus que ne se dessinera aucun personnage d’ouvrier. L’usine est entièrement imitée de la prison (même espace dont l’agencement a été modifié), où se pratiquait déjà la division du travail. De vagues silhouettes voûtées se déplacent en rangs, pâle géométrie inspirée de Metropolis (1926). La militarisation de la discipline, débonnaire à la prison, est accentuée stylistiquement à l’usine, les marches musicales ne sont pas différenciées. Émile est un vagabond sans caractère, flegmatique, incapable de travailler, incapable d’aimer, sentimental. Le brin d’herbe à la bouche, son idéal -qu’il atteint finalement avec tous ses anciens copains de prison- c’est de passer son temps à la pêche, ce qui est en effet une voie pour sortir de la "condition ouvrière". Mais il ne s’agit pas d’un propos sur l’ouvrier, car se débarrasser du travail est une idée générale carrément extérieure au réel de l’ouvrier. Le désir de faire une fable sur le monde moderne échoue car il est sans point d’ancrage au réel, mais posé sur les bases d’un monde monolithique et interprété. Que l’idéal de l’homme soit l’oisiveté, et que la machine ultimement n’ait que l’unique intérêt de flatter ce vice, c’est bien mal considérer et le travail, et l’homme, et la machine. Mais, c’est une opinion tenace [27], à la source d’une autre opinion, qui a vécu ses "beaux jours" dans les années 80 et 90, qui était : "il n’y a plus d’ouvriers" [28]. -On pouvait voir, dans ces années-là, un court-métrage publicitaire de la Fiat montrant la chaîne de fabrication d’une voiture, sans l’intervention d’un seul ouvrier. Il n’y avait que des machines-robots, pas âme qui vive.

II -ÉBAUCHES D’UNE FIGURE OUVRIERE AUTONOME A LA CROISEE DES TEMPS MODERNES (CHARLIE CHAPLIN, 1936)

1) L’innocence de Charlot comme élément de mise en scène

Le film de Chaplin est tout l’opposé d’un film à thèse, contrairement à celui de René Clair tourné quatre ans plus tôt. Bazin soulignait qu’on ne pouvait y trouver "une seule scène "illustrant" une idée abstraite préalable ; […] l’idée se dégage au contraire d’une situation qui la déborde de toutes parts." [29] L’utilisation du son est d’une richesse d’invention à la hauteur de l’imagination burlesque et gestuelle du personnage de Charlot. (Chaplin est un des rares cinéastes, avec Dovjenko, à continuer à utiliser certaines ressources du "muet" comme éléments de mise en scène à l’intérieur du cinéma parlant : intertitres, personnages muets, gestuelles.) Les voix passent toutes par des techniques visibles d’enregistrement, non dans un but réaliste, encore moins de naturalisme, mais pour créer une distance, pour toucher un réel : par exemple, le système sévère de hiérarchie (le pouvoir des chefs) à l’usine, qui se veut un étau pour l’ouvrier, nous est rendu pensable à travers les immenses écrans de surveillance, l’image "en direct" du patron qui y surgit à l’improviste, les ordres filtrés par les haut-parleurs. Tous moyens, qui, à l’époque, relèvent davantage des accessoires de la science-fiction, hérités du Metropolis de Lang.

Bazin rappelle que Les Temps modernes marqua la fin du consensus critique qui entourait jusqu’alors les "films de Charlot". "C’est avec ce film que commencèrent les soupirs traditionnels sur le tort qu’ont les clowns arrivés de vouloir philosopher sur l’homme et la société. [30] " Et, bien sûr, il prend sans réserves la défense des Temps modernes, désignant le film comme le chef-d’œuvre de Chaplin -ce qui à nos yeux est indéniable.

Le forfait de Chaplin , c’est d’envoyer Charlot travailler en usine -exactement comme on a pu le reprocher dans les années soixante-dix aux intellectuels qui s’étaient "établis". Chaplin est donc soupçonné d’une intellectualité excessive, alors même qu’il fait endosser à Charlot le plus manuel des métiers, parce que "ouvrier" et "politique" sont obligatoirement et universellement liés. "Ouvrier" voulait dire appartenir à une classe sociale ou politique. (Bien sûr, on pouvait être renégat, ou traître à sa classe). Les classes, à l’époque, à travers lutte des classes (ou Révolution) étaient la profonde armature de la politique, de l’Histoire. C’est dans ce contexte qu’il faut re-situer les polémiques sur Les Temps modernes.

Et pourtant, Charlot restera toujours en extériorité à l’Histoire, à tout lien, à toute forme de représentation : le traitement burlesque découpe l’histoire en séquences plus ou moins brèves, autonomes, qui défont toute tentative de totalisation : ni tautologie du sens, ni destin historique. Pour exemple extrême, disons qu’aucun totalitarisme ne provoque le rire qui est un espace de liberté ; et c’est justement le défi de Chaplin dans Le Dictateur, d’introduire l’espace du rire (les situations burlesques), dans un système politique qui ne tolère que la clôture. Il n’y réussit d’ailleurs qu’en dédoublant les points de vue, rôles tenus par Charlot-Chaplin (le barbier juif et Hynkel). Le rire est par nature séquentiel et d’une grande variété d’éclats. Le burlesque n’autorise que des situations où le personnage comique (ils peuvent être deux) est en parfaite intériorité à des situations locales -l’unité la plus réduite étant le gag.

2) Le mythe de Charlot à l’épreuve du "mythe" de l’ouvrier

Il faut le dire, Charlot travaillant sur une chaîne est un véritable choc, un événement pour le monde entier, une sorte de bouleversement du mythe. Parce que le mythe de Charlot est, à première vue, de fait réellement étranger à tout ce qui est sédentaire, coercitif, réglé. La frêle silhouette, que le moindre gaillard soulève à bout de bras, détonne aussi avec l’idée de la force que le travail d’usine requiert. Qui plus est, Charlot est un poète et un penseur -le monde entier savait déjà cela. René Clair, quatre ans plus tôt, dans À nous la liberté tentait de démontrer l’incompatibilité fondamentale entre l’ouvrier et le "poète". Mais il est vrai que poète était pris dans un contresens, celui de rêveur, et donc opposé à penseur. Chaplin tranche dans Les temps modernes, et la décision est sans appel : Charlot, aussi inconcevable que cela soit, travaille sur la chaîne. Son apparition, au côté d’autres ouvriers, émeut profondément, frappe à tout jamais l’image du mythe. Figure virtuose du geste -performance géniale de l’acteur-, Charlot opère sur la chaîne comme s’il y travaillait depuis toujours. Le mythe de Charlot va ébranler le "mythe" de l’ouvrier, les clichés qui substantialisent l’ouvrier. Et, réciproquement, le "mythe" de l’ouvrier (enraciné dans une objectivité sociale ou dans un destin historique) va se mesurer au mythe de Charlot, qui ne s’embarrasse, comme Bazin l’avait remarqué, d’aucune conscience de classe. Il ne peut entrer dans aucun système de représentation extérieure, possédant la pleine autonomie de son mythe : une image légendaire avec ce nom propre, Charlot. Ce dont Charlot est capable confronté au réel de l’usine, va constituer peu à peu les termes mêmes de la subjectivation possible de l’ouvrier, suggérant l’autonomie de sa capacité politique.Charlot va assumer les divers aspect du temps, avec, d’abord, condition indispensable, la subjectivité du temps quotidien. La pendule du générique est d’une sécheresse drastique : l’aiguille des minutes couvre les derniers espaces pour atteindre les six heures du matin. Il apparaîtra, après coup, que Charlot était déjà levé, invisible, anonyme, comme compté dans les plans de foule. D’ailleurs, dans le gag récurrent du troupeau de moutons, l’unique brebis noire qui se presse au milieu est à n’en pas douter notre ami.
Une chose est certaine : par son expérience d’ouvrier, Charlot affirme une subjectivité qui dessine autrement le personnage burlesque, tout en gardant entiers les caractères propres à son mythe.

La maturité de Charlot va de pair avec cette qualité -qualifiée à tort d’individualisme-, que l’on doit désormais plus justement définir comme une absence d’apitoiement sur le monde. Charlot est sans pitié, car il se bat lui-même sans relâche contre l’état des choses, dans le rire (sans commisération) que suscite le traitement burlesque des situations qu’il rencontre.

3) La musique et la danse / la figure du travail

Les temps modernes donne à penser, pour la première fois au cinéma, ce que l’ouvrier affronte réellement à l’intérieur d’une usine. Il est intéressant de remarquer que si le film ignore absolument l’objet de la production, il détient une réelle puissance documentaire, et même savante, sur le travail de l’ouvrier en usine -et entièrement portée par le ressort burlesque du film.

Si les cadences ont raison de Charlot, alors qu’il est le génie de la répétition, -"son péché capital [31] "-, c’est qu’aucun ouvrier n’y résisterait. Ce n’est pas la machine qui rend Charlot fou (qui retire l’âme, dit l’opinion) mais le temps inhumain commandé par la politique d’épuisement des ouvriers qui nie l’existence de l’ouvrier en dehors du temps de production. Pour réaliser pleinement la dimension "documentée" des Temps modernes, il est intéressant de mettre en résonance le fameux gag du tic de Charlot, (répétition involontaire du geste de serrer les écrous), avec un récit (écrit 40 ans plus tard) de l’expérience d’usine de Robert Linhart [32] dans son roman L’Établi, écrit en 1978 : "Ces routines qui s’enfoncent dans votre crâne et vos muscles jusqu’à devenir insensiblement une partie étrangère de vous-même -et ensuite il faut un certain temps pour vous défaire de ces accoutumances absurdes." Mais s’esquisse un contrepoint : la danse de Charlot, clef en mains, à travers les ateliers est un hymne à la liberté de l’ouvrier, à une figure ingénieuse et résistante. Sa faculté de se jouer des situations, d’improviser, est inaliénable. Charlot s’approprie le lieu (comme cela se fait lors de certaines grèves), occupe tout l’espace, saute par dessus tous les obstacles, s’élève dans les airs, bloque les chaînes, se joue des chefs, rend inopérants tous les systèmes de surveillance. Nous le voyons à l’œuvre : une seule subjectivité d’ouvrier suffit à arrêter une chaîne, ou à instituer, même brièvement, un espace de liberté. La séquence amène l’idée de l’interruption possible d’un temps (celui asservissant des cadences) par une maîtrise soudaine de l’espace entre musique et danse.

Une musique, rythmée et joyeuse, accompagne les gestes de Charlot sur la chaîne, un peu prévenante, ou affolée, comme si elle était une émanation du travail. Cet artifice de la musique, composée par Charlie Chaplin, allié aux gestes du travail, évoque l’indicible rapport de complicité entre l’homme et la machine, (promiscuité communément redoutée parce que totalement ignorée de l’extérieur). Cette complicité, l’élément musical inventé l’inscrit obligatoirement dans un espace de liberté -aussi restreint soit-il, c’est-à-dire, également, dans le travail à la chaîne. Réaffirmons-le ici, "restreint" n’est pas synonyme de "petit". Dans notre film, l’idée de liberté (sans équivalent possible avec l’oisiveté) est forte et pertinente, et sans quantificateur. En conséquence, Charlot, pour tenir le rôle d’ouvrier, n’abdique pas son mythe, il garde son image d’homme libre et la renvoie, possible, à l’ouvrier. Saisissable encore dans l’ineffable bonheur de la cigarette "grillée" dans les toilettes, fraction d’espace arrachée au temps de la production, à la vigilance du patron, dont l’image fait irruption sur l’écran de surveillance presque immédiatement. D’ailleurs Godard, dans une scène de Tout va bien, a bien vengé Charlot, en montrant des ouvriers en grèveoccupation d’usine chronométrer le patron qu’ils accompagnent aux toilettes.

La deuxième embauche de Charlot à l’usine, comme aide-mécanicien, semble remettre en scène le Charlot de toujours. Cette fois-ci, la tâche demandée n’est pas répétitive -et Charlot commet erreurs sur erreurs. Mais il apprend, même s’il apprend lentement. Par exemple, après la destruction d’une première burette d’huile sous la presse, il réussira à en sauver une deuxième de l’écrasement, mais ne songera pas à la veste du mécanicien qui est dans la même situation. On mesure la dangerosité de cette machine en riant de l’aplatissement extrême de la montre qui était dans la poche. On se souvient également avec frisson de la main de Charlot posée négligemment un instant à l’endroit irrémédiable. La musique intervient à nouveau, différemment : elle semble porter le mystère de la mécanique, l’énigme des rouages, dans une tonalité un peu malicieuse de boîte à musique. On comprend les difficultés que rencontre Charlot à son poste alors qu’il doit être attentif, simultanément, à tant de nouveaux paramètres. Et cela fait réfléchir au grand savoir, à la connaissance requise pour tenir une machine en respect, pour travailler en usine. Comme l’écrivait Élie Faure en 1936 : "En somme, la plus grave accusation que nous portions contre la machine, ne serait-ce point de ne pas savoir nous en servir ? [33].

4) La fiction en diagonale de l’histoire

Si Charlot demeure un personnage mythique, dans Les temps modernes il est absolument contemporain de ces années trente, d’une situation de crise économique et politique grave, du programme gouvernemental, le New Deal [34], de Roosevelt. Charlot se heurte, en situation, aux problèmes sociaux de l’époque (chômage, usines fermées, violences policières), et à la politique (grèves, manifestations), tout en restant diagonal à l’Histoire. Car depuis toujours Charlot traverse des situations burlesques, et habite le monde, en est contemporain. C’est le réel des États-Unis qui a changé, et Chaplin ne peut l’ignorer. Le drapeau perdu que Charlot agite dans une rue déserte pour tenter de le restituer au camionneur ne devient rouge qu’au moment où il se trouve rattrapé, à son insu, par une manifestation populaire, et qu’il est arrêté comme meneur. L’innocence du personnage ainsi placé involontairement hors de lui-même, est entière. Mais le hasard soigneusement mis en scène par Chaplin a fait apparaître Charlot en tête du cortège et son mythe est totalement approprié à la situation. Lorsqu’il se heurte aux forces de police au cœur de la brève et violente insurrection, ses réactions vives provoquent un plaisir jubilatoire du spectateur : l’image de Charlot est à jamais frappée par cette apparition au côté du peuple politique. (D’ailleurs, la police ne s’y est pas laissée tromper.) Il a tout de même fait un bout de chemin "ensemble", pour la "liberté"- mot d’ordre lisible en un nombre incroyable de langues sur les pancartes. La scène induit une réflexion sur le rapport réel entre la volonté compacte de la foule des manifestants et la volonté singulière de tous ces "uns". Charlot, d’être comme soustractivement présent de la manifestation, donne mesure de ce que "manifester" signifie pour chacun. Subsiste, après la manifestation, comme le suggère également la position de repli débrouillard de Charlot (son drapeau et lui émergent d’une bouche d’égout), isolé à nouveau, une idée de la liberté déliée du sens de la manifestation, du collectif : l’usage singulier et quotidien de la liberté imparti à chacun.

Beaucoup plus tard dans le film, lorsque son pied envoie sans le vouloir un pavé percuter un policier en train de chasser les ouvriers en grève de la sortie de l’usine, il est aussi innocent du pavé que de la décision de grève. Il a "suivi le mouvement", avec regret, comme le mécanicien, désemparés tous les deux car obligés d’abandonner le travail à peine commencé, et surtout ignorants du motif de la grève. On est très loin de la danse de Charlot, de l’idée de l’autonomie de la figure ouvrière qui se heurte à cette situation comme à un mur. On est ici confronté à une situation, à un des modes de la grève : ce geste de Charlot et du mécanicien accompli à contrecœur, de cesser le travail, fait affleurer cette idée : faire grève ne doit pas signifier "suivre le mouvement"(ou le syndicat), ce qui marquerait une absence manifeste d’autonomie de pensée, et qui, du reste ruinerait le mythe de Charlot. Mais on voit immédiatement après, dans la foule des ouvriers, Charlot tenir courageusement en respect le policier qui le bouscule, calmement, avec un regard sans peur et quelques gestes "pianissimo" de ses mains. Charlot-ouvrier, mûri, est une figure subjectivée du peuple. Il n’est plus ici le vagabond qui se sauve à toutes jambes, cherchant à éviter le moindre képi. La scène donne également à penser ce que "démocratie" peut bien encore signifier dans un État où la police maltraite les ouvriers.

5) La politique et l’amour

La subjectivité de Charlot se découvre dans un croisement de deux lieux subjectifs : le travail et l’amour. L’amour est d’ailleurs ce qui se situe hors-classe, ce qui "déclasse" définitivement Charlot-ouvrier et permet de dépasser par la pensée les propos habituels sur la "condition ouvrière".

Charlot n’est pas simplement amoureux, il aime. Il aime au point de promettre à "la Gamine" (Paulette Goddard), dans un intertitre qui s’amuse du mythe, "Nous aurons un chez-nous, même si je dois travailler". C’est parce que Charlot aime, qu’il retourne à l’usine. "Enfin du travail !" : l’intertitre (à faire frémir le mythe) fait jaillir la décision de Charlot de retourner à l’usine : il faut le voir courir et fendre la foule des chômeurs (réminiscence de l’idée du mouton noir), et réussir, le dernier, à passer victorieusement les grilles de l’embauche. L’amour transforme l’idée de pauvreté en richesse qui stimule l’invention, le courage : il faut se rappeler ce merveilleux petit déjeuner préparé par Paulette Goddard dans la cabane aux poutres et aux planchers incertains -venue tout droit de La ruée vers l’or-, consolidée par elle en nid d’amoureux. La cabane, sorte de kit ou fragment de bidonville -demeure fréquente des ouvriers précaires-, n’est plus perchée dans les neiges au bord d’un ravin ; son horizon est l’usine. Cette mise en scène de l’amour rayonnant dans l’inconfort, indifférent à la pauvreté, entre en résonance avec la scène de "rêve" de petit confort bourgeois du début de leur rencontre, et apparaît, comme la scène dans les grands magasins, une méditation sur le superflu, critère devenu exorbitant dans notre monde, et totalement étranger (inaccessible) à toute une partie de la population.
La pauvreté -à différencier radicalement de la misère- est un attribut invariant du mythe de Charlot, qui qualifie ici également l’ouvrier. Pauvreté comme synonyme de simplicité.

6) La subjectivité du cinéaste

La voix de Charlot, entendue pour la première fois à la fin du film, touche au cœur. L’émotion se renouvelle à chaque vision. Charlot, en partie par la grâce du cinéma parlant, a enfin un âge, ou plutôt, son âge devient un sujet de pensée, et l’on songe à Chaplin, à la subjectivité du cinéaste, qui fait corps avec son personnage. La révélation de cette voix n’est comparable qu’au geste théâtral du masque retiré d’Arlequin ou d’Ahmed à la fin d’une représentation. À la surprise de la maturité du timbre se mêle la drôlerie de l’insignifiance des paroles. Cette chanson populaire archi-connue, dans une version mixte de toutes les langues, prend des allures de "manifeste" artistique contre l’effet "obligé" de réalité du parlant. Manifeste où se promène, allègre, l’idée politique de l’universalité de l’ouvrier (Manifeste de Marx), et de celle de Charlot, dans la double adresse du chant et du film, à tous.

7) La figure ouvrière : ébauches à travers des films d’aujourd’hui

La petite vendeuse de Soleil

Nous l’avons annoncé en introduction, la figure du travail est aujourd’hui le point central de tous les films que nous avons repérés comme ouvrant à la question d’une autonomie subjective de la figure ouvrière, et ceci dans des formes cinématographiques très variées.

Il y a dans ces films d’aujourd’hui une façon nouvelle d’être du côté des gens, des pauvres, de ceux qui font un travail manuel, dur, mal payé. Ce sont, nous l’avons dit des figures singulières, souvent solitaires. Mais à l’opposé des stéréotypes des jeunes de banlieue, des figures défaites, comme dans La haine, qui ne font que conforter la vision ordinaire de l’opinion.

L’héroïne de Djibril Diop, dans La petite vendeuse de Soleil, est une petite jeune fille sénégalaise au visage intelligent, lumineux, mais handicapée des jambes, qui apprend à se déplacer avec des béquilles. Elle refuse, tout comme la Rosetta des frères Dardenne, de vivre d’aides sociales, de la charité publique. Toutes deux se battent, chacune à leur manière, pour trouver ce qu’elles nomment "un vrai travail". La petite sénégalaise va réussir à vendre le journal "le Soleil" à la criée -travail jusqu’alors l’apanage des garçons -qui ne lui épargneront aucun coup bas. Rosetta s’emporte et se bat physiquement pour ne pas quitter les ateliers quand on la licencie ; elle court les agences de l’emploi dès l’aube, et ira jusqu’à trahir le seul ami rencontré (aussi pauvre), pour prendre sa place dans la gaufrerie.

La petite vendeuse de soleil est un personnage de conte. Son nom rappelle La petite marchande d’allumettes, d’Andersen. Les décors sont réels, pas du tout dans le cliché : sorte de banlieue pauvre du Sénégal, aux rues jonchées d’ornières, de sacs plastiques, mais au paysage coloré, bruyant, vivant. La petite vendeuse de Soleil marche sans arrêt, longuement, calcule tous ses gestes pour être, malgré l’encombrement de ses béquilles, habile à fourrer ses journaux dans son grand sac en bandoulière -et capable d’égaler les garçons dans la vente, et même de les distancer. Pourtant, sans l’aide d’un jeune homme qui vend le journal concurrent, chevalier moderne -beau visage de penseur (on le voit lire), sérieux et tranquille-, elle n’aurait sans doute pas réussi dans son entreprise, car les vendeurs de Soleil sont sans pitié pour cette rivale. Il n’y a dans le film aucune forme de psychologie, ni de sentimentalité : peu de paroles échangées, mais des gestes complices, discrets et solides.

La séquence où la petite vendeuse de Soleil tient tête au policier, puis devant le juge, contient des dialogues extrêmement drôles qui font basculer le film dans un monde en apparence totalement fictif, irréel. Il s’agit cependant d’un monde réel : celui où la parole juste liée au courage d’oser tout simplement la prononcer, change du tout au tout une situation. Car elle est accusée par un policier d’avoir volé la liasse de billets qu’un client généreux lui a donnée. C’est elle-même qui entraîne le policier devant les autorités et elle est bien décidée à ne repartir qu’après que justice lui soit rendue. Elle est devant les adultes comme une princesse de légende, qui pense et délibère à voix haute, sûre de l’évidence de son intégrité (et du pouvoir qu’elle lui suppose), exigeant sans concession celle de la justice. Elle plaide même, avec une logique inattaquable, pour une femme enfermée pour folie qui n’arrête pas de crier, et obtient sa libération, et bien sûr, comme elle l’avait prédit, l’apaisement de son état. Et le monde se met, comme dans les contes, à prendre des contours lumineux, à lui ressembler, les bons se dessinent clairement. Elle laisse les méchants derrière elle bien dépités, et s’en va, reprend son argent avec une lueur triomphante dans le regard, pas plus prononcée qu’un haussement d’épaules.

Rosetta

Rosetta porte la même obstination, le même courage, le même joli visage franc que la petite vendeuse de Soleil, mais un visage fermé, tendu dans une économie d’expressions. Elle quitte le hors-lieu du monde des caravanes, "Le grand canyon" (adresse douteuse pour les agences de l’emploi), où elle habite avec sa mère (alcoolique à sa charge), comme on passe une frontière : la traversée du grillage qu’il faut dégrafer, ragrafer à chaque passage pour couper par le petit bois, le geste des bottes en caoutchouc retirées, l’une après l’autre remplacées par la paire de bottines de ville, le butin vivement rangé dans une souche d’arbre, la cache scellée par une grosse pierre. Elle se prépare à l’autre monde, passe en deux temps (obligés) l’autoroute impitoyable qui marque la frontière, et commence sa quête de travail. Jamais une caméra n’avait épousé aussi complètement une enveloppe humaine. Si l’on songe aux figures de Bresson, à Mouchette ou au Curé de campagne, à cette précise intimité romanesque, transposée, impurifiée par le cinéma, oui, l’on se dit que Rosetta en porte la trace. Mais la ductilité diabolique de la caméra, qui suit ou devance Rosetta comme son ombre, témoigne aussi du manque même de toute intimité. Quelqu’un semble veiller sur la jeune fille : c’est Rosetta elle-même, son "autre", cette caméra complice de toutes ses cachettes, de ses espoirs comme de ses désespoirs, de son méfait, et de tous ses courages. Il règne dans Rosetta une atmosphère d’insécurité presque constante -pas l’insécurité mise en avant par les gouvernements et les médias, comme menace d’une sombre terreur de l’Autre, de l’étranger ou des jeunes des banlieues, non, mais l’absence de possibles, les portes qui se ferment : l’impossible, pour tout simplement vivre. Pour Rosetta, vivre c’est être digne, comme elle l’ordonne à sa mère qu’elle ne cesse de remettre sur pied.

Être digne pour Rosetta, c’est travailler, avoir un vrai travail. Comme cette jeune fille est contemporaine et réelle ! Et comme son personnage est loin de tous les discours de l’opinion sur "la jeunesse fainéante et dangereuse". Rosetta est une jeune fille ordinaire, toujours dans les mêmes vêtements simples, mais toujours soignée, au visage intelligent, au front soucieux, loin de l’image des actrices stéréotypées.

Embauchée dans la crêperie, elle se jette sur son nouveau métier, apprend avec avidité. Le regard concentré sur les gestes du patron, elle enregistre tous les gestes du travail, elle sait, presque à l’instant, porter les lourds sacs de farine, en répartir avec mesure le contenu en tournant autour du pétrin, avec ce désir d’être "professionnelle" le plus vite possible, c’est-à-dire irréprochable, irremplaçable. Et, toujours l’insécurité rôde : l’ouvrière qu’elle remplace est entrée, debout dans un coin de la pièce. Elle a sorti des papiers : elle récuse son licenciement pour s’être absentée (son bébé était malade). Le patron, indifférent, lui indique qu’il n’y a plus rien à faire, et elle sort. Rosetta la regarde, c’est tout.

Rosetta malgré tout sera congédiée, remplacée par le fils du patron "en train de mal tourner" et sur qui il doit veiller. Le bref moment de "bonheur"de Rosetta est déjà éteint. Il est suivi d’une lutte corporelle éperdue pour s’accrocher au travail. Son regard était devenu plus libre, sa respiration moins haletante pendant ses longs trajets toujours accomplis d’un pas vif : rien d’exubérant dans le jeu de l’actrice, mais la proximité de la caméra décuple l’effet du moindre geste, du moindre tressaillement du visage.

Une caméra subjective, peut-on dire, mais qu’est-ce que l’expression signifie au juste dans ce film ? Elle est tout d’abord, ici, mêlée au sujet même du film : la bataille de la jeune fille pour un vrai travail, c’est-à-dire un travail qui rapporte de quoi vivre, mais aussi qui donne une responsabilité, qui permet de s’estimer. Dès que Rosetta travaille, la caméra semble se reposer, respirer avec elle. La caméra n’est pourtant pas son ange gardien. Losque Rosetta est tombée dans la rivière glauque (poussée par sa mère), la caméra ne "se mouille pas", elle reste sur le bord de la rivière, et la jeune fille se débat seule pour se dégager in extremis de la vase. La solitude extrême de Rosetta n’est rompue que par le ronflement de la mobylette de son ami, élément sonore récurrent, marque de la fidélité inébranlable du jeune homme, même après qu’elle lui a volé son emploi. Lorsqu’il l’héberge dans son petit logement, la caméra enregistre le "monologue" murmuré de Rosetta séchée, réconfortée, avant qu’elle ne s’endorme, seule, dans la minuscule chambre improvisée. Ce monologue a la forme d’un dialogue. Il est comme une prière, mais adressée à elle-même (sans dieux), pour recouvrir une intégrité : "Tu t’appelles Rosetta, je m’appelle Rosetta" et chaque phrase est ainsi reprise sous la forme du "je", de la décision, d’une victoire remportée sur "l’autre" Rosetta : "Tu as trouvé un travail", "tu as trouvé un ami", "tu es une fille normale", "tu ne tomberas pas dans le trou" -répétant même le "bonne nuit".

La caméra ne juge pas son acte de dénonciation (l’ami prépare chez lui des gaufres qu’il vend simultanément pour son propre compte à la crêperie : on peut dire "travail au noir", pas déclaré à son patron, mais vrai travail quand même puisqu’il l’avait proposé à Rosetta démunie). La caméra laisse Rosetta face à elle-même. Dans la crêperie, la caméra enregistre le bonheur de Rosetta -maîtresse du lieu et d’un vrai travail- : l’esquisse d’un sourire se dessine parfois sur son visage dans un écart, un contraste émouvant avec tous ses gestes de vendeuse, irréprochables, précis, polis, distants.

La caméra subjective -excédant le seul effet technique de virtuosité- est la forme cinématographique capable de rendre cette tension entre un état du monde désolant, très dur pour les pauvres, et la volonté d’une jeune fille exemplaire, mais ordinaire en apparence, d’affronter cet impossible. Aussi le film ne sombre-t-il pas dans un naturalisme dont cependant le spectre rôde dans certaines scènes. Le rythme extraordinaire du film, arraché au genre policier, la subjectivité de Rosetta toute entière tournée vers le travail, justement, condamne le naturalisme. L’espace de duplicité restreint, instauré par la caméra subjective entièrement centrée sur un personnage, est réel : il rend compte d’un combat quotidien que beaucoup de gens doivent mener -et l’on pense ici particulièrement aux jeunes gens, amenés, malgré leur courage et leurs capacités, à n’obtenir que rarement un "vrai travail".

The Big One

"Un vrai travail", c’est aussi ce que des ménagères noires américaines, entourées de leurs enfants, viennent réclamer à la mairie, accompagnées de Michael Moore. Elles ont apporté du matériel de nettoyage et répètent qu’elles veulent "un vrai travail" et pas des aides sociales. Le secrétaire explique cependant combien l’aide sociale est avantageuse. Mais les femmes parlent de l’absence de couverture maladie pour leurs enfants. Elles se mettent à chanter, comme les femmes de Harlan County USA, "We want a work !".
Beaucoup rétorquerons à The Big One que ce film d’intervention n’a permis aucune embauche, qu’il n’est qu’un film auto-publicitaire pour Moore et son livre Downsize This (alors même qu’il est déjà un best-seller).

Nous dirons simplement que le film existe. Que Michael Moore a profité de sa tournée dans un grand nombre de villes américaines pour faire un film, et non pas seulement sa tournée. Ce tour des États-Unis, monté sur un rythme trépidant, accompagné de musiques country, est justement accompli au rebours d’une campagne électorale car nous découvrons une Amérique jamais vue : le tracé d’abord cartographique de Rockford, Minneapolis, Milwaukee, Portland, Washington, puis des rues, des places, des usines où l’on trouve des ouvriers débauchés mais "debout", des ensembles composites de visages sérieux, déterminés. The Big One est un film provocateur, certes, mais sur ce point précis : faire ressortir le concret de la vie des gens, des pauvres. Le cinéaste n’est jamais dans une logique de soutien, même lorsqu’il prend contre lui la femme blonde qui vient de perdre son emploi. Empathie véritable, ce n’est nullement un geste sentimental, mais un moment d’émotion fort où l’on bascule dans quelque chose de réel.

Le film ne peut pas laisser indifférent, du reste certains le haïssent, car il traite justement de l’indifférence. Et il est certain que tous ces portiers, ces sous-secrétaires en costume et cravate resteront à jamais étrangers aux questions en apparence naïves de Michel Moore -et en cela même provocantes-, tant ils vivent dans un "autre" monde. Car même s’ils ne sont pas "des riches" ils défendent, contre tout réel, le côté de l’ordre, celui de tous les pouvoirs (petits et grands) de l’Etat. Le film fait ainsi apparaître un découpage réel du pays, qui est un véritable découpage politique, se moquant des subdivisions électorales comme d’une pantalonnade, mais rendant compte d’au moins deux subjectivités politiques absolument différentes et incompatibles.

Michael Moore se place subjectivement du côté des gens : il est un personnage burlesque moderne, un peu comme Moretti, un cinéaste-clown lourd et agile (entre deux avions il marche tout le temps) qui se mêle des affaires de son pays, à sa façon. Le grand capitalisme est inhumain, voilà ce que postule le clown et ce qu’il fallait démontrer -mais il se s’arrête pas au constat qui n’est après tout pas nouveau- ; ce qui tranche ici c’est l’idée que les "petits", les indifférents, participent à cette "inhumanité", qu’ils se rangent de ce côté.

Il y a peu d’écart entre le regard télévisuel du sénateur "qui ne cille jamais" -sorte "d’alien"- et celui stupéfait des sous-secrétaires qui refusent de considérer la carte de fidélité d’un fast-food de Moore comme carte de visite. Il n’est pas non plus si éloigné de l’ahurissement du patron de Nike, que nul n’avait certainement jamais provoqué si courtoisement, mais si concrètement : qu’à sa déclaration catégorique "les ouvriers américains ne veulent plus fabriquer des chaussures", Moore réussisse à lui présenter sous ses fenêtres le rassemblement de plus d’une centaine de personnes, tous venus pour fabriquer des chaussures, c’est ainsi que le film touche au réel du pays. Et si le film ne "crache" pas sur le patronat, c’est qu’il a bien conscience que l’insulte est vaine. Moore n’en finit pas de lier le penser, le dire et le faire, de mettre à jour exemplairement, situation par situation, la possibilité d’ouvrir des portes que l’on croit scellées à jamais : que l’impossible par une décision, et l’obstination à son accomplissement se change en possible, voilà à quelles tâches The Big One convie chacun.

Il est vrai que les spectateurs des shows populaires du chansonnier ne sont que des rieurs, et que leur place reste indécidable, puisqu’il ne suffit pas de rire d’un monde pour s’en soustraire, pour briser l’indifférence. Mais le film ne se réduit pas à ces séquences, au contraire il les dépose, car il s’adresse à tous, du point du cinéma, à ceux aussi de ses spectacles de télévision. Le film, lui, n’est pas un spectacle.

Dans les situations multiples mises en scène on devine tout ce qu’il a fallu de repérages, d’enquêtes véritables dans chaque ville visitée par le film, dans le hors-champ des tournées, pour rencontrer réellement des gens : Moore accepte de retrouver "clandestinement" (de nuit) les employés d’une gigantesque librairie exclus de la présentation de son livre, qui exposent leurs litiges avec leur patron, la nécessité pour eux de se réunir en secret, afin de s’organiser.

Alors que les tournées sont réalisées avec une rapidité inouïe -47 villes parcourues à raison d’environ un jour ou deux dévolus à chacune-, Michael Moore vient revoir ces ouvriers-employés du livre et le jeune homme est heureux de lui apprendre qu’il a réussi avec son groupe à mettre sur pied un syndicat clandestin (qui n’a rien de commun avec les puissantes institutions syndicales).

The Big One, nom provocateur proposé par Michael Moore dans une émission de radio pour rebaptiser l’Amérique, donne son titre au film. Le cinéma a ce pouvoir, qui n’est pas de domination, mais puissance de chacun à nommer son pays, c’est-à-dire à travailler à le transformer, dans une distance à l’Etat. Le film n’indique pas une ligne idéologique politique, ni aucune adhésion d’aucune sorte. Il ébauche l’idée d’une capacité subjective autonome, en déclarant sa subjectivité propre au côté des gens, dans la traversée réelle de situations vraies ou fictives, cinématographiquement disposées où la figure ouvrière est justement désignée comme le point impossible à figurer.

Notes

[1Alain Badiou, "Considérations sur l’état actuel du cinéma, et sur les moyens de penser cet état sans avoir à conclure que le cinéma est mort ou mourant", L’art du cinéma n° 24.

[2Ibidem.

[3"Ouvriers vivants" est le titre d’un recueil de poèmes à propos des ouvriers sans papiers (Éd. Al Dante, 1999).

[4"L’existence objective d’ouvriers ne suffit pas à fonder une capacité politique ouvrière." "Pour dégager [cette catégorie nouvelle de figure ouvrière], il faut passer par la séparation entre l’histoire et la politique". Sylvain Lazarus, Anthropologie du nom (éd. du Seuil, 1996).

[5L’art du cinéma numéros 14 et 15 - La répétition.

[6Michel Cadé, in L’écran bleu / La représentation des ouvriers dans le cinéma français - (Collection Études Presses Universitaires de Perpignan, 2000).

[7Alain Badiou, in Peut-on penser la politique ? (Seuil, 1985).

[8Il importe de mentionner la bataille actuelle pour une "nouvelle régularisation" du Rassemblement des Collectifs des ouvriers sans papiers des foyers et de l’Organisation politique, politique menée du point des gens par les gens eux-mêmes.

[9La distance politique n° 34.

[10Peut-on penser la politique ?

[11L’art du cinéma n° 24

[12Denis Lévy, Situation esthétique du cinéma (Université Paris VIII, 1992).

[13Déjà avec Le petit soldat, qui d’autre que Godard a eu ce courage en 1960 de tourner un film sur la guerre d’Algérie, alors que toute lutte en France contre cette barbarie coloniale n’excédera pas un nombre restreint de résistants dans des réseaux nécessairement clandestins ? Jusqu’à la fin de la guerre le film est interdit par la censure et ne paraîtra à l’écran qu’en 1963, l’année justement où Godard sort Le Mépris. Puis, il y aura La Chinoise en 1967.

[14Si l’autonomie des productions Godard/Roger/Gorin à l’intérieur même du Groupe Dziga-Vertov est bien marquée, il est souligné aussi "qu’elles se sont toujours situées radicalement en marge, à tous les niveaux de leur travail, des groupes maoïstes existants", "que ces films n’ont jamais été le reflet direct d’une ligne "officielle" (in Cahiers du cinéma n° 238-239, mai-juin 1972).

[15Cahiers du cinéma n° 238-239 (mai-juin 1972).

[16L’art du cinéma n° 24

[17Ibidem.

[18Dimitra Panopoulos, "Que faire de la politique au cinéma ?" L’art du cinéma n° 17

[19Chemins de traverse

[20La distance politique n° 30-31, mars 1999.

[21Denis Lévy, "Godard et la politique", L’art du cinéma n° 17.

[22L’art du cinéma n° 24

[23Le puissant syndicat : United Mine Workers of America.

[24Un "contrat" signifie que la Compagnie minière "Duke Power" devra accepter l’affiliation des mineurs au syndicat, et donc sera obligée de leur accorder des droits (ce qui leur permettra d’avoir une retraite, des garanties minimales de vie décente, dont ils sont complètement dépourvus). C’est à partir de 1935, politique du "New Deal", que Roosevelt fait renaître le syndicalisme aux USA, avec des lois qui en font un partenaire à part entière du patronat.

[25D. Panopoulos, op.cit.

[26Idem.

[27Il y a actuellement à Paris (après Barcelone et Forbach), jusqu’au 22 juillet 2001 à La Villette, l’exposition "Quel travail ?", qui repose sur l’idée que "le travail est une malédiction doublée d’une souffrance" (du 3 août 2000), avec, entre autres étayages de la thèse, des films, dont justement A nous la liberté, qui figure en tête de liste

[28Le mot "ouvrier" est le plus souvent recouvert par "immigré". En 1983, pendant les grandes grèves à l’usine Talbot, on a pu entendre un ministre les traiter de "chiites étrangers aux réalités du pays". Les syndicats ont pu se sentir autorisés à pourchasser violemment les ouvriers aux cris de : "les bougnoules au four !"

[29André Bazin Éric Rohmer, Charlie Chaplin (Ramsay poche cinéma).

[30Ibidem.

[31Idem

[32Robert Linhart, L’Établi (Collection "double", éd. de Minuit).

[33Élie Faure, Défense et illustration de la machine, in Fonction du cinéma.

[34A partir de 1932, élection de F. D. Roosevelt : séries de mesures gouvernementales dirigistes pour sortir les États-Unis de la crise : moratoire national, abandon de l’étalon-or, dévaluation du dollar de 41%, aide aux fermiers, embauche des chômeurs dans des grands travaux d’équipement, les codes du N.I.R.A. fixent des salaires minima et l’allégement de la durée du travail, etc.…