The Sun Shines Bright (Le soleil brille pour tout le monde, 1953) de John Ford

Ford, cinéaste du multiple

par Elisabeth Boyer

L’EVANOUISSEMENT DU HEROS

Les figures habituelles du western sont présentes, mais déplacées, vidées du mythe qui les accompagnait : celui qui pourrait être un héros, qui débarque un cigare aux lèvres, jeune homme fringant avec ses chevaux de course, n’en possède que l’apparence. Il est une espèce de caricature de héros à la carrure athlétique, une image arrachée à un magazine de mode. Il ne voit pas, n’entend pas les appels de son serviteur noir venu l’accueillir après sa longue absence. Sa sortie est de parade. Son visage est un masque qui, cependant, à deux reprises dans le film, marquera une légère émotion. Le personnage sera, par ses gestes, alternativement faible et capable d’audace ou de courage. Le héros ne s’évanouit pas par un simple renversement de l’image créant un anti-héros, mais par la mise en relativité de l’image.

La figure centrale du film -marginale dans le western- est celle du juge : un vieil homme aux cheveux blancs. Sa petite silhouette, vêtue de blanc, chapeau noir sur la tête et parapluie noir sur le bras, est au plus loin de l’image du héros. Le visage exprime assez rarement une émotion ; il offre avant tout son attention, son sérieux, son regard tranquille, sans passion. Le film éveille en nous l’énigme de la banalité, du quotidien : de quoi un homme d’aspect si ordinaire, dans une petite ville du Kentucky, est-il capable ? Les seules traces de combats intérieurs sont d’abord l’immobilité et le silence de la réflexion, et la voix claire de l’acteur qui parle avec une diction précise, lente et très articulée -théâtrale - et puis, le grand mouchoir qu’il passe sur son visage après l’épreuve du courage, réclamant en même temps sa “médecine” - son whisky de contrebande - “pour remettre son cœur en marche”. Ces gestes sont rejoués ensemble plusieurs fois. Mitry note que les personnages de Ford « sont “objectivés”, saisis par le dehors, étudiés dans leur comportement provisoire » [1] Ford ne montre que des faits : des gestes et des paroles abstraits de toute psychologie. Le courage n’est pas posé comme une qualité inéluctable ou comme un caractère, mais bien comme un combat que l’homme livre dans une situation. Si le gestus “désigne les rapports entre des hommes”, il désigne aussi ici les rapports qu’un homme entretient avec lui-même.

LE DEUX COMME PENSEE

Le film construit d’emblée le personnage du juge indissociable de celui du grand noir dégingandé, veste blanche, panier au bras : son serviteur zélé aux allures nonchalantes. Ce dernier trait ajouté à sa voix traînante et éraillée font de lui un personnage burlesque. Il commente les gestes du juge et y associe son destin :
“Nous allons être en retard à l’audience, Major”, “Moi et le juge, on ne sera plus réélus maintenant”, “Vous n’avez pas encore voté pour nous deux”.

Ces paroles de comédie s’inscrivent dans l’artifice du geste, et, s’y articulant, leur sens bascule : l’idée d’égalité interdit toute interprétation de cette double présentation comme une variante classique des rapports maître-valet. C’est le noir qui déclare l’égalité : ceci travaille le visible, immédiatement, dans la séquence où on découvre les deux personnages.

Le film s’ouvre sur le fleuve où glisse un bateau à aube avec son bruit saccadé caractéristique. Il porte une banderole “Votez pour le juge Priest” ; une musique de fête légère s’en échappe. Le juge et le noir entrent de dos dans l’image. Le juge s’arrête et, entendant la musique, se retourne, le visage éclairé. Le noir sort sa montre et proteste : “Nous allons être en retard à l’audience, Major”. Le juge se range d’abord à son avis, puis se ravise, le regarde avec attention et décide : “M. Maydew peut attendre !”. Ils reviennent ensemble sur leur pas. Nous percevons dans le titre de “Major” que les deux hommes ont été des compagnons d’armes. Le juge est un vétéran de l’armée sudiste, ce qui bouche toute interprétation grossière d’un Nord antiraciste et d’un Sud raciste. Ford ne se place jamais dans une problématique générale de race, de racisme, mais pense en cinéma des situations singulières d’inégalité, de ségrégation.

Ici, dans ce deux inventé, l’idée affleure que le destin de l’Amérique est en jeu. Comment ce geste inaugural vient-il se nouer dans un trajet global beaucoup plus complexe et ample jusqu’à conférer à l’ensemble du film cette grandeur tragique ?

LE DEUX STRUCTUREL

Le deux structurel vient lui aussi sur la scène. La guerre de Sécession est terminée. 1865, c’est la capitulation des armées sudistes, la date qui figure dans les livres d’histoire. L’histoire que raconte le film se déroule une vingtaine d’années après cette date et se passe en deux journées. Elle commence la veille de l’élection du juge du district et se termine après les résultats du scrutin. Le deux structurel -le Sud contre le Nord- est comme un prolongement de la guerre en temps de paix : les Démocrates contre les Républicains. La paix est aussi très relative : les armes sont prêtes à resurgir ; certains même gardent toujours le fusil à la main. Nous voyons d’abord la ville encore cassée en deux. Deux airs de musique rivalisent : la marche des Nordistes et “Dixie”, celle des Sudistes. Les deux camps électoraux sont teintés par la couleur des anciens uniformes, les “bleus” et les “gris”.

Ce deux trace un bâti des opinions en présence. Ford va y opposer une topologie de la ville, fragmentaire et multiple, et des personnages singuliers. Tout l’art du film va consister à ronger ce bâti, à ruiner ce deux structurel pour n’en laisser paraître que plus menaçant son squelette habillé du suaire de la démocratie : les élections.

L’ECLIPSE DU SUJET

D’abord, filmiquement, comment se donne l’inscription des Noirs dans la ville ? -Nous allons percevoir, après l’égalité de principe déclarée dès le commencement, l’état de la situation -la ségrégation-, par fragments : une école pour les Noirs, l’excentration des Noirs dans un quartier pauvre, les scènes de panique où chacun abandonne son activité pour se cacher à l’approche de la “bande de Tornado”, la tentative brutale et aveugle de ces fermiers qui veulent lyncher un jeune Noir.

Une séquence interrompt cette situation de ségrégation et nous la donne à penser. Le juge affronte la bande armée de fermiers qui s’abat devant la prison où il a fait mettre le jeune Noir en sécurité.

Contrairement à tout ce qui est décrit dans les critiques du film, le juge n’est pas seul face à cette foule menaçante : un vieux Noir, parent du garçon, l’a rejoint et demande à rester, risquant lui aussi sa vie. Ils sont donc deux, dans cette affaire, à refuser l’inadmissible, même si l’un d’eux reste assis et silencieux.

Le juge, appuyé sur son parapluie, lève la main qui tient sa pipe. Tous s’arrêtent. Le juge, d’une voix calme, s’adresse à eux, et en apaise quelques uns par ses arguments. Mais le meneur reprend ses menaces. Le juge leur dit alors qu’il agit ainsi afin qu’ils votent pour lui. Aussitôt quelqu’un s’écrie : “Laissez-nous passer et on votera pour vous !” Le juge répond : “Si c’est à ce prix, je ne le paierai pas”. Il descend alors une marche et fait un pas vers eux, et avec son parapluie, il trace une ligne de démarcation sur le sol. Tous sont intrigués. Il explique que cette ligne, sans être une menace, est ce sur quoi il ne cèdera pas ; c’est-à-dire que la justice ne sera rendue que dans le tribunal. Le meneur essaie alors d’entraîner les autres vers la prison ; le juge sort son revolver et le braque sur lui, en avertissant que quiconque passera la ligne sera mort. C’est ainsi qu’il repousse l’assaut : les lyncheurs repartent défaits.

Le juge sort son grand mouchoir, s’éponge le front et réclame sa “médecine” pour “remettre son cœur en marche”. Ces gestes familiers au personnage donnent à penser le côté provisoire, en éclipse, de l’épreuve du courage, de “l’effet de sujet”. La ligne tracée sur le sol avec la pointe du parapluie suggérait déjà cette idée d’un geste simultanément infime et prodigieux, -comme la présence obstinée et silencieuse du vieux Noir : marques ténues d’éternité.

Le juge aura été un héros dans cette longue séquence, sorte de fragment de western dont la figure de la Loi, le sherif, est absentée. Mais un héros qui résulte d’une situation, et non pas un héros en plénitude, “professionnel”. L’idée du héros n’est plus associée à une image, mais à des gestes concrets et évanouissants.

Enfin, l’égalité est marquée par tous les gestes et paroles du juge qui défend, non pas d’abord un Noir (nulle argumentation antiraciste), mais la Loi et la justice. La ségrégation et le concept de race sont toujours les pièces d’une politique qui cherche à fabriquer une subjectivité “contre” (ici anti-noire) pour masquer une politique désastreuse, -ici pour cacher un crime (le coupable sera identifié plus tard : c’était le meneur de la bande).

LE SILENCE COMME EVENEMENT

“Le Monde-Bruit commence à sembler parfois un Pseudo-Monde, -qui le nettoiera jusqu’au silence ? peut-être désormais l’art seul”. [2]. La seule chose à opposer au discours électoral du politicien sans scrupule sera le geste puissant qui impose le silence. Non pas le mutisme, mais une véritable création du silence par le cinéma.

Une séquence mémorable marque à jamais la vision de ce film : le surgissement quasi-fantastique des funérailles de la “femme adultère” qui interrompt le vacarme électoral, fanfares et banderoles. Le discours pompeux du candidat Maydew sur la marche du progrès est cloué net. Maydew fige sa gesticulation ; deux têtes de politiciens stupéfaites entrent dans le cadre et tous trois examinent l’horizon : le corbillard blanc attelé de chevaux blancs débouche de l’ombre. Derrière le cercueil, le juge Priest, petite silhouette blanche, chapeau et parapluie noirs, marche seul, sous un soleil implacable. Derrière lui une calèche noire découvre les cinq femmes de la maison close, en grand deuil -chapeaux à plumes et jais. Le cortège progresse dans le seul bruit des roues sur le sable.

Le juge a tenu sa parole -au risque de perdre des électeurs, le matin même du scrutin, il a organisé des obsèques à cette femme bannie de la ville, revenue pour voir sa fille avant de mourir.

Ce silence tisse du vide, alerte tous les habitants. D’abord énigmatique, il est singulièrement entendu par chaque personnage, chaque groupe dans les rues. Il va opérer une division nouvelle déchirant les camps électoraux : être ou ne pas être de ce silence ? Il s’agit d’une décision sur soi-même, affrontant du même coup, comme le juge, l’opinion publique. L’idée avec laquelle nous suivons ce trajet -à contre-courant de l’opinion la plus répandue, en politique surtout- est qu’il ne faut pas attendre d’être assez nombreux (la fameuse action de masse) pour entreprendre quelque chose, qu’il faut d’abord se compter soi-même.

Une femme s’écrie : “Aucune femme décente n’adressera plus la parole au juge maintenant !” Sa voisine réplique “Je suppose !” et se lève ; on la verra plus tard se joindre d’un pas décidé au cortège. Le premier à venir au côté du juge est un homme en uniforme d’officier nordiste (au début du film, il avait assuré le juge de son estime : “Personnellement, je souhaiterais voter pour vous, mais je me ferais égorger plutôt que de voter Démocrate”) : après réflexion, il coupe en le traversant les rires d’un groupe qui se gausse de la calèche noire. Peu à peu des gens viennent grossir le cortège, tels ces forgerons en tablier, l’outil à la main ; le tailleur allemand coiffé d’un haut-de-forme qui abandonne son commerce ; le shérif qui jette son étoile ; le vieux trappeur muet (interprété par le frère de Ford, Francis) avec son fusil et son cruchon, suivi de son jeune acolyte ; d’autres uniformes… La fille de la défunte, pour cette mère qu’on lui a cachée, arrête la calèche et vient s’asseoir à côté du cocher noir surpris

Chaque geste de décision accapare un temps, puis grossit le silence d’une façon inouïe, le dote d’une qualité collective qui l’arrache à l’idée de mort, à tout sens. On est au plus loin du silence religieux de l’Un-fini.

Il s’agit là d’un silence du multiple, chacun décidant pour soi-même. Le trajet, qui dure plus de huit minutes, dresse une véritable carte de la ville, abolit l’aspect fragmentaire que nous en avions. Vers la fin, les passants se font rares, les maisons beaucoup plus modestes. C’est ici que Jeff, sur le bord de la route, apercevant le défilé, commente : “Moi et le juge, on ne sera plus réélus maintenant”. Il est dans le film le coryphée, un élément détaché du chœur qui indique le rythme à l’ensemble.

Le cortège passe et un chant s’élève. Ce n’est pas, comme nous le supposons fugitivement, une musique de film soulignant le geste du jeune homme au masque de héros qui, en courant, est venu prendre place près de la calèche noire. Nous découvrons qu’il s’agit d’une musique non incluse, mais appartenant à l’événement : le chœur des Noirs, des femmes et des hommes formant une haie mouvante et vivante devant la chapelle ouverte. La caméra saisit le corps de cet élément poétique et isole un moment son geste qui se donne à la silencieuse décision. Le dessin du pays est complet. Le juge arrête les marcheurs qui piétinent silencieusement, ordonne aux trois premiers rangs de porter le cercueil. Le geste a quelque chose d’ultimement militaire, mais adouci par le chant : civilisé. Tout caractère religieux est brisé là. D’ailleurs, nul prêtre.

Ce qui fait là événement dans le film n’est pas la mort en tant que telle, mais plutôt que soit suscité là ce qui était du refoulé de la ville et de la guerre -la femme bannie- c’est-à-dire de l’imprésentable. Ces obsèques sont insensées, démesurées au regard des faits. Et c’est cette démesure même et cette absurdité qui vont donner une mesure infinie, une dimension réelle à la ville : ce rassemblement composite de gens soustraits à tout compte électoral, et qui exhibe par réaction le vide de la ville-électorale, du deux structurel.
Le cortège est le geste global d’une haute liberté acquise, qui résonne avec le titre du film : the sun shines bright, le soleil brille. Aucune loi ne le commande, ni Dieu, ni politicien, seule l’affirmation courageuse du principe d’égalité, bravant l’opinion.

Notes

[1John Ford, t.1, Ed. Universitaires, 1954

[2Aïgui, Interview 1985. Trad. L. Robel, coll. Poètes d’aujourd’hui, Seghers.