Aerograd (1935) d’Alexandre Dovjenko

par Elisabeth Boyer

En 1935, Dovjenko conçoit et réalise Aerograd, son deuxième film “parlant” [1] par un travail complexe et rigoureux du matériel sonore. Chaque vision de ce film répète un émerveillement, qui ne tient certainement pas aux effets d’une technique nouvelle, mais à de véritables inventions artistiques.

Le cinéma “parlant” commence dès 1927 aux Etats-Unis. En Union Soviétique, la technique ne sera mise au point qu’au début des années 30. A ce retard matériel, s’ajoutera la méfiance des cinéastes vis-à-vis de cette nouvelle technique : en 1928, Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov écrivent un manifeste, Contrepoint orchestral [2], pour mettre en garde contre les dangers de la sonorisation.

Essentiellement, ils craignent que le son n’apporte qu’un surcroît de réalisme (de significations aux images), et prescrivent “la non-coïncidence avec les images visuelles” (c’est cela le “contrepoint orchestral”), la création “d’images-visions” et “d’images-sons”. Cette idée de la non-coïncidence des images et des sons est extrêmement importante -nous y reviendrons- mais la dialectique image/son telle qu’ils la préconisent garde un aspect trop mécanique. Le cinéma continue de la sorte à graviter autour de la notion d’image comme jalouse de son royaume. Ils redoutent de ce fait l’entrée -par effraction sonore- de corps étrangers au cinéma (« substituer systématiquement des drames de “haute littérature” et autres essais d’invasion du théâtre à l’écran »), et par voie de conséquence, ils prédisent “qu’utilisé de cette façon, le son détruira l’art du montage”.

Leur conception du cinéma lisible dans ce manifeste réduit l’art à un langage qui aurait acquis une certaine pureté par le montage visuel et que l’irruption du sonore viendrait pervertir, dévoyer. Ils notent néanmoins que le son pourrait avoir quelque avantage pour le rythme des films en supprimant les intertitres qui les ralentissent et le “fatras explicatif (par exemple des plans d’ensemble) qui surcharge la composition des scènes”.

A ce manifeste, Dovjenko semble répondre, en acte, dans Aerograd, par la confiance.
Si le cinéma est montage -et cette réaffirmation seule suffirait à conférer une grandeur au Manifeste- eh bien, les possibilités de montage ne peuvent qu’être enrichies, décuplées par l’arrivée du son.

L’ECRIT : L’INTERTITRE

Pour Dovjenko, le cinéma continue à être ce même art du montage, agrandi de nouveaux possibles. Dans Aerograd, comme dans Ivan, l’utilisation de l’intertitre, non seulement perdure, mais prend une nouvelle dimension ; en excédant sa place assignée rétrospectivement au cinéma “muet”, il perd de sa gangue “primitive” et devient ce qu’il a toujours été dans les grands films : un élément de montage comme les autres, y compris dans sa capacité à être répété. Ceci est d’une extrême importance.

Dans Aerograd, alors que le film nous a déjà fait entendre musiques, bruits synchrones et chants, l’arrivée de cet intertitre : “Attention, nous allons vous tuer !”, prend une dimension insolite ; d’abord parce qu’il était techniquement possible que l’acteur le dise, et ensuite parce que plutôt qu’une chose que l’on écrit, c’est quelque chose que l’on dit. L’écrit filmé engendre un temps donné entièrement comme artifice : il est un “passage immobile”.

Gilles Deleuze écrit : « On dira donc que le mouvement rapporte les objets d’un système clos à la durée ouverte, et la durée aux objets du système qu’elle force à s’ouvrir. […] Par le mouvement, le tout se divise dans les objets, et les objets se réunissent dans le tout : et, entre les deux justement, “tout” change. Les objets ou parties d’un ensemble, nous pouvons les considérer comme des coupes immobiles ; mais le mouvement s’établit entre ces coupes, et rapporte les objets ou parties à la durée d’un tout qui change, il exprime donc le changement du tout par rapport aux objets, il est lui-même une coupe mobile de la durée. » [3].

Dans Aerograd, “Attention, nous allons vous tuer !”, avec ses caractères solides et concrets, efface l’idée d’une menace impulsive, pour ne renforcer que le geste d’une décision, d’un acte réfléchi et imminent.
Le cinéma, en même temps qu’il rappelle l’autorité de la langue, la relativise pour la pensée en la montant à égalité avec d’autres objets.

La possibilité du son confère à l’écrit une intégrité radicale : l’écrit ne peut plus être une commodité, une substitution, mais une décision. Il est remarquable que cette utilisation intègre de la chose écrite est déjà accomplie dans le cinéma muet. Murnau dans Le dernier des hommes ne se sert d’aucun intertitre, mais saisit une lettre de licenciement sur un mode entièrement cinématographique, monté : d’abord en captant dans une prise immobile et tenue la globalité comme hasardeuse d’un passage qui sature l’espace, dont nous déchiffrons peu à peu, dans le désordre, le contenu ; puis isole une phrase dont les mots énormes apparaissent, glissent et sortent un par un de l’écran, attribuant ainsi à l’écriture une pesanteur nouvelle, inouïe.

Une pensée de notre rapport à l’écrit advient par le montage qui dispose un temps subjectif : celui de la lecture du vieil homme, qui est en même temps, pour le spectateur, un moment de lecture globale, discontinue, lacunaire. L’angoisse même est donnée à penser : le moment où une “image”, une scène surgit du sens entendu des mots mais non contenu en eux : dans le halo imprécis qui s’ouvre sur la lettre apparaît l’image d’un autre vieillard mis à la retraite, l’homme des toilettes, qui défait sa blouse pour la dernière fois et la rend. [4]

Pour cet art silencieux l’accompagnement au piano, s’il sert au début à masquer le bruit du projecteur, par la suite couvrira l’angoisse générée par le silence de la salle. Pourtant, le cinéma muet comme le cinéma sonore, s’il est un art, mesure l’angoisse, lui donne forme. C’est pour cette raison que tout accompagnement musical, hors du montage de l’œuvre -et ceux-ci sont fort en vogue actuellement- est une ineptie et une insulte au film, à son temps.

L’écrit au cinéma est un élément de prise et de montage tout aussi important que le son. Il est ce qui écarte la mimétique de l’image. Nous pouvons compter avec lui au moins trois éléments de montage, et ainsi rompre avec la dialectique trop pauvre de l’image-son. L’intertitre est la marque absolument visible du montage. Il souligne le caractère continu -il sépare mais ne cloisonne pas- d’une pensée cinématographique faite d’éléments hétérogènes tressés et enchaînés (fût-ce le noir, le silence) mais contribuant à la globalité, au temps spécifique du film.
Lorsque Vassili Khoudiakov étrangle le jeune partisan, le carton vu au début du film, sur la construction d’Aerograd, est réexposé tandis que la voix du jeune homme transperce l’écrit de ses appels. L’écoute affecte l’espace considéré -ici un texte écrit- d’une artificialité qui génère un temps spécifique, comme cela arrivera souvent dans les films de Godard. Et ceci n’est pas réductible au seul rythme.

LE SON

La première parole d’un acteur en son synchrone ne surviendra qu’au terme d’une interminable poursuite à travers la forêt, après douze minutes de film.

Pourtant nous sommes saisis d’une beauté sonore dès le commencement : la musique du générique -l’air des Partisans de la taïga- annonce le thème d’Aerograd : il sera repris en variations tout au long du film. La musique est coupée net au milieu du premier carton -”Vive Aerograd que nous les Bolcheviks bâtiront sur le Pacifique”- sur lequel surgit un vrombissement de moteur. Ensuite apparaît l’avion, comme saisissant son propre son terrible au vol. Puis vient se superposer le chant des partisans avec les paroles. Le chant tient la même hauteur, élément de continuité de la séquence, tandis que l’avion heurte d’abord le bord de l’écran, disparaît, revient à une autre place dans le ciel, dans l’écran, s’approche, s’éloigne, devient une tache ; le vrombissement réattaque, s’amenuise, n’est plus perceptible, tout cela frappe à plusieurs reprises. Toutes ces opérations suggèrent l’infini.
Le film nous contraint à prendre continuellement de nouveaux repères, mais dans cette continuité curieuse de la répétition. L’idée d’Aerograd s’imprègne de doutes et d’attentions.

Ce travail conjoint de la vue et de l’ouïe, l’étude de l’artificialité complexe du cinéma, font de chacun de nous, spectateurs, un chasseur levé à l’aube, plein d’éveil, l’esprit, les sens aux aguets.

Les opérations artistiques multiples que nous repérons ne se donnent pas seulement dans une superposition, une dialectique simple image-son, mais sont conçues et aperçues dans un tressage complexe, dans lequel le son n’est pas seulement en “contrepoint”. Ce petit biplan flanqué de son bruit vivant, tour à tour puissant et fragile, immense et minuscule, laisse en nous l’empreinte de l’errance, de l’absence de sens, de la vastité de l’Union Soviétique, de l’inconnu. Parallèle au chant des partisans, l’obstination du film à réitérer la capture de l’avion dans l’écran, à vouloir parfois rétablir la coïncidence de l’image et du son, nous indique une direction : qu’il y a là décision artistique. L’avion, de prise en prise, opère un prodigieux déplacement vers l’Est, dans le même pays, -dessinant une sorte de Far East.

LA NATURE : LE MYTHE ; LE MULTIPLE.

« Nous n’avons aucun film sur l’Extrême-Orient, déclarait Dovjenko. Une grande masse des habitants de l’Union Soviétique n’a pas la moindre idée de cette région. » (10 000 km la séparent de Moscou.) « Beaucoup ont des idées vagues, souvent confondues avec leur opinion sur la Sibérie. »

Tchekhov, un Ukrainien comme Dovjenko, écrit en 1890, traversant des régions inexplorées pour atteindre l’île des déportés, Sakhaline : « La taïga s’étend uniformément […], aucun cocher ne sait où la forêt se termine. On n’en voit pas la fin. Elle couvre des centaines de verstes. Qui vit dans la taïga ? Qu’est-ce qu’on y trouve ? Nul ne le sait. » [5].

Moins de cinquante ans plus tard, Aerograd interrompt le mythe tout en préservant la beauté du lieu. Avec Tchekhov, les panoramiques aériens du film ont de ces parentés étranges : « Quand on monte sur une hauteur et qu’on regarde devant soi ou en bas, on aperçoit une montagne, puis une autre, puis une autre encore ; à droite et à gauche, de nouveau des montagnes […] toutes couvertes de forêts épaisses. »

Le mythe commence à se défaire par une vue aérienne qui ne se déplace plus d’Ouest en Est, mais droit devant elle, semblant avaler la forêt, et découvrant un hameau d’isbas, puis… un intertitre, un point de repère géographique : “A l’Est du fleuve Amour”, et une limite : “Au bord de la mer du Japon”.

Les deux intertitres qui suivent les mouvements sonores d’escadrilles d’avions : “Le Vieux Monde raccourcit” et “l’Océan rétrécit”, trament un paradoxe car ils marquent des limites à la taïga : le film, par la suite, va agrandir le monde par la diversité des visages filmés -tant de visages singuliers, trace de la modernité de l’Union Soviétique.

Il y a, pareils et différents, les acteurs des films précédents de Dovjenko, présences familières des visages saisis dans la surprise du rôle, élément de continuité dans la discontinuité.

Il y a, dans l’isba, le visage étranger et radieux de la jeune Coréenne présentant son enfant nouveau-né, le rappel bref, dans le suspens des gestes, de l’image picturale d’une Nativité ; l’arrivée simple des enfants, des amis ; la rumeur d’abord inquiétante de l’avion, effacée par un sourire de la femme ; l’entrée soudaine du mari, l’aviateur Glouchak, qui vient briser par un “bonjour chérie” aussi sonore qu’inattendu, la quiétude du lieu ; mais cependant sa présence bruyante et chaleureuse -le couple s’enlace- soulage et renverse le dogme de l’icône.
L’Union Soviétique se découvre : étrangère à elle-même et cependant familière.

Il y a ces quatre façons différentes qu’ont les couples de se dire adieu avant le départ des hommes pour la chasse à l’ennemi dans la taïga. Les gestes par lesquels la séparation se donne -bruyants ou silencieux-, les quatre fois, étreignent l’âme de cette émotion amoureuse universelle, tel ce “Va-t-en vieux chien des bois” de la femme de Glouchak.

LA POLITIQUE : L’HISTOIRE ; LA REVOLUTION.

Dovjenko, le plus moderne des cinéastes soviétique, est un grand penseur de la politique de son temps. Il entend la Révolution non pas comme un nom sacré qu’il faut célébrer, mais comme un processus discontinu qui se pense à partir de situations singulières et concrètes, ce qu’il dispose en fiction dans ses œuvres. C’est ce mouvement de traitement du singulier qui porte l’universel, qui fait que ses œuvres posent des questions d’aujourd’hui, qu’elles sont profondément actuelles -tels la primauté du principe d’égalité (qui se retrouve dans le traitement des éléments filmiques), la conviction (en rupture avec l’opinion) que la politique est une pensée, et de là, son souci d’en repérer le mal. Son cinéma rompt avec le réalisme, au prix d’être attaqué ou rejeté par les dirigeants de l’époque.

L’Histoire avec un grand H est toujours cet effort éperdu d’émettre un principe de continuité entre des faits, des causalités, d’où résulte un sens unique, le sens de l’Histoire. Le film au contraire ne tresse que des fragments hétérogènes : à des séquences tragiques succèdent sans transition des séquences à tonalités burlesques, ce qui crée une continuité dissonante.

Dovjenko choisit de penser l’idée de Révolution par cette fiction : la construction d’Aerograd. Il la déplace au cœur d’un élément naturel mythique : la taïga. L’ennemi, pour les Vieux Croyants, ce n’est pas tant les samouraïs du Japon impérialiste qui s’infiltrent, que ces Coréens, des gens beaucoup plus proches d’eux. De quelle terreur les Vieux Croyants nourrissent-ils leur haine politique ? L’un d’eux le crie : « Qu’ai-je vu dans le kolkhoze ? Des Coréens, des pêcheurs ! Nos serviteurs ! » Voilà où gît le scandale pour ces religieux : l’ordre naturel des choses est bousculé : l’état de la situation dans la taïga n’est plus normal : un pêcheur coréen devenu l’égal d’un paysan russe ! Une ville dans la taïga ! Des arbres abattus ! Des gestes cinématographiques suggèrent la peur viscérale et l’hypocrisie des Vieux Croyants : foule immobile en posture d’attente ; gens qui se signent névrotiquement ; chœurs religieux et génuflexions mécaniques ; harangue apocalyptique du pope ; discours menaçant de leur meneur ; visages stupéfaits, puis espérance béate de ces visages à l’arrivée d’un samouraï, un inconnu, tellement différent d’eux dans son attitude qu’il pourrait bien être le dieu qui les sauve.

L’idée qui émane du film est que l’attente, comme attitude politique, est une hypocrisie. Victor Hugo le dit ainsi : « L’hypocrite est celui qui attend. L’hypocrisie n’est autre chose qu’une espérance horrible ; et le fond de ce mensonge-là est fait avec cette vertu, devenue vice. Chose étrange à dire, il y a de la confiance dans l’hypocrisie. L’hypocrite se confie à on ne sait quoi d’indifférent dans l’inconnu, qui permet le mal. » [6]

Toute attente est une attitude religieuse, qui refuse d’admettre que “le temps n’a pas d’existence en soi” -énoncé de Lucrèce, au Ier siècle avant Jésus-Christ.

Pour les Vieux Croyants, le monde (la taïga) va à sa perte. Aerograd est l’idée de la construction de quelque chose de grand et de pas naturel dans la taïga. On aperçoit bien la racine religieuse des discours écologistes : il faut, pour justifier l’attente, entretenir une crainte.

Kierkegaard, lui, met hypocrisie et scandale en correspondance : « L’hypocrisie est du scandale envers soi. […] Aussi tout scandale, quand il n’est pas aboli, finit-il comme hypocrisie envers les autres parce que le scandalisé, par l’activité astucieuse qui le maintient dans le scandale, a fait de sa réceptivité autre chose, ce qui l’oblige à faire l’hypocrite envers les autres. » [7]

Ce dont les Vieux Croyants sont capables, c’est d’une politique politicienne qui entretient le scandale, c’est-à-dire qui nourrit “l’intérêt de l’intérêt du scandale” et permet le mal politique, la terreur.

Le tyran tient un discours obscurantiste : « Nous, vieux croyants qui craignons Dieu, nous ne devons pas en parler ! Et encore moins le faire ! Vu les circonstances, il vaut mieux vivre dans les bois avec les bêtes, plutôt que dans des villes rouges ! » -Toujours des “circonstances” sont invoquées, et non pas examinés les points réels d’une situation.

A cela, une vieille femme assise à part, relève la tête et oppose des faits : « Depuis huit ans, nous vivons avec les bêtes, et personne ne le sait ! Tais-toi donc, tais-toi donc ! » L’argument est brisé net par une injure : « Tais-toi donc, vieux crapaud ! »

Le jeune homme qui élève la voix (« Frères, une ville ! Demain, une ville ! On va vivre ! On travaillera ! »), on le fait taire d’un violent coup de poing. Le Vieux Croyant clôt ainsi ce début d’insurrection : « Qu’est-ce que c’est, demain ? »
L’hypocrisie fait du temps une totale abstraction.
Le film trame aussi une Union Soviétique nouvelle, ce bout de taïga si loin de Moscou, où les Partisans -des paysans russes ou coréens, liés par l’amitié- pensent, discutent et décident ensemble des combats à mener pour construire une vie meilleure : une certaine idée de la patrie, plus vaste, contenue dans ce nom : Aerograd.

A la scène des Vieux Croyants répond une scène de discussion dans l’isba entre les Partisans, qui commence en repas et en veillée pour finir en réunion politique.
Chaque visage est filmé dans sa singularité : chacun compte autant. Chaque phrase prononcée émerge d’un silence, d’une réflexion.

Ce qui est en discussion, c’est qu’il ne faut justement pas attendre (certains évoquent des grands combats passés, mais rien n’est jamais gagné), que beaucoup s’endorment, s’installent dans un certain confort, qu’il faut voir comment continuer la politique. Ce n’est pas l’harmonie -des contradictions s’élèvent- mais le sérieux qui règne dans l’isba. A celui qui demande au jeune aviateur Glouchak des nouvelles de la “situation internationale”, l’un des hommes rappelle : “Ici, nous avons notre propre situation”. Au même qui ajoute : “L’ennemi rôde dans la taïga”, un autre demande : “Tu l’as vu ?” A son signe de tête négatif, il repartit, tranquille et péremptoire : “Alors tais-toi”.
Nous assistons là à une véritable réunion politique, où “tais-toi” n’est pas une injure ou un refus de discussion, mais une invite à penser la gravité d’une parole prononcée.

La nature n’est pas dans le film ce qui s’oppose à l’idée d’Aerograd, à la politique.
Au cours d’une veillée, le Partisan Glouchak raconte avec douceur et précision l’art de tuer le tigre. Ce grand politique est aussi un grand chasseur. La connaissance et l’amour de la nature sont une richesse pour la pensée et contribuent à la grandeur de ce personnage.
La nature est captée dans une splendeur sauvage, mais découpée. Une nature fabriquée de main de cinéaste, -qui rappelle fréquemment les constructions de certains grands films de Griffith, antérieurs à Naissance d’une Nation. La nature est théâtralisée et déromantisée. Elle n’est pas expression d’un sentiment, d’une présence.

Au milieu de la forêt, Glouchak et Khoudiakov, serrés l’un contre l’autre par le cadre, déclament en chœur : « Cinquante ans de notre amitié ont passé dans la taïga comme un seul jour. Chaque jour je regarde sans me lasser et je me demande : y a-t-il encore sur terre une beauté pareille et tant de richesse ? -Non, une telle beauté et de telles richesses n’existent pas ailleurs

Une telle séquence, en interruption poétique, et en parenthèse dans la scène de la réunion politique, est un geste d’une audace inédite, dont on retrouve parfois les échos dans les films de Godard. De même la séquence où les femmes de koulaks apprennent par le Vieux Croyant que leur mari est mort. Il crie chaque nom et prononce sa sentence : “Veuve !” -et les femmes se jettent au sol une à une comme des actrices de théâtre sur un plancher de scène.
La nature n’est donc pas donnée comme présence, mais dans la limite, dans la découpe de l’Idée. « Les choses existent, nous n’avons pas à les créer ; nous n’avons qu’à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres. » [8]

Le film compose des espaces d’une extrême artificialité, d’où la pensée peut advenir : un jeune berger sibérien traverse, dans la même séquence, des étendues glacées, s’interrompt pour s’adresser au spectateur, court à travers des forêts ensoleillées et feuillues, passe des rivières à gué, avec pour seul élément de continuité le chant qu’il fredonne sans cesse. Le monde semble n’avoir plus de bornes, s’ouvre à l’infini pour ce jeune homme qui a décidé qu’Aerograd, dont il a entendu parler, est le nom d’un événement, et qu’il doit en être.

Dans d’autres films de Dovjenko déjà, la nature est mise en scène pour suggérer l’infini, la possibilité en l’homme de “l’immortel”.
Ainsi, la stature de Stepan Glouchak, surnommé “la mort du tigre”, se dégage au terme d’une interminable course-poursuite à travers la taïga, quand le samouraï encerclé par la forêt remet ses lunettes et l’examine. L’homme est un chasseur mais le combat est ici politique -il exige un temps. Il est pour l’heure un Partisan, il écoute patiemment le discours de haine et tue l’ennemi. La nature est, à ce moment, un décor grandiose, mais aussi un territoire convoité par l’Etat japonais. Le samouraï sort un papier de sa poche et expose en détail, avec des chiffres, la cible de sa mission.

La tonalité de cette scène est presque burlesque. Alors que vers la fin du film, l’exécution de Khoudiakov est tragique. Glouchak suspend la loi, ordonne aux Partisans l’arrêt des tirs. Il arrache son vieil ami à une mort qui allait être prise dans “le feu d’une action”. Les gestes cinématographiques suspendent toujours l’action, le drame, la psychologie. Ils ne “montrent” pas une action, mais organisent par une composition la pensée d’un acte -acte et pensée sont noués.

Aux protestations des autres -« Tu n’as pas le droit ! »-, la voix de Glouchak, terrible, oppose : « Je n’ai pas étudié le droit ! Le droit, je le sens de mes mains ! »
Le Partisan passe devant lui et l’autre le suit. Ils cheminent ainsi à travers la forêt, celui qui doit mourir derrière celui qui doit tuer -au plus loin de l’idée de la chasse.
Au trajet est conférée une durée tenace. Un air du chant des Partisans l’accompagne, discret, comme des funérailles murmurées. Etrangement, alors que son issue est la mort, l’idée qui subsiste est celle de la prise de conscience d’une “intériorité” [9]. La marche lente s’effectue en plusieurs longs mouvements. Nous perdons de vue les deux silhouettes qui se suivent. Le cadre les isole, tour à tour, évoque par ce montage la profonde solitude de chaque marcheur, souligne l’espace de liberté offerte ici au condamné, qui suit de son plein gré.

Geste extrêmement troublant, la deuxième fois qu’il passe au plus près de nous -dans une attitude en apparence passive, Khoudiakov croise l’œil de la caméra et se cache le visage. Le spectateur est pris dans le vertige d’un paradoxe : ce geste est comme l’irruption d’un reportage -d’un effet de réalité- dans la fiction. L’acteur se cache afin que le personnage se voie “en intériorité”. L’idée se charge d’ambiguïté : le geste évoque la honte du personnage ; mais il ne s’agit pas là simplement d’un sentiment. La caméra rendue visible déjoue le jeu, en le dépliant. L’acteur expose le personnage. Le geste allude en même temps à la trace brève, éphémère, d’un effet de sujet, celle de Khoudiakov, l’”homme-animal” qui accède pendant ce trajet accepté à la responsabilité de sa propre liberté. Ce personnage qui vit au fond des bois, installé dans une finitude qu’il voulait solide, terrorisé par l’idée du nouveau, cet homme accède à une intériorité qui peut être définie comme “la détermination de l’éternel dans l’homme” [10].

Peu après, il s’immobilise et désigne le lieu de sa mort : “Ici !” Il réajuste ses vêtements et répond d’une voix ferme à l’adieu de son ami. Le Partisan s’adresse au spectateur et à la forêt complices comme dans un théâtre : « Je tue le traître et l’ennemi des travailleurs mon ami Vassili Petrovitch Khoudiakov, âgé de 60 ans. Soyez témoins de ma peine. »
“L’Immortel n’existe que dans et par l’animal mortel”.
 [11]

Le cinéaste ne met pas en scène une rédemption, un salut. Le film donne à penser l’effet d’évanouissement même qui éclipse l’effet-sujet. Ce moment de l’éternel en l’homme est une vérité, ce n’est pas la Vérité ou l’Eternité comme salut éternel. Juste avant le tir, l’animal humain réapparaît : Khoudiakov pousse trois longs cris de bête qui brame à la mort. Le Partisan l’appelle par son nom : “Vassia !”, et il se ressaisit juste avant de tomber sous le coup de feu.

Quand Glouchak abaisse son arme et relève la tête, sa barbe et ses cheveux, d’un plan à l’autre, ont blanchi. Il se détourne lentement et s’approche d’un arbre, là où gît le jeune Partisan coréen étranglé par Khoudiakov. C’est vers lui qu’il se penche, tout en jetant un regard vers le corps de Khoudiakov. -désormais hors-champ. La mort est toujours traitée par Dovjenko de façon ambiguë. La peine déclarée par le personnage est maintenant en partage dans le geste de sa main qui retire doucement deux feuilles posées sur la chevelure du jeune Coréen.

Une autre séquence, bruyante et burlesque, vient interrompre le pathétique. Puis nous retrouvons Glouchak. Il revient vers les autres, portant le corps du jeune Partisan -le chant des Partisans, orchestré, a une majesté et une lenteur de marche funèbre. Il avance pesamment, du poids du double deuil qu’il soutient. Il a, à un moment, un bref regard vers la caméra, -sorte d’adresse fugitive au spectateur, défi tranquille, affirmation de sa liberté et de la dimension double de sa peine, et enfin symétrique du geste de honte de Khoudiakov, qui rappelle la responsabilité de la liberté. « Rien en effet n’a la vitesse du regard, et pourtant il est commensurable au contenu de l’éternité. » [12]

Dans la longue séquence finale, le déploiement de forces aériennes, navales et terrestres est entrecoupé d’intertitres où figurent en lettres énormes des noms de villes des quatre coins de l’Union Soviétique. Le film réalise l’unité du pays en dessinant la multiplicité et la singularité de ces noms disparates.

Tout cet appareil militaire converge vers ce geste insensé de l’inauguration d’une “ville qui n’existe pas encore” : un long mât où flotte un petit drapeau planté devant la vacuité d’un horizon, l’Océan Pacifique -image classique de l’infini.
Aerograd, cette ville que nous n’avons pas vue et dont nous ne verrons que le nom -métaphorique de Révolution- est moins l’idée d’une utopie que celle, beaucoup plus forte (consistante, réelle), de la multiplicité, de la difficulté de l’acte politique, du caractère discontinu de son existence, de la dimension précaire de ses résultats.

En 1936, Dovjenko écrit : « Le film Aerograd plut au camarade Staline. “Mais, observa-t-il, votre vieux Partisan ne parle-t-il pas peut-être sur un mode trop recherché ? Le langage des gens de la taïga n’est-il pas plus simple ?” »
Du film naît cette idée difficile à admettre par Staline et par les critiques de l’époque : dans la taïga, des gens pensent, -ou, dit autrement, il y a des révolutions.
Que Lucrèce réponde à Staline : « Il est une évidence que je puis cependant proclamer, c’est que les traces du naturel premier, que la raison est incapable d’effacer, s’atténuent cependant au point que rien ne peut nous empêcher de mener une vie digne des dieux. »
« C’est d’une autre façon que Dovjenko est dialecticien, obsédé par la relation triadique des parties, de l’ensemble et du tout. Si un auteur a su faire qu’un ensemble et des parties plongent dans un tout qui leur donne une profondeur et une extension sans commune mesure avec leurs limites propres, c’est Dovjenko beaucoup plus qu’Eisenstein. C’est la source du fantastique et de la féerie chez Dovjenko.[…] Amengual parlait de “l’abstraction du montage” qui, à travers l’ensemble ou les fragments, donnait à l’auteur le “pouvoir de parler en dehors du temps et de l’espace réels”. Mais cet en dehors est aussi bien la Terre, ou la véritable intériorité du temps, c’est-à-dire le tout qui change, et qui, changeant de perspective, ne cesse de donner aux êtres réels cette place démesurée par laquelle ils touchent à la fois au plus lointain passé comme au futur profond, et par laquelle ils participent au mouvement de sa propre “révolution”. »

Gilles Deleuze, L’image-mouvement, p.58-59.

Notes

[1Premier film parlant de Dovjenko : Ivan, 1932.

[2S.Eisenstein, V.Poudovkine, G.Alexandrov, Manifeste “contrepoint orchestral”, in Eisenstein, Le film, sa forme, son sens.

[3G.Deleuze, Cinéma 1 : L’image-mouvement, p. 22.

[4Chez Murnau, toute figure est double, simultanément identifiable et mise à distance par sa dimension ambiguë. L’imaginaire est ainsi contraint : toute interprétation est un coup d’épée dans l’eau, car du même survient.

[5A. Tchekhov

[6Les travailleurs de la mer.

[7Le concept de l’angoisse, p.317.

[8Mallarmé, Sur le naturalisme.

[9“L’intériorité, la certitude, c’est là le sérieux. Dès que l’intériorité manque, l’esprit tombe dans le fini.” Kierkegaard, Le concept de l’angoisse.

[10Kierkegaard, Le concept de l’angoisse.

[11Alain Badiou, L’éthique.

[12Kierkegaard, Le concept de l’angoisse.