A la folie (Wang Bing, 2015)

par Charles Foulon

On se doute qu’un film, qui plus est un documentaire, qui se passe dans un hôpital psychiatrique dans une province pauvre de Chine, va nous mettre à l’épreuve. Epreuve de voir, d’entendre ce qu’on appelle banalement la folie. Le titre français A la folie nous prévient. Mais le titre original Feng Ai, qui a plutôt à voir avec l’amour, fait entendre autre chose. Enfin le titre anglais Till Madness Tear us Apart (jusqu’à ce que la folie nous sépare) nous indique que la folie est séparatrice. Le film présente froidement (première impression), sans explication (seulement quelques informations au générique de fin) une situation où une cinquantaine d’hommes de tous âges sont enfermés dans un lieu qui ressemble plus à une prison qu’à un hôpital. Les médecins et infirmières entrent dans le lieu, seulement une fois par jour, pour donner les médicaments (on a l’impression que tous les « résidents » ont la même dose des mêmes médicaments). Pas d’autres « soins », sinon la camisole (les mains menottées dans le dos). Le quotidien de ces détenus, c’est marcher (arpenter le carré du couloir), manger (peu), fumer (quand on en a les moyens), et dormir.

Ce qui frappe dès le début est la présence de la caméra, même si le film la laisse invisible (le caméraman aussi). En effet, les « résidents » regardent cet œil mécanique, cet œil qui entre dans les chambres, qui les poursuit lorsqu’ils courent, qui les regarde dans les moments intimes : lorsqu’ils pleurent, crient, lorsqu’ils échangent de furtives caresses sexuelles, lorsqu’ils dorment. Certains résidents parlent au caméraman, d’autres ne le remarquent même pas. On a l’impression que le « filmeur » vit jour et nuit enfermé avec eux. Car ce filmeur ne filme pratiquement pas les médecins.

Malgré cet enfermement, ces hommes (certains) parlent, expliquent ce qu’ils pensent du lieu, du monde. On voit peu à peu que le film dessine un chemin qui semble énoncer la question : à quelles conditions peut-on vivre dans les ténèbres ? Ou, quelle est cette ligne invisible qui sépare l’animalité de l’humanité, qui sépare la mort et la vie ? Car certains hommes survivent. Comme des animaux, ils mangent, dorment, urinent n’importe où. Certains sont dans une telle désorientation, qu’ils urinent sur le mur devant leur lit, dans une cuvette devant tout le monde, au milieu du couloir. D’autres vont aux toilettes. La gestion des excréments est une invention proprement humaine. Comme des spectres, ils errent jour et nuit en traversant des chambres, en arpentant l’unique couloir carré grillagé (comme si ce couloir était la seule mesure d’un extérieur, d’un ailleurs). On se demande comment ils peuvent dormir autant, et on se souvient des médicaments qui, seuls, ont le pouvoir de les endormir. La seule fonction des médicaments est de les endormir.

Lorsqu’au bout de deux heures de film, on sort tout à coup de la prison-hôpital avec un des hommes, on est surpris. On s’attendait à ce que le film reste à l’intérieur. Mais le jeune homme a une permission de sortie d’une semaine, à l’essai. Le film le suit chez ses parents, dans une maison presqu’en ruines, au milieu d’un quartier en construction entièrement bétonné. Là, l’enfermement est différent : pas de retrouvailles, pas de paroles (quand le jeune homme entre, son père sans un mot, sort de la pièce). Les ténèbres ne sont pas le seul apanage de la prison. On se dit même que s’il existe de telles prisons-hôpitals, c’est que la situation dans le pays ne doit pas être si différente. La mère, au bout de quelques jours, lui dit qu’il devrait retourner à l’hôpital. Alors il sort, et marche. Le film le suit sur une route poussiéreuse, puis l’image s’immobilise et nous voyons le jeune homme disparaître dans la grisaille. Nous ne saurons pas s’il est retourné à la prison. Quelque chose du fantôme hante cette séquence. On se dit aussi que dans une telle situation, n’importe qui peut disparaître à jamais, de la terre, des consciences, des mémoires. Pour palier quelque peu à cet effacement général, le film inscrit sur les images les noms et prénoms des « résidents ».

On se souvient particulièrement des amours, le film nous en présente quatre situations. Il y a, dès la première scène du film, le couple d’hommes qui se réveillent, blottis l’un contre l’autre sous une épaisse couette, souriants. On verra par la suite que c’est un « ménage à trois ». On suit avec étonnement, les attentions de l’un des hommes, le « bavard » dire au « muet » de changer de lit, pour aller dormir avec « l’homme allongé » (car ce dernier semble vivre allongé). Puis de le renvoyer dans son lit, pour prendre sa place (même si ce n’est pas tout à fait la même). Il y a ces deux hommes, l’un âgé, l’autre jeune, qui passent beaucoup de temps ensemble, enlacés, discutant, se racontant leur vie. Il y a cet homme qui reçoit régulièrement la visite de son épouse. Celle-ci, attentionnée même si c’est elle qui a fait interner son mari pour cause de violence, vient pour veiller à ce qu’il ait des vêtements propres et de la nourriture. Il y a cette très belle scène des mandarines, où, d’abord, il n’en veut pas, puis sans un mot, accepte que la femme lui épluche le fruit et lui donne. Il l’accepte, et accepte également de partager ses fruits avec ses compagnons d’infortune (qui n’ont eux, sans doute, jamais de visite). La femme, bien qu’elle ait l’air de considérer son mari comme un enfant, vient régulièrement lui parler, l’écouter. A chaque visite, elle est d’abord souriante. Puis nous voyons son visage se défaire : elle souffre, elle aussi, d’avoir du enfermer son homme, le père de son fils. On sent qu’elle est désemparée quant au peu de soins prodigués dans ce lieu sinistre, sur le fait que l’état de son mari ne s’améliore pas. On ne sait si elle ne voit pas, si elle n’ose pas dire l’état de délabrement des chambres, des soins. Il y a comme une acceptation de l’état misérable du pays. Etat misérable dont est responsable l’Etat. Et puis il y a cet homme qui parle (nous croyons d’abord qu’il parle tout seul) à une femme. Il nous fait découvrir qu’à l’étage en dessous, c’est la prison-hôpital des femmes. Nous découvrons cette femme qui monte par l’escalier. Nous les voyons partager des paroles, des caresses à travers la grille qui les sépare. Dans les ténèbres, de brefs moments de bonheur sont possibles.

La folie est sans doute séparatrice, elle défait les liens sociaux. Mais ce qui sépare bien plus violemment, est le traitement de ces gens par les institutions. Le travail ici du cinéaste est de produire un monde qui nous permet de penser les ténèbres. Comme l’écrit Jacques Roubaud, le travail minimal est « de mener l’obscur à la lumière ». Grâce à Wang Bing, nous voyons les ténèbres, mais nous pouvons les penser.