Rossellini et la choralité

par Elisabeth Boyer

Texte de la conférence prononcée par Elisabeth BOYER
au cinéma Utopia le 14 juin 1993.

Si l’art lui-même pense ce que pense l’art, comment parler d’un art ?
Qu’est-ce que parler de l’art du cinéma ?
Car le cinéma ne parle pas ; il pense, en cinéma ; - qu’il soit muet ou sonore ne change rien à cela.
Je suis ce soir un spectateur, retourné vers d’autres spectateurs. Nous nous supposons spectateurs, dans cet entre temps : entre deux films.

Samuel Beckett : “Soudain le regard. Sans que rien ait bougé. Regard ? C’est trop peu dire. Trop mal. Son absence ?”

Rossellini et la choralité : entrons dans la question par une déclaration du cinéaste sur son oeuvre, en quelque sorte, d’un Rossellini spectateur, aussi.
L’interview a lieu en 1951 sur le tournage d’Europe 51.
Les éléments constants dans mes films, si je regarde en arrière [...], par-dessus tout, la choralité.” Il précise peu après : “C’était la guerre elle-même qui m’y poussait : la guerre est chorale en soi. “

Il ajoutera à cela trois éléments : “Aussi la manière documentaire d’observer et d’analyser, et l’imagination à laquelle je reviens continuellement y compris dans la documentation la plus rigoureuse, et enfin, la religiosité - et je ne fais pas tant allusion à l’invocation de l’autorité divine de la protagoniste de Stromboli, à la fin du film, qu’aux thèmes que j’avais déjà développés même dix ans plus tôt.”

Rossellini a de son art une conscience lumineuse : en 1949, il dit dans un entretien :
Ce courant néo-réaliste, c’est très bien, mais il a un défaut essentiel : il est dominé par la chronique des faits divers.
Or, tragique ne veut pas dire faits divers tragiques. Il faut une intervention, quelque chose d’arbitraire, appeler la foule pour faire le chœur, mettre un détail au premier plan, des voix et des échos dans la profondeur.”

Chez Rossellini, il n’est pas question de social. Cette déclaration éclaire le geste essentiel du cinéaste : il est montage rigoureux, une opération de pensée.
L’idée centrale du néo-réalisme portera sur “l’actualité du thème”. Elle va se développer chez les cinéastes italiens d’abord qui se côtoient (on pense à Hollywood) dans le vaste ensemble des studios Cinecittà, créé en 1935 par le régime fasciste. Comme l’a noté Denis Lévy, ce courant néo-réaliste se constitue en réaction aux deux tendances essentielles du cinéma italien dans les années 30 : d’une part “les films sophistiqués, sur le modèle d’Hollywood - le cinéma des téléphones blancs” d’autre part la tendance populiste - “les préoccupations sociales des petites gens”.

Le néo-réalisme va se scinder sur la question du social. Le penchant naturaliste constituera son péril constant ; l’effet-documentaire cèdera de plus en plus à l’effet de reportage, sous couvert de “prise sur le vif”, d’effet de naturel. L’idéal de Zavattini, par exemple (il est cité par Bazin), serait de “faire un film continu avec 90 minutes de la vie d’un homme à qui il n’arriverait rien.”

Le très connu Voleur de bicyclette de de Sica est un film qui me semble tout à fait sur ce versant.

Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche écrit ceci : “... la tradition antique : cette tradition nous dit avec une pleine certitude que la tragédie est née du chœur tragique, qu’elle était à l’origine le chœur et rien que le chœur.” Entre les diverses tentatives de définitions du chœur, Nietzsche souligne l’apport de Schiller : “ Dans sa célèbre préface à La Fiancée de Messine, Schiller nous ouvre un jour bien plus intéressant sur la signification du chœur : il le compare à une muraille vivante que la tragédie édifie autour d’elle pour s’isoler du monde réel et préserver son lieu idéal et sa liberté poétique

L’introduction du chœur serait le geste décisif par lequel on entre en guerre ouverte et loyale contre toute forme de naturalisme. C’est à l’intention de ce chœur que les Grecs ont construit l’échafaudage volant d’un état de nature fictif, sur lequel ils ont placé des êtres naturels fictifs.”
La tragédie s’est élevée sur ce fondement et s’est ainsi trouvée dès l’origine dispensée de copier servilement la réalité.”

En 1941, Rossellini réalise son premier long-métrage, La Nave Bianca (Le Navire Blanc) pour le centre cinématographique du ministère de la Marine. Un des trois officiers qui dirigent ce centre, Francesco de Robertis, cinéaste documentariste expérimenté supervise le film. Rossellini dit avoir énormément appris de lui.

Ce film est un documentaire romancé sur les préparatifs d’un navire de guerre, la bataille navale et la vie des blessés dans un navire hôpital. Le film, je peux en attester pour l’avoir vu, n’est nullement une œuvre de propagande, comme on l’a si souvent prétendu, mais porte déjà les qualités formelles, émotionnelles que nous reconnaîtrons dans les films suivants.

C’est dans cette institution de propagande du fascisme que le cinéaste Rossellini va prendre véritablement mesure de “sa liberté poétique”.

“La Nave Bianca, évoque Rossellini, est un exemple de film choral de la première scène, celle des lettres des marins à leurs marraines, à la bataille, aux blessés qui assistent à la messe ou qui jouent de la musique et chantent. Il y avait aussi la cruauté impitoyable de la machine à l’égard de l’homme : l’aspect non héroïque de l’homme qui vit à l’intérieur de ce navire de guerre, qui agit demeurant pratiquement dans l’obscurité au milieu des mesures, des goniomètres, des roues et des manivelles de manoeuvre ; dimension non héroïque, non lyrique apparemment, et pourtant épouvantablement héroïque”.

Ces remarques de Rossellini sur la choralité semblent cependant, à ce point de son travail, encore enfermées dans une thématique humaniste.

Giuseppe de Santis, cinéaste inscrit dans le courant néo-réaliste, sera dès 1942 un critique sévère des premiers films de Rossellini.
Ce qu’il reproche à ce cinéma, c’est sa forme qu’il qualifie de “maladroite” ; c’est de faire alterner des séquences “pleines” et des séquences “vides”, des scènes “d’atmosphère” et des scènes “de froideur”, des moments d’action - pour lesquels il note un “grand savoir faire” - et des moments “de lenteur”. Beaucoup d’éléments lui semblent “insolites”, voire “déplacés”.

Très gêné par les contradictions même de sa critique, il accusera le thème lui-même de la guerre, ajoutant que ces défauts touchent d’autres cinéastes travaillant sur ce même thème.
Ces critiques, en vérité, aident à mieux apercevoir l’art de Rossellini.
Si on réfléchit à l’idée du thème, au sens romantique - comme développement, comme devenir inconscient - le thème est la cause du désir, l’objet auquel le spectateur s’identifie.
Or, il semble que Rossellini fasse subir au spectateur une sorte de dissonance visuelle, cinématographique, et que le montage - ce travail du temps sur la durée, l’alternance, le silence - effectue la pure et simple soustraction du thème, n’en laissant subsister çà et là que les traces : des questions.
Car l’opinion répandue est que la guerre doit livrer aux spectateurs de l’action, c’est-à-dire du temps rempli de drame et non pas de la méditation, action, cependant (de penser), ressentie simultanément comme arrachement à l’objet et comme expérience éprouvante de l’abord du vide.

Voici ce qu’écrivait Schiller : “Si les coups que la tragédie porte à notre cœur se succédaient sans interruption, la passivité triompherait de l’activité. Nous disparaîtrions dans le sujet au lieu de le dominer.
Par cela même qu’il ménage des pauses entre les parties du drame et intervient entre les passions avec ses reposantes considérations, il nous rend notre liberté qui, sans lui, se perdrait engloutie par l’ouragan des passions.”
Ce que le jugement du vulgaire a coutume de reprocher au chœur, à savoir qu’il détruit l’illusion, qu’il brise la puissance des sentiments, est précisément ce qui en recommande le plus l’emploi.”

Jacqueline de Romilly, dans sa très belle étude sur Le Temps dans la Tragédie Grecque décrit ainsi la structure de la tragédie : “une continuité qui s’interrompt d’épisode en épisode, et la tension qu’implique la crise tragique se relâche, elle aussi, à intervalles réguliers, pour laisser place aux chants du chœur ; cette alliance entre une tension continue et des haltes vouées à la méditation[...] Tant que la tragédie demeura un art vivant, les chants du chœur gardèrent cette fonction, d’être des haltes vouées à la méditation”.

Rossellini n’est pas - ceci fut pourtant un requisit du néo-réalisme - un cinéaste de l’actualité. L’actualité est un nœud de vipères que les journalistes dressent dans les colonnes des quotidiens pour alimenter l’opinion : toute puissance de l’éphémère contre tout principe d’éternité.

Le cinéma de Rossellini opère une consciencieuse rupture avec l’opinion. Il est essentiellement pensée du temps, et donc, prend position, donne forme aux questions de son temps. Le chœur en est l’opérateur principal.
Il est cet ébrèchement même du temps à l’intérieur de l’œuvre qui fait débat sur le temps.
Le spectateur est ici confronté à son propre rapport au temps. Ce rapport demande d’accueillir les contraintes inhérentes à la forme de l’œuvre, à son temps singulier.

Comme nous le transmet Jacqueline de Romilly, chez Homère, le mot chronos qui désigne le temps n’est jamais le sujet d’un verbe. Ceci marque “qu’il n’est pas une personne agissante.” “C’est la tragédie, avec Eschyle, qui va voir la montée vers une pensée abstraite du temps, [...] ce qui va entraîner un foisonnement de formulations concrètes.”
[...] Ces personnifications du temps, qui le montrent revêtu d’une vie propre, mais mêlé à une durée vécue, l’accompagnant, la reflétant, sont surtout présentes dans le théâtre d’Eschyle.”
[...] Ces actes du passé et ces héros morts restent vivants et agissants ; et l’on peut discerner leur rôle au sein même du présent.”
Entre les deux désirs, passé et présent, il y a analogie. Le passé est donc évoqué pour nous inviter à méditer sur une situation donnée, pour l’immobiliser, la dépersonnaliser, la soustraire au domaine du particulier. Et, grâce au chant du chœur, on échappe à l’emprise du temps pour retrouver dans le présent son aspect profond et universel”.

Le chœur est la possibilité de l’être-ensemble, le rassemblement de diversités dans la situation, à la fois excessive et précaire, d’un chant rythmé de paroles au présent. Il est quelque chose comme la matérialité d’une pensée de la politique.
Le chœur, c’est aussi le profane : la soustraction au sacré, condition nécessaire à une pensée politique, à la possibilité du poème.
Le chœur, est une pause : mot à prendre, à la fois comme écart-temps et comme lieu de méditation. Il porte les émotions générées par le drame, non seulement hors de vous , mais aussi devant vous .
Jacqueline de Romilly souligne que, si les personnifications chez Eschyle portent essentiellement sur le temps, elles marquent aussi les sentiments (et que, contrairement au temps, ceci est en germe chez Homère).

Nietzsche repousse l’idée d’un chœur qui serait soit “la représentation constitutionnelle du peuple”, soit “le condensé de la foule spectatrice”, une sorte de “spectateur idéal”.
Le peuple, si on le considère comme représentable, peut être présent dans tout le corps de la tragédie.
Voici, chez Eschyle, au début des Perses, un fragment de la peinture minutieuse de l’armée perse partant en guerre. Dans chaque partie de cette longue description on trouve, à côté des noms des plus illustres, le nom des plus humbles :

Et Artembarès sur son cheval de bataille
et Masistre et le vaillant Ismaie,
infaillible archer, et Pharandaque
et le dompteur de chevaux Sosthane.

D’autres, c’est le grand Nil nourricier
qui les envoyait :
Sousiscanès,
Pégastagon d’Egypte,
Arsame le grand, prince de Memphis la sainte,
Ariomarde, maître de Thèbes l’immémoriale,
et les rameurs de barques des marais,
terrible foule incalculable.”

Si le chœur prononce quelque chose sur cette représentation, c’est un principe d’égalité de l’être-ensemble, un arrachement au sacré par la division de l’un.

Voici le chant qui répond au récit du Coryphée (début de la première antistrophe) :

Le fougueux maître de l’Asie populeuse
pousse par deux voies sur toute la terre
son divin troupeau d’hommes.”

Schiller note que “Le chœur en lui-même n‘est pas un personnage, mais un concept général”.
Cette capacité du chœur à se placer devant vous est capitale , car, les émotions générées par le drame passent ainsi du domaine du particulier au domaine du général. Le collectif du chœur ravit le sensible :

- il capture les images, les sentiments, les soustrayant ainsi à toute représentation, à toute psychologie. Ceci se produit au présent, devant les spectateurs, mais aussi face aux acteurs-personnages ;

- il accomplit le ravissement par la musique, par la danse et par ses paroles rythmées dans une langue riche et mesurée.
Ainsi, à la fin des Perses, le chœur ravit la douleur du roi qui mena son peuple armé à la mort.
Le chœur chante les noms des guerriers entendus dans le récit du Coryphée au début de la pièce. Il donne peu à peu au roi la mesure du désastre, le compte de sa responsabilité.
Xerxès, qui ne demandait au chœur que de pleurer avec lui, c’est-à-dire une manifestation sensible de sa propre douleur, n’est plus seulement l’Etat en deuil, il supporte la perte de la nation : vers la toute fin de la pièce, il fait cette admirable adresse au chœur :
Sanglote à pas lents”.

Dans Rome ville ouverte, en 1945, Rossellini va opérer avec ce film une torsion importante dans le réalisme : c’est l’œuvre qui marque le passage des personnages-incarnations à des figures qui vont être davantage des “personnifications du temps”.

Ceci aura lieu dans le film sous le triple signe du meurtre - meurtres de personnages incarnés par de grands acteurs, donnant ainsi à penser l’idée-même de l’incarnation.
Anna Magnani, qui tient le rôle d’une femme simple, une ouvrière intelligente, l’idée du courage de la nation, est abattue par les soldats nazis et fascistes, en pleine rue, en bas de chez elle, devant son fils, ses voisins, tandis qu’elle court derrière le camion qui emporte l’homme qu’elle aime, l’ouvrier résistant Francesco, qu’elle devait épouser le jour-même.
Ce crime survient au coeur du film, en son milieu, sans préparation dramatique, de manière à constituer une sorte d’acmé fulgurante. (La séquence précédente est grave mais drôle.) L’autre moitié du film sera donc orpheline de la nation, portera son deuil. La scène est cruciale, nous en penserons la mise en scène.

Marcello Pagliero incarne, dans le rôle de l’Ingénieur Manfredi, l’idée du communisme, de la résistance, et, le courage de certains intellectuels italiens. Il est arrêté, questionné et torturé à mort.
Cette épreuve des cris et des mutilations n’est soutenable pour le spectateur qu’à la mesure du courage lisible, en contrechamp, sur le visage de l’autre résistant, Don Pietro, contraint par les nazis à soutenir cette vision. Ce deuxième crime est situé vers la fin du film.

Aldo Fabrizi incarne dans le rôle du prêtre, Don Pietro, une figure de l’Italie religieuse, mais soustraite à l’Eglise puisqu’il est une figure de la Résistance, donc de la politique. Rossellini en pointera les contradictions - sous l’aspect formel de soustractions au religieux, tout au long du film.

Don Pietro sera fusillé au petit matin à l’écart de la ville. Nous le voyons descendre d’un camion, entouré de soldats et flanqué d’un jeune prêtre, en fonction d’assistance. A son “soyez courageux”, Don Pietro répond par ces mots :
Oh, mourir n’est pas difficile.
C’est la vie qui demande du courage.”

On peut dire de la première figure du destin, de la mort d’Anna Magnani, qu’elle fracture le temps du film en deux, car la question de l’incarnation est en ce point essentiellement posée, sous la forme, traditionnelle en peinture, de la Pietà.
Anna Magnani tombe dans la rue sous les balles des nazis et des fascistes. Son corps, étendu, esquisse encore le mouvement de sa course éperdue. Sa robe relevée laisse voir la naissance des cuisses, les jarretières des bas fins, déchirés au genoux, qui voilent ses jambes. Son fils, encore en tenue d’enfant de chœur, se jette contre sa mère à terre. Immédiatement, Don Pietro remet l’enfant à l’abri, aux mains du brigadier. Puis, il s’agenouille et redresse en le soutenant le corps de la femme. Il la tient ainsi dans ses bras et la regarde avec une sorte d’étonnement serein mêlé d’une estime qu’on ne peut éprouver qu’en face de son égal. Rien de la douleur éplorée.

Rossellini soustrait au sacré l’image du Christ, devenue par la religion quelque chose de figé : le mythe de l’incarnation : Dans cette imitation de la Pietà, une femme tient la place du Christ, et celle de Marie éplorée est tenue par le prêtre. En cet instant, le prêtre n’est nullement une figure de la religion, mais un résistant. Dans la scène précédente, il a revêtu un surplis pour passer dans l’immeuble perquisitionné. Il a simulé d’administrer l’extrême-onction à un vieillard paralytique, pour cacher des explosifs qui se trouvaient chez un résistant. Il a même dû assommer avec une poêle le vieux qui refusait de jouer le rôle du mourant. Tous ces actes n’avaient pas d’intention blasphématoire, mais étaient dictés par la nécessité de la situation politique.
On est conduit à penser que sans l’image de la mère à ses côtés, la mort du Christ serait connue comme un meurtre politique. Dans le film, ce qui est politique se soustrait au religieux, réintroduisant la différence des sexes et la capacité pour l’homme et pour la femme à être égaux.,

Le film a cependant une structure en apparence assez classique. Les scènes où évoluent les personnages-incarnation alternent avec les scènes des salles de la Gestapo. Ces séquences sont pratiquement toutes tournées en intérieur.
Les chœurs semblent en ébauche, esquissés. Ils sont des temps brefs, mais importants par l’émotion qu’ils offrent au spectateur, car là naît un sentiment de liberté. Ils sont accompagnés de musique et sont tous des plans en extérieur - ce qui pourrait sembler paradoxal puisque ces séquences concentrent l’idée de clandestinité. Rossellini pointe dans ce geste formel le courage de ceux qui s’exposent, le courage propre à ceux qui font usage de leur liberté.
Je vais énumérer les chœurs en suivant la chronologie du film : le premier est le chœur des femmes qui prennent d’assaut une boulangerie. Nous les voyons de dos, pressées, affairées ; quelques enfants bougent çà et là. Nulle préparation dramatique : la chose a eu lieu.
De face, au premier plan, deux hommes se détachent ; détournés, ils affectent de ne pas prendre part à l’affaire : il s’agit du brigadier et du sacristain. Voici la force des plans-séquences de Rossellini, la rapidité avec laquelle il donne au spectateur la possibilité de capter sensiblement une idée - la magique ligne droite. Par ces deux typifications, ces deux figures de l’opinion faible, il présente le pâle reflet de la collusion de l’Etat fasciste et de l’Eglise. Tous deux réussiront, après coup, à prélever une part sur le pain gagné par les femmes : le brigadier, du droit qui lui revient puisqu’il sait fermer les yeux sur le marché noir ; le sacristain (qui s’appelle Purgatoire), parce qu’un instant, la faim est plus forte que la peur de l’enfer.

Le deuxième chœur est celui des enfants résistants, à l’insu des parents : après le couvre-feu, nous entendons une détonation. Dans un plan de nuit, nous découvrons à la lueur des flammes, un groupe d’enfants qui s’échappent en courant, accompagnés de musique.

Le troisième chœur est cet instant de la mort d’Anna Magnani où la caméra, accompagnant le geste de Don Pietro, enveloppe le corps de la femme, recule dans un mouvement lent pour faire face à la scène, et, s’immobilise devant cette Pietà.

Le quatrième chœur est celui des hommes résistants descendus des collines pour intercepter les convois militaires chargés de résistants captifs. C’est une scène captée surtout en plongée.

Le dernier chœur clôture le film : il est le chœur final : celui des enfants résistants, attroupés derrière des grillages. Ils accompagnent de leurs sifflements le dernier instant de la vie de Don Pietro, fusillé.
L’ultime plan du film est tout entier ce chœur d’enfants sombres, en contre-jour, s’éloignant du terrain vague et redescendant vers Rome, qui se profile, à l’horizon.

Dans Rome, ville ouverte, nous trouvons également la tension propre à la tragédie dans laquelle l’évocation du passé est l’évocation de quelque chose dont la réalité se continue, et dont les pouvoirs ne sont pas éteints. Ce passé peut être un passé récent, ou, la trace d’une faute ancienne qui peut relever de plusieurs générations.
Chez Rossellini, le passé ne meurt pas, - comme dans la tragédie grecque.

La première évocation du passé est celle d’un passé récent. Le film se situe sous l’occupation, à Rome (les prises de vue ont débuté juste après la libération de Rome).

La deuxième évocation est celle d’un passé ancien. : il s’agit du péché originel qui a rendu le sexe honteux. Elle est condensée en une scène très brève : Don Pietro entre chez un antiquaire qui sert de courroie de transmission à la résistance. Il demande comme convenu une statue de Saint Antoine, à quoi il lui est répondu que seul un Saint Roch est disponible. Il doit patienter. Le prêtre est placé face au spectateur entre un Saint Roch et une sculpture de femme nue, légèrement plus élevée. Nous voyons le regard du prêtre se poser sur la femme et détourner le regard. Il tourne rapidement la femme sur son socle, ce qui ne dissimule en rien sa nudité. Alors il jette un nouveau regard qui mesure la situation : il prend la décision de déplacer le Saint Roch pour le détourner de la femme, laissant ainsi symboliquement l’Eglise à ses contradictions.

La troisième évocation est une image récurrente chez Rossellini : l’intérieur d’une église, disposé comme volume clos d’un temps suspendu, pétrifié. C’est une scène déserte, traversée par une silhouette de vieille femme enveloppée de noir.
C’est l’absence du chœur, par la représentation de son architecture immense et désolée.
C’est, l’enfant de chœur en tant que claire image de l’idée du chœur retombé en enfance, c’est-à-dire du temps échoué dans l’enfance.

Tout comme Eschyle composait des trilogies avec ses pièces tragiques, Rossellini réalise trois films portant sur le même thème : Rome, ville ouverte (1945) - Paisà (1946) - Allemagne année zéro (1947).

C’est avec Paisà que le cinéma de Rossellini prendra une réelle dimension tragique. La modernité de Rossellini naît de ce qu’il est essentiellement un cinéaste post-romantique. Il va s’employer à désacraliser les mythes : dans Paisà, les mythes propres à la guerre.
Les personnages-incarnation, de cette incarnation propre à l’art chrétien, comme nous l’avons vu sont morts dans et avec Rome, ville ouverte.
Dans Paisà, nous rencontrerons des “êtres naturels fictifs” et des “personnifications du temps”.
Dans Allemagne année zéro, Rossellini filme dans Berlin détruite. Comme Eschyle le fit pour Les Perses, il choisit de placer l’action dans le pays vaincu, en deuil de la nation.
Les chœurs d’ Allemagne année zéro par-dessus tout indiquent l’absence, la rareté du chœur : ils sont d’abord de longs travellings sur une ville en ruines. Un travelling, ce n’est rien d’autre que ceci : faire un bout de chemin ensemble, le parcourir avec la caméra.
Edmund, le jeune garçon qui traverse tout le film, est une personnification du temps. Il nous donne du désastre une mesure, un commencement de pensée. Edmund est un jeune Allemand, mais il est aussi ce concept universel de l’enfance - le temps de l’enfance - qui contraint tout spectateur à se questionner sur son propre rapport au temps historique, à son rapport aux questions politiques soulevées par cette guerre, au temps du film.

Dans Paisà, à peu près tous les protagonistes sont des habitants appartenant aux régions traversées par le film. Ils ont accepté de tenir un rôle ou de participer à la constitution d’un chœur. Les soldats américains sont joués par les soldats des bases américaines. Chacun parle sa propre langue ou son dialecte, doit apprendre à être ensemble.
L’action unique - propre à la tragédie - donnée ici à travers l’itinéraire des Alliés (du débarquement en Sicile jusqu’à la remontée au Nord de la Péninsule) est celle de la Résistance. Elle se réalise dans la diversité de sa pensée dans des lieux, dans des temps singuliers.

Le film se compose de 6 épisodes : la Sicile, Naples, Rome, Florence, l’Emilie-Romagne, le delta du Pô. Ils sont disposés selon la logique apparente des manuels d’histoire.
Or, le montage interne à chaque épisode va déjouer cette idée de linéarité, et, le mythe lui-même véhiculé par ce mot : libération .

Dès le premier épisode, le débarquement des Américains en Sicile, annoncé par la voix off des actualités officielles, se heurte au réel : il fait nuit. Les soldats américains se retrouvent immédiatement dans une église, lieu où sont rassemblés les habitants du village, occupés à veiller un mort. On les prend tout d’abord pour des soldats allemands, mais l’un d’eux est d’origine sicilienne et va servir d’interprète. Une jeune paysanne accepte de leur servir de guide pour éviter les mines : ils sortent de l’église.

Le destin de la jeune fille est la mort. Mais pour sa mort, provoquée par un acte de courage politique, impensable quelques instants plus tôt - car elle vivait dans l’innocence de cette guerre -, Rossellini lui offre une dimension d’éternité.

A propos de “l’innocence”, dans Roma città aperta, Anna Magnani dit : “Cette guerre, cela fait déjà deux ans, et on croyait que ça allait finir, qu’on ne l’aurait vue qu’au cinéma !”

Paisà entamera de même le mythe du héros propre à la guerre, celui de la victoire . Dans le 3° épisode, par exemple, nous voyons les troupes allemandes défaites quitter la ville, puis des scènes situées six mois après la libération, puis dans un flash-back éclair la joie de Rome libérée. La pensée organise le temps.
Chaque épisode sera introduit par des commentaires en voix off et des plans cinématographiques d’archives.
Là, on ne peut s’empêcher de penser aux ciné-informations, monopole du gouvernement fasciste, qui durant vingt ans ont diffusé leur propagande dans toute les salles du royaume.
Nous assistons dans Paisà à une torsion progressive de cette voix off, d’abord toute en objectivité pour aller vers une voix posée et totalement subjective.
Voici la présentation du dernier épisode :
Au-delà du front, partisans italiens et soldats américains, fraternellement unis, mènent une bataille dont les journalistes ne parlent pas... Un combat peut-être plus dur, plus désespéré.”

L’image d’archive est totalement absente. Le cinéaste fait don de son art - le choeur, ce sont les silences, les mouvements de caméra, la musique : large plan fixe sur le fleuve. Quelque chose se rapproche sur la surface de l’eau, poussé par le courant. Nous apercevons qu’il s’agit du corps d’un homme mort porté par une bouée sur laquelle est attachée une pancarte avec la mention : partisan.
Ce dernier épisode est le plus beau. D’un geste vaste, il enveloppe tout le film de sa grandeur tragique.
Ce corps du partisan noyé, la caméra, seule d’abord, telle Antigone, lui fera de véritables funérailles. Puis, par deux mouvements croisés, elle entraînera dans son sillage deux chœurs de femmes attentives sur les berges du fleuve.
Dans les marécages, des soldats, partisans et américains, bravent le danger et le droit. Ils passent à travers les tirs allemands ; ils enfreignent l’ordre du quartier général qui vient d’arriver par radio :
Tous les partisans sont appelés à cesser immédiatement le combat !”
Rossellini, filme les paysans du Delta du Pô : “les rameurs de barques des marais” d’Eschyle semblent si proches. Nous n’entendrons pas comme dans Les Perses l’énumération des noms des guerriers, mais la caméra capte les visages divers et singuliers de ces hommes résistants, des hommes ordinaires, et magnifiques.

Pour Rossellini, le passé ne meurt pas : avec des “êtres naturels fictifs”, il remet sur scène le courage de ces hommes. La caméra nous instruit de ce temps tragique, elle le place devant nous : les soldats alliés sont abattus d’une balle. Les résistants italiens n’étant pas considérés comme des soldats (ni par les nazis, ni par le gouvernement italien) sont amenés sur la navette de guerre ; on leur lie les mains derrière le dos, et un soldat nazi les pousse l’un après l’autre dans le vide. La chute de chaque corps fait dans l’eau un bruit sinistre, sec et sifflant comme une balle tirée. Le dernier plan du film : la caméra, après le meurtre du dernier résistant, se penche sur l’eau noire du fleuve qui a enseveli les corps. L’image n’est plus que du noir.

Dans Les Perses, voici, à la fin de la pièce, le dernier chant du chœur :
Je t’escorterai de gémissements lugubres.”

Le titre du film, Paisà, est le nom unique de cette résistance aux figures multiples et diverses du courage. (Paisà est un mot méridional qui désigne un habitant de la même région. Il supporte aussi ce sens ; ce qui lui est propre, ce qui le caractérise).

L’idée forte, en acte dans le film, c’est que le pays est une création. Rossellini arrache la question nationale à celle de l’Etat.

Il y a dans cette trilogie de guerre, travaillée par le présent des chœurs, une pensée de la politique, immanente à l’art du cinéma, puisqu’il ne s’agit pas du temps propre de la politique, puisqu’il ne s’agit pas de son effectuation.

Voici pour conclure, cette pensée de Mallarmé dans Variation pour un sujet :

Parce qu’en raison d’un événement toujours que j’expliquerai, il n’est pas de Présent, non - un présent n’existe pas... Faute que se déclare la Foule, faute - de tout.”