Le cinéma moderne

par Denis Lévy

Texte de la conférence inaugurale de L’art du cinéma prononcée le 29 mars 1993 par Denis Lévy.

Ce que je qualifie ici de moderne est cette constellation de films apparus au cours des années soixante-dix, mais dont les signes précurseurs remontent au milieu des années soixante. Le point commun à ces films est à mon sens qu’ils interrompent le système esthétique dominant jusqu’alors, système que je propose de nommer l’esthétique réaliste : je n’ai pas le temps ici de développer ce que j’entends par réalisme : je vous demanderai donc de m’accorder ce terme comme ce qui désigne le système de conditions dans lequel s’est constitué le cinéma classique depuis au minimum la fin du muet. Il ne s’agit pas là d’une rupture, entre classiques et modernes, sur le mode de la destruction : c’est le système de conditions qui est interrompu, le réalisme, alors que l’art, au contraire, est maintenu. Non seulement les modernes sont les héritiers des classiques, mais ce sont les seuls héritiers de l’art classique. Je tiens par exemple que le rejeton naturaliste du réalisme, qui triomphe aujourd’hui sur tous les écrans, est sans doute fidèle au système, mais dans la trahison de l’art.

La véritable rupture moderne, c’est donc celle qui a lieu avec cette version académisée du réalisme, et non avec l’art réaliste, dont il s’agit au contraire de tirer le bilan en pensée. Ce bilan peut se résumer en 5 points principaux :

1. LE CINEMA MODERNE EST DECLARATIF

Le réalisme est une pensée démonstrative, orientée par la volonté d’emporter l’adhésion du spectateur à une idée, et plus précisément de susciter chez lui un effet de croyance (ne serait-ce que le temps du film).

Dans les films modernes, l’enjeu n’est plus de convaincre le spectateur, mais de lui présenter un parcours de pensée singulier, pour l’amener à réfléchir sa propre position. En face de cette pensée déclarative, le spectateur n’est plus capté, mais renvoyé à sa propre capacité de pensée, à son propre point de vue sur le monde - et, pour commencer, sur le cinéma lui-même, qui est à chaque film mis en question.

2. LE REGARD DU SPECTATEUR EST EMANCIPE

Mais ce principe égalitaire a pour contrepartie qu’un travail est demandé au spectateur : la rencontre avec le film exige de sa part qu’il effectue la moitié du chemin, sans attendre que le film vienne le séduire et prendre en charge son regard. C’est assurément la plus grande difficulté du cinéma moderne que de requérir du spectateur une profonde mutation de son attitude mentale, et c’est sa plus grande différence avec le réalisme : le plaisir esthétique n’en passe plus par cet effet d’identification que produisait la séduction affective, mais au contraire par un effet d’altérité, qui demande attention et concentration, mémoire et disponibilité ; toutes choses que désapprend l’usage courant du cinéma-spectacle et de la télévision, et qui expliquent que la modernité devra se contenter d’une audience restreinte - à ceux qui ont décidé d’être spectateurs. Il s’agit donc de soustraire définitivement le regard à tout effet de domination, de lui donner le plein exercice de sa liberté.

Le déliement du regard en passe par la méfiance à l’égard des effets sentimentaux et spectaculaires dont est prodigue l’industrie du cinéma, parce qu’ils sont les oripeaux habituels du "message" idéologique. S’il y a de l’art dans le cinéma, ce n’est pas là, nous enseignent les modernes, mais au-delà de tout message et de tout sentiment - dans cette demande d’engagement en pensée.du spectateur.

Qui plus est, les films modernes, qui se soustraient à l’ordre des significations, ne se prêtent pas à l’interprétation, et échappent à toute prise idéologique : ce n’est pas tant la question du sens que celle du sujet qu’ils mettent en jeu centralement dans leur rapport au spectateur. (Par sujet, il faut entendre le propos véritable, l’idée directrice autour de laquelle s’organise le film, et qui n’est aucunement réductible à l’anecdote.) Le spectateur est donc moins en position d’interpréter que de rencontrer, ou de se confronter à une autre pensée (puisqu’il est supposé que le spectateur pense ce qu’il ressent).

En somme, dans le cinéma moderne, la pensée ne peut s’accomplir pleinement que dans la conjonction de deux regards : celui du cinéaste et celui du spectateur. Les modernes intègrent donc la pensée supposée du spectateur, son point de vue en tant que point de vue extérieur (et quel qu’il soit en fait), dans le processus cinématographique.

3. LE CINEMA MODERNE EST REFLEXIF

La place même du cinéaste ne se présentera que comme une place possible parmi d’autres, relative. Son point de vue lui-même est relativisé, et ne prétendra à aucune autorité. Welles, Rossellini et la Nouvelle Vague avaient entrepris la ruine de l’identification au héros. Les modernes s’en prennent à l’identification au regard du cinéaste : il leur faut alors se tenir à distance d’eux-mêmes, dans une posture réflexive où les processus formels deviennent manifestes, se désignent eux-mêmes comme tels, à l’opposé de la transparence réaliste de la forme. Le spectateur ne peut plus s’abandonner à l’illusion d’un monde qui fait oublier son artificialité : les artifices sont ici constamment rappelés, c’est un film qui se fait devant nous, et non un monde qui se donne à voir.

On a l’exemple le plus significatif de cette abolition de la transparence dans la dissociation de l’image et du son, où il s’agit de briser le rapport "naturel" des images et des sons, le synchronisme par lequel le réalisme asservit le son à l’image. Les modernes font entendre le son pour lui-même et voir l’image pour elle-même, dans une volonté de mettre à égalité les éléments du film, qui s’oppose à la hiérarchisation réaliste de ces éléments, surplombée par le personnage et sa parole.

Cette dimension égalitaire, on la retrouve aussi dans le rapport qu’entretient le cinéma avec les autres arts. Alors que le réalisme vivait sur cette idée que le cinéma serait la synthèse de tous les arts (c’est-à-dire un art total, ou totalitaire, qui asservirait les autres arts à ses fins), le cinéma moderne se contente d’accueillir les autres arts pour les côtoyer à égalité, dans une autonomie respective qui n’exclut pas les connexions.

C’est ainsi que le cinéma revient notamment vers le théâtre. (jusqu’à déclarer, comme le fait Manoel de Oliveira, que "théâtre et cinéma, c’est la même chose") : dans bon nombre de films modernes, le théâtre sera précisément ce qui va permettre de se détacher du réalisme, à condition de ne plus envisager le théâtre sur le mode de l’adaptation.

Le cinéma moderne s’inspire d’une théâtralité essentielle : quand un texte se fait entendre, au lieu de dialogues ; quand un acteur se manifeste, au lieu d’un personnage ; quand une scène se présente, au lieu d’un monde ; quand, enfin, un spectateur est convoqué, au lieu d’un public.

4. LE CINEMA PRATIQUE LA NEUTRALISATION

S’inspirer du théâtre ne signifie pas que le cinéma doive imiter le théâtre : le cinéma ne lui emprunte que des principes, mais conserve ses opérations propres. On en a un exemple flagrant dans le traitement du jeu d’acteur : les modernes pratiquent volontiers, dans la filiation de Bresson, une neutralisation du jeu. L’acteur s’efface devant le texte, jusqu’à n’être plus qu’une simple figure qui supporte un texte : la neutralisation moderne, à l’encontre de toute impression de naturel, souligne l’artifice du jeu par sa réduction à l’extrême, paradoxalement.

Cette volonté de neutralisation ne touche du reste pas seulement le jeu, mais aussi bien les situations et les tonalités.

La neutralité des situations découle de la dédramatisation propre aux films modernes : on est au plus loin du suspense, qui est le concentré de l’effet dramatique, et qui pousse le spectateur à anticiper sur l’action ; le suspense amène une perpétuelle fuite en avant du regard, qui est pris dans le désir contradictoire de "connaître la suite" et à la fois de retarder le moment du dénouement, dont on sait bien qu’il signifie la fin du film (tout l’art d’Hitchcock joue évidemment sur ce désir contradictoire). Plus généralement, le temps du cinéma réaliste, tel qu’il est structuré par le drame, est constitué d’enchaînements qui donnent l’apparence d’une impérieuse nécessité, où le hasard lui-même ne peut se présenter que sous la figure de la fatalité : la fuite du temps est implacable, à l’image du déroulement du film dans le projecteur. Le temps du film réaliste est nécessairement une chronologie.

Au contraire, les films modernes cherchent moins à faire anticiper le spectateur qu’à le faire se souvenir : l’énigme n’est pas en aval du film ("que va-t-il se passer ?"), mais en amont, et plus précisément, dans le rapport entre l’instant présent et tous ceux qui précèdent. La concentration et la mémoire du spectateur sont en permanence sollicités ; c’est pourquoi les films modernes sont toujours confrontés de manière cruciale au problème de leur durée, contrainte par l’exercice de la mémoire, mais aussi par le temps nécessaire à l’"apprentissage" du film (temps que ménagent toujours les cinéastes). C’est aussi que la durée du film, dégagée des structures dramatiques, n’a plus de "standards", Le temps ne s’y soucie plus de restituer l’impression d’un flux continu ; il est construit par blocs successifs, arrachés à des durées réelles (le temps du plan), dans une logique cumulative : le temps ne s’enchaîne plus, il s’amasse ; la notion de raccord devient ici sans objet, et la répétition devient une figure rythmique majeure.

Les tonalités sont également neutres, toujours à constituer, et jamais données comme elles l’étaient par exemple dans le système des genres. Elles aussi exigent du spectateur un effort particulier, une prise de parti active : il faut décider s’il faut rire ou pleurer, s’exalter ou se révolter… Les émotions sont ainsi soumises à réflexion.

Il ne s’agit pas là de "mélange des genres", mais de tonalité indécise, sur laquelle on nous laisse le soin de trancher. Il y a, de ce fait, un profond inconfort du cinéma moderne, qui n’impose aucun schéma affectif convenu.

5. LE CINEMA DESTITUE L’OBJET

La neutralisation du jeu, des situations et des tonalités s’intègre en fait à une stratégie plus vaste qui tente de contourner les représentations pour faire droit aux choses mêmes, et qui implique par conséquent qu’on s’arrache au règne de l’image et des objets qui la constituent, tout en maintenant la question du rapport de la chose à l’idée.

L’objet (le représenté) est depuis longtemps l’embarras du cinéma : déjà, les genres hollywoodiens s’attachaient à banaliser l’objet par la répétition (mêmes histoires, mêmes typologies) et à l’abstraire par la typification. Cette double opération de banalisation et d’abstraction, qu’on retrouve aujourd’hui à l’oeuvre dans la neutralisation, la réflexivité et la théâtralisation des modernes, tendait alors à constituer l’objet en pur emblème d’une idée - en concept cinématographique - et à permettre ainsi de mettre en scène, par le jeu de l’incarnation, un débat d’idées. C’était en somme une opération qui consistait à évacuer la signification de l’objet.

Welles et Rossellini, par des chemins très différents, se proposaient d’entendre les obscures idées des choses. Les modernes, via la Nouvelle Vague, poursuivent cette approche des choses, mais désormais dans la pleine conscience qu’il ne faut chercher, entre les idées et les choses, aucune adéquation ; que l’objet, l’image, relèvent des représentations, c’est-à-dire de l’imaginaire, et ne livrent qu’un accès limité au réel : conscience que le réel est irreprésentable. La modernité consistera donc en une destitution de l’objet au nom d’une rencontre maintenue entre les idées et les choses, quel que soit le vide qui les sépare. Et c’est pour mieux affronter ce vide qu’il faut rendre les objets à l’insignifiance. Dans les films modernes, cela se produit sur divers modes :
- l’extrémisation de l’effet-documentaire, avec l’inclusion dans la fiction de fragments de réalité découpés et isolés comme tels, ou au contraire une fiction produite par l’unique assemblage de ces fragments ; délié de son contexte, l’objet suggère la chose ;
- l’épuisement de l’objet par la durée insistante de l’image (ou du son), - le temps qu’il faut pour passer de la question : "Qu’est-ce que ça représente/qu’est-ce que ça signifie ?" à : "Qu’est-ce que c’est ?".
- l’accentuation de la découpe opérée par le cadre : le cache se manifeste comme tel avec insistance ; les plans ne sont pas seulement longs, mais fixes. Le contrechamp est souvent refusé. Ce "regard bloqué" attire l’attention sur ce qui demeure caché (et qui dans le réalisme ne tardait pas à être dévoilé) : le hors-champ, qui est en fonction d’invisibilité radicale, de vide. Non pas de néant, car le hors-champ insiste, pèse sur les bords du cache, et suggère sa présence invisible de diverses façons.
- l’évacuation du champ, que ce soit par une très grande proximité des objets, ou au contraire par un extrême éloignement, - ou la méthode opposée, qui consiste à faire proliférer les objets ; mais le résultat est le même, d’évacuer les significations, de vider l’objet. On a là deux voies convergentes, dont la source peut être retrouvée, pour la première du côté de Bresson, Dreyer et Ozu, et pour la seconde, du côté de Welles et Ophuls.
- enfin, ce qu’on pourrait appeler une entreprise de dénaturalisation de l’objet, à la fois par un surcroît d’artificialité (comme on l’a vu dans la théâtralisation) et par une rupture systématique des liens naturels, déjà entamée par la découpe du cadre : on refuse l’enchaînement causal mécanique, le synchronisme systématique de l’image et du son, la logique dramatique - et même la logique du discours.

La modernité achève en effet cette longue séquence historique où le cinéma a prétendu se constituer en discours : "monologue intérieur" d’Eisenstein, "ciné-langue" de Vertov, mais aussi bien argumentation implicite des cinéastes réalistes. C’est qu’il ne s’agit plus, pour les modernes, d’articuler des significations : le cinéma moderne ne cherche plus à ressembler à un langage. C’est donc très métaphoriquement qu’il faut comprendre le caractère "déclaratif" que j’ai attribué à la modernité : le déclaratif moderne ne s’effectue pas sur un mode langagier, les idées qu’il produit sont des idées "en cinéma", et l’organisation qu’il en fait n’est pas une rhétorique.

C’est également pourquoi les modernes renouent avec le montage, mais dans une conception entièrement différente de celle des Soviétiques et qui se situe dans la postérité de Welles : le montage moderne n’est plus discursif, ou rhétorique ; sa cohérence n’est plus faite d’enchaînements, mais de conglomérats autour du vide. La technique du collage, à laquelle se prête l’effet-documentaire, rapproche des objets sans lien naturel entre eux.

A la plénitude du découpage réaliste, qui comble le vide, s’oppose la discontinuité du montage moderne, qui produit du vide. Le montage ainsi détourné de sa fonction discursive ne se limite plus à l’entrechoc des images ; il faut l’entendre au sens plus large de composition, d’organisation d’ensembles ordonnés, où la rencontre des images (le montage dans son sens technique) n’est qu’une procédure parmi d’autres. Le montage-composition est un projet global, synthétique.

Ainsi la conception moderne du montage permet de définir rétrospectivement l’art du cinéma comme une organisation d’occurrences, de rencontres. C’est peut-être la plus importante leçon des modernes, que de nous apprendre à percevoir le cinéma, l’art du cinéma, au-delà de tout système esthétique ; qui regarde leurs films comprend ce qui a toujours fait l’art du cinéma. Cet apprentissage du regard est possible parce que les modernes délivrent le cinéma de l’objet : en ce sens, le cinéma moderne peut être dit non-figuratif - ce qu’on n’entendra pas dans son sens plastique (puisque ce ne sont pas les images qui font le cinéma). On pourrait d’ailleurs aussi bien le dire, selon une autre métaphore, atonal. La modernité met en évidence, dans cette déposition de l’objet, que ce qui importe à la pensée n’est pas l’objet, mais l’opération : l’art non-figuratif présente ses opérations, le cinéma non-figuratif se présente comme montage, ie comme composition de rencontres.

Ainsi, si le cinéma réaliste incarnait l’idée dans les choses, si le néo-réalisme cherchait l’idée à travers les choses, la poétique du cinéma moderne, qui ne voit aucune plénitude, mais le vide qu’il y a entre les idées et les choses, et entre les choses elles-mêmes, divise les choses pour les élever aux idées.

CONCLUSION

On se demandera si l’isolement des cinéastes les uns par rapport aux autres n’est pas une des difficultés de la modernité. C’est un des objectifs de notre association, L’art du cinéma, que d’essayer, au moins auprès des spectateurs, de comparer leurs œuvres et d’en montrer la cohérence.

Sur l’avenir du cinéma moderne, on peut avancer une hypothèse : le bilan de la modernité se fera selon son rapport aux classiques ; le partage des modernes s’opère en fonction de l’attitude qu’ils prennent à l’égard de l’histoire de leur art. Au-delà de la clôture du grand système réaliste, la modernité se recompose en se mesurant aux anciens.

Ainsi, bien au-delà des parentés de style, il y a certainement une communauté de pensée entre Welles et Godard, dans leur rythmique faite d’une succession de cumulations, puis de coupures (c’est le rythme de notre siècle), ou entre Rossellini et Straub-Huillet, dans leur minutieuse attention aux choses. Ce ne sont pas les seules rencontres, et on pourra faire d’autres rapprochements, qui peut-être surprendraient les intéressés eux-mêmes - car il n’est pas question d’influences, mais de croisements. Ces rencontres, nous avons voulu en provoquer quelques unes en programmant, à chacune de nos sessions, un film classique à la suite d’un film moderne. J’espère qu’elles nous seront à tous une source d’enseignement et d’émotions.

APPENDICE

Dalla nube alla resistenza (De la nuée à la résistance), Jean-Marie STRAUB & Danièle HUILLET, 1979.

"Nous savons que le moyen le plus sûr - et le plus rapide- de nous étonner est de fixer toujours sur le même objet un regard imperturbable. Un beau moment cet objet nous semblera - par miracle - n’avoir encore été jamais vu."
(Pavese, Introduction aux Dialogues avec Leuco)

Le point de départ du film est un montage de textes de Cesare Pavese, extraits de Dialogues avec Leuco, pour la première partie, et de La lune et les feux pour la seconde. La théâtralité se donne donc ici principalement dans l’effet de texte, évidemment plus sensible dans la première partie, dont la langue est plus poétique, que dans la seconde, qui s’appuie sur une prose plus romanesque, en alternant narration en voix off et dialogues littéralement repris de Pavese. Cette littéralité toutefois maintient l’effet de texte jusqu’au bout, accentué par la diction recto tono désormais célèbre des acteurs des Straub : diction qui s’inaugure avec Bresson, et devenue trait caractéristique de la modernité, non par effet de mode, mais par nécessité à la fois de dédramatiser et de dénaturaliser le jeu. On voit bien ici que la théâtralité ne consiste pas nécessairement à appliquer au cinéma un jeu "théâtral" (ce qu’on imagine être un jeu théâtral), mais peut être tout à fait compatible avec la neutralisation du jeu. Remarquons au passage que cette neutralisation n’a rien d’une uniformisation : sans même aller chercher l’exemple de Godard, à qui on concèdera au moins une impressionnante diversité de sa direction d’acteurs (mais c’est aussi le cas d’Oliveira, comme on peut une fois de plus le constater dans le magnifique Val Abraham), le recto tono des Straub supporte une extrême variété de jeu, particulièrement sensible dans les divers accents d’Othon, mais aussi bien ici, dans les différences entre la diction des Dialogues et celle de La lune et les feux. Ce sont ces différences qui rendent perceptible la dialectique du film entre la symbolique des mythes et la réalité de l’histoire.

Cette dialectique fonctionne également dans la différence flagrante entre les principes de cadrage des deux parties : dans la première, des cadres serrés, qui contraignent le regard à la fixité, et du même coup lui enseignent une attention inusitée, - l’exemple le plus frappant en étant le dialogue entre Œdipe et Tirésias (Les aveugles), filmé de l’arrière d’un char à bœufs, les deux protagonistes vus de dos, en un plan continu, obligeant le spectateur à concentrer son attention, comme s’il était partiellement frappé de cécité, sur le texte, mais aussi sur le bruit des roues, sur ce qui se laisse deviner du paysage, sur l’esclave qui conduit les bœufs (au centre de l’image, et donc au centre du dialogue : on en vient ainsi à penser qu’il en est le sujet non-dit), sur enfin le dos d’Œdipe et de Tirésias, dont on finit par comprendre que s’ils ne peuvent être vus de face, c’est que l’un est aveugle et l’autre le deviendra.

Dans la seconde partie au contraire, les cadres se font plus larges, livrés à l’exploration du regard, de même que le texte et la narration se trouent d’ellipses, offerts à l’imagination. C’est qu’entre-temps l’homme a appris à se passer des dieux, à faire usage de sa liberté : le regard n’a plus à être dirigé, il doit savoir s’exercer librement, au gré de sa propre décision.

La dialectique du film n’est pourtant pas de simple opposition entre les deux parties : tout un réseau de correspondances s’établit subtilement, comme par exemple telle conversation sur un chemin de montagne, qui semble "rimer" avec le dialogue des Aveugles, par la disposition des personnages dans le cadre et le mouvement qui les accompagne. Du coup, la réflexion s’attache à réarticuler l’ensemble, à chercher rétrospectivement à établir des rapports entre les parties, entre les séquences. Le fait que ces séquences se présentent explicitement disjointes pose nécessairement la question de leur association, du sens de leur regroupement : la question du montage est délibérément livrée à la pensée du spectateur (et on voit bien qu’il ne s’agit pas là d’une question technique). Tel était déjà le propos de Rossellini dans Paisà, - pour quiconque, du moins, ne se satisfait pas d’y voir un film "à sketches" : la succession des différents épisodes, qui semblent n’avoir entre eux qu’un lien assez lâche, exige qu’on la questionne pour qu’on en saisisse le sens.

"Sens" doit être ici débarrassé d’une équivoque : dans le cas des Straub comme dans celui de Rossellini (et c’est ce qui en fait un des précurseurs de la modernité actuelle), ce terme ne doit pas être pris dans l’acception d’une logique discursive. La construction n’est pas celle d’un enchaînement démonstratif, c’est plutôt l’absence de liaison entre les séquences qui fait énigme, et qui oblige l’esprit, comme le dit Bazin à propos de Paisà, à "enjamber d’un fait à l’autre, comme on saute de pierre en pierre pour traverser une rivière". Et il s’agit moins ici de nommer des rapports que de les repérer comme idées-de-cinéma, proprement intraduisibles dans un autre registre.

Ce serait donc dire imparfaitement le propos du film, que de le décrire comme le chemin qui mène de la tyrannie des dieux à l’humanité résistante, - puisque c’est aussi bien la trajectoire d’un regard qui secoue la barbarie de l’imaginaire pour accéder au libre exercice de la pensée.