Impureté(s) & configurations

par Denis Lévy

1. MODERNITE

La notion de modernité est, rappelons-le, fondatrice de notre réflexion. Notre existence publique a été inaugurée en 1993 par une conférence sur ce thème. Ce texte [1] tentait d’expliciter conceptuellement un regroupement de films qui était, à l’origine, un regroupement assez largement fondé sur une intuition. Il faut toutefois préciser que cette intuition prenait en compte deux critères dont l’intrication nous paraît décisive quant à l’appréciation de la qualité proprement artistique des films : la capacité d’invention dans les procédures formelles, combinée à la capacité à produire des idées (des idées-cinéma) in-sues jusqu’alors.

Ces films, échelonnés sur une période finalement assez courte (une quinzaine d’années, du milieu des années soixante à la fin des années soixante-dix), se distinguent d’abord soustractivement, au sens où ils ne relèvent :
- ni du formalisme, c’est-à-dire de l’invention formelle sans idées, qui se réduit souvent, au cinéma, à des opérations techniques ;
- ni de l’académisme, où l’absence d’invention formelle ne délivre que des idées pauvres, ou encore des idées transcendantes, en extériorité au cinéma, généralement sous la forme du message ;
- ni du naturalisme, qui prétend à l’absolue transparence des formes au profit de la plénitude de l’objet, et qui de ce fait, réduit l’invention au perfectionnement de l’imitation de la réalité, et ne propage, pour toute idée, que des opinions.

En ce sens, le naturalisme, on ne le répétera jamais assez, est l’opposé absolu de la modernité. Toute tentative de réconcilier les deux termes est en vérité une entreprise d’escamotage de la modernité, si ce n’est de l’art lui-même.

En effet, alors que le naturalisme est centré sur l’objectivité, sur le règne de l’objet (de la réalité), le caractère central commun aux films modernes, ce qui permet de les identifier comme tels, c’est précisément qu’ils opèrent une déposition de l’objet. Ils n’accordent aucune puissance artistique aux représentations, à l’imaginaire, et en définitive, au sens. En somme, les films modernes affichent crûment que l’art du cinéma ne consiste nullement à refléter la réalité.

On pourra objecter que l’art du cinéma n’a pas attendu d’être moderne pour être autre chose qu’un reflet. Si l’on prend l’exemple de l’art hollywoodien, on voit bien que sa fonction mimétique est réduite à sa plus simple expression. Cependant le cinéma hollywoodien existe sous la condition d’un système esthétique qui le contraint à opérer dans les limites d’une mimèsis relative, même si l’objet (histoires, personnages, situations) y est répétitif et typifié. Le travail de l’art consistera ici à styliser l’objet, à l’aggraver en quelque sorte, pour le donner comme simple objet et pour finalement le neutraliser, le rendre insignifiant [2]. A partir de là, l’art pourra s’exercer au-delà de l’objet, donc au-delà du système, -ou si l’on préfère, sur un tout autre terrain. Mais il y aura fallu ce détour.

Au début de Rio Bravo (1958), Howard Hawks fait apparaître le shérif, interprété par John Wayne, dans la posture convenue du héros, dominant la caméra de toute sa taille. Cette contreplongée est absolument "justifiée" (diégétisée, rendue vraisemblable, acceptable par le système) par la position au sol de son interlocuteur, et apparaît donc comme un point de vue subjectif. Mais en même temps, l’excès de signification convenue dans cet angle de vue fait apparaître ironiquement la convention comme telle : voici le héros attendu, dans son image convenue. Ce qui initie un des processus déployés par le film, de mise à distance et d’annulation de l’image du héros, -notamment pour ouvrir le regard sur l’acteur, sur l’excès dont est capable John Wayne pour caractériser ce personnage de héros destitué sans pour autant détruire la convention.

Il y a quelque chose de comparable, dans cet usage hollywoodien de l’objet, à l’usage de l’iconographie (chrétienne ou gréco-romaine) par les peintres de la Renaissance. Dans l’un et l’autre cas, le sens attaché aux objets est en définitive en deçà de la sphère de l’art ; l’art y est indifférent, quand bien même il est structuré par un système d’objets, puisque ce qu’il énonce est ailleurs.

Les modernes échappent à un tel système, et de ce fait, à la contrainte de l’objet et du sens, au profit d’une expérience plus directe de la présence fugitive du multiple -au profit du réel. Dans les films modernes, les opérations débarrassées de l’objet se donnent immédiatement comme artifice, comme pensée.

2. IMPURETE

L’idée que le cinéma est un art impur a été proposée par André Bazin [3], à propos de la question de l’adaptation de romans. Cette idée a été reprise et élargie par Alain Badiou, dans ses conférences pour L’art du cinéma [4]. Il convient d’en tirer les conséquences pour notre réflexion sur la modernité.

On constatera d’abord que dans l’histoire du cinéma, un certain nombre de films se donnent sous l’égide de la pureté, parfois explicitement revendiquée et théorisée par les cinéastes eux-mêmes. Le cas le plus connu est celui de “l’avant-garde” française des années 1920, qui a développé une conception du cinéma comme art des images animées et revendique, contre l’emprise originelle du théâtre, un cinéma pur, un art “spécifiquement cinématographique”. Or, outre que cette conception finit par réduire l’art à la technique, elle est surtout inconsciemment infiltrée par l’idée d’une suture du cinéma à la peinture, comme le révèlent la place prépondérante accordée à l’image, ou l’usage de termes comme “ciné-plastique” ou “photogénie”.

Mais, à bien y regarder, il y a une autre voie de la pureté, encore que moins ostensible : c’est celle des films naturalistes, où le cinéma est au service de la “réalité pure”. Le “spécifiquement cinématographique” est de l’ordre de l’enregistrement (on remarquera que toute esthétique de la pureté ou de la spécificité se fonde sur la nature technique du cinéma).

Toute fiction s’y donne sous l’apparence du reportage exhibant l’épaisseur d’une tranche de vie. Même si cette tranche de vie est stylisée (Cassavetes), elle l’est toujours dans le sens de sa crédibilité, -dans le sens de l’imitation de la réalité, et donc d’une épuration de tout ce qui pourrait se manifester comme artifice, c’est-à-dire comme pensée, au profit d’une pure illusion de naturel : la vie telle qu’elle est, dans sa compacité impensable. Le cinéma naturaliste donne tout à voir, et rien à penser. Il est du reste significatif que par des moyens différents, naturalisme et formalisme produisent un cinéma hypnotique.

On voit donc que toute tentative de cinéma “pur”, de quelque façon qu’on l’entende, détourne le cinéma de sa vocation de pensée, de sa vocation d’art. Par corollaire, on dira que le cinéma ne peut être un art qu’à la condition expresse d’être impur. “Quand le film organise réellement la visitation d’une idée, il est toujours dans un rapport soustractif, ou défectif, aux autres arts.” [5] On pourra soutenir que s’il y a une spécificité du cinéma, elle est à chercher du côté de son impureté.

On ne confondra pas la notion d’impureté avec le fait que le cinéma puisse prendre l’art pour objet : qu’un film puisse montrer un tableau ou un opéra, ne confère pas à la peinture, à la musique ou au théâtre une fonction différente des autres objets du cinéma, dont l’éventail, comme on sait, est illimité. Il n’y a là encore que le caractère “touche-à-tout” du cinéma, dont il faut tout de même signaler la singularité.
Le cinéma est impur sur deux registres : local et global.
L’impureté locale consiste à emprunter des éléments matériels aux autres arts pour les intégrer aux procédures filmiques : par exemple, à emprunter le personnage au roman ; l’image à la peinture ; le héros à l’épopée ; l’acteur au théâtre ; la musique de film à l’opéra.

Le rapport aux autres arts est ici soustractif : il s’agit de leur arracher quelque chose en le dénaturant par contamination d’un art sur l’autre. Ainsi, le personnage est détourné de sa destination romanesque par le corps de l’acteur : “Le film arrache le romanesque à lui-même par un prélèvement théâtral” [6]. En revanche, c’est par le romanesque que l’action peut être détournée de l’épique, ou par le pictural que la musique est parfois enlevée à elle-même, etc. : chaque œuvre procède selon une méthode qui lui est propre.

Au registre de l’impureté locale, on mettra donc tout ce qui relève de l’emprunt, de la citation ou de l’évocation allusive. Qu’on entende bien cependant qu’il ne s’agit pas là de références culturelles, pas plus que d’une destination du cinéma à faire la “synthèse” de tous les arts. Il conviendrait mieux d’y voir un être “parasitaire et inconsistant” [7], vampirique, nourri de pillage et de dépeçage, -un art violent et hétérogène comme le siècle.

J’appelle impureté globale le fait que les films trouvent des paradigmes formels dans les autres arts : modèle romanesque, théâtral ou musical, -là encore les cas varient d’un film à l’autre. Le degré minimal de l’impureté globale est le cas de l’adaptation littéraire, dont on sait depuis Bazin qu’elle n’est jamais tant réussie que lorsqu’elle assume pleinement l’impureté, sans chercher ailleurs une hypothétique spécificité cinématographique : quoi de plus désastreux que les pièces de théâtre qu’on s’évertue à purifier de toute théâtralité pour mieux “faire cinéma” ? Mais au contraire, y a-t-il idée plus cinématographique que de montrer le Journal d’un curé de campagne en train de s’écrire sous nos yeux sur un cahier d’écolier ?

Cette impureté globale est depuis longtemps repérée, au moins intuitivement, par les métaphores de la critique, lorsqu’elle évoque la musicalité d’un film, ou sa théâtralité (terme généralement péjoratif, mais qu’il faut certainement réévaluer), ou quand elle parle de monuments, de fresques, d’épopées, -plus rarement de symphonies ou de cathédrales.

Il s’agit là moins d’emprunt que d’inspiration, de convocation d’un autre art comme mesure du cinéma. Éternel benjamin, le cinéma ne sait grandir qu’en se mesurant à ses aînés, en leur soutirant une méthode qu’il s’empresse aussitôt de travestir, en feignant de les prendre en exemple pour mieux n’en faire qu’à sa tête. Car le rapport aux autres arts sur le registre global n’est pas moins ambigu qu’au niveau local : il est sans doute plus défectif encore que soustractif, dans ce double sens que l’appel aux autres arts est censé répondre à un manque du cinéma, et qu’en même temps la fonction de paradigme ne leur est assignée que pour être trahie, par nécessité d’impureté.

Si par quelque égarement le cinéma tente de respecter le modèle qu’il se propose, et d’être fidèle à un seul art plutôt que d’être infidèle à tous, le résultat est généralement catastrophique : on verse très vite dans les extrémismes -musicalisme, picturalisme, théâtre filmé, etc.-, c’est-à-dire toutes tentatives par le cinéma de se refaire une pureté en se suturant à un autre art. On voit que le garde-fou à ces extrémités désastreuses n’est rien d’autre qu’une fidélité à l’impureté elle-même. “Car il n’existe en réalité aucun moyen de faire mouvement d’un art à un autre. Les arts sont fermés. Nulle peinture ne se changera jamais en musique, nulle danse en poème. Toutes les tentatives directes dans ce sens sont vaines. Et pourtant le cinéma est bien l’organisation de ces mouvements impossibles.” [8]

Si maintenant nous revenons sur les films modernes, on pourra remarquer que leur mode d’impureté est d’abord essentiellement global (ceci se donne notamment dans une reprise, dans des termes nouveaux, de la vieille question de l’adaptation, très élargie) ; et on remarquera ensuite que leurs paradigmes fondamentaux sont plutôt le théâtre, la poésie et la musique.

Cette caractérisation de la modernité l’oppose notamment au cinéma hollywoodien, dont l’impureté est manifestement surtout locale, et plutôt de type romanesque, épique et pictural.
On ne doit pas considérer ces nouages comme des délimitations strictes, mais comme des orientations générales, à l’intérieur desquelles les œuvres se disposent singulièrement

3. CONFIGURATIONS [9]

Il a déjà été développé ici [10] l’hypothèse qu’il existait au moins une configuration repérable dans le cinéma : le cinéma hollywoodien, dont je précise qu’il n’est nullement réductible à une production nationale.

De cette configuration hollywoodienne, nous pouvons avancer maintenant qu’elle peut se définir selon le mode particulier d’impureté qui fonde son art, et qui consiste à se nouer triplement au roman, à l’épopée et à la peinture. De ce point de vue, la modernité semble prononcer la saturation de l’art hollywoodien, non seulement en œuvrant à l’écart du système qui le conditionne, mais en ordonnant son impureté à une autre triade, poésie, théâtre, musique.

On ne reviendra pas ici sur les rapports qu’entretiennent les films modernes avec une théâtralité essentielle, et on laissera à une réflexion ultérieure le soin d’étudier leur musicalité. Mais si on reprend ce qui a été dit plus haut de la modernité, et de la déposition de l’objet qu’elle pratique, au profit de la présence évanouissante du réel, on pourra remarquer que cette opération moderne est précisément celle du poème. “Le poème nous enseigne que le monde ne se présente pas comme une collection d’objets. Le monde […] est -pour les opérations du poème- ce dont la présence est plus essentielle que l’objectivité.” [11] Le poème est “pensée de la présence sur fond de disparition” [12]. Il y aurait donc, dans le cinéma moderne, une plus grande proximité au poème, et sa triple impureté serait plus particulièrement nouée autour d’un axe poétique. On pourrait donc en ce sens qualifier le cinéma moderne de cinéma du poème.

Un certain nombre de films dont les principes artistiques ne relèvent manifestement pas de l’art hollywoodien, nous ont souvent semblé être des “précurseurs” de la modernité -certains films de Murnau, Sjöström, Vertov, Dovjenko, Dreyer, Ozu ou Bresson. Au regard de l’idée de configuration, qui déshistoricise l’art en le connectant à la vérité, la notion d’antécédence n’est guère éclairante sur ces films. Celle d’impureté l’est bien davantage : on constatera en effet que les références (implicites ou explicites) de leur art sont plutôt poétiques, théâtrales ou musicales, à des degrés divers [13].

On pourra dès lors faire l’hypothèse qu’il existe une seconde configuration, hétérogène à l’art hollywoodien, rétrospectivement mise en lumière par les films modernes. Cette idée permettrait de déshistoriciser la question de la modernité, trop souvent prise dans un sens chronologique (après le classique vient le moderne, après l’ancien le nouveau). La modernité ne fait que rendre manifeste un nouage d’impuretés que toute une part du cinéma pratiquait depuis les origines, -parfois au sein même de Hollywood, comme c’est le cas du burlesque, dont l’origine théâtrale a été soulignée par Bazin, et dont il faut également rappeler le caractère poétique et chorégraphique.

L’impureté globale de cette seconde configuration, même si elle est moins affichée que dans les films modernes, est cependant plus sensible que dans la configuration hollywoodienne, dans la mesure où les références artistiques y sont plus ostensiblement artistiques.

Une des caractéristiques de l’impureté globale hollywoodienne est en effet d’être ce qu’on pourrait appeler une impureté du déchet, où il s’agit de relever ce qui est habituellement relégué à la poubelle des autres arts, et censé être plus “populaire” : romans-feuilletons ou policiers, pièces de boulevard, chromos, opérettes… (qu’on voie par exemple comment les mélodrames de Douglas Sirk relèvent le roman-photo) [14]. En quoi d’ailleurs le burlesque, héritier de la farce, genre tenu pour mineur au théâtre, est compatible avec le système hollywoodien, bien qu’excentré par rapport à l’art hollywoodien. Car le recours au déchet est davantage un réquisit du système que de l’art, dont la capacité de relèvement n’en est que plus impressionnante.

Comme on l’a dit, l’art hollywoodien est structuré par un système qui lui impose une certaine forme de mimétisme. Les impératifs en sont :
- la continuité de l’univers du film (de la diégèse) : l’espace et le temps doivent donner l’illusion d’être continus ;
- la transparence des opérations (qui doivent pouvoir passer pour un effet “naturel”, -être “diégétisables”) ;
- l’identification-adhésion, à la fois à l’illusion de réalité ainsi constituée, et à un ou des personnages en fonction de héros ;
- le récit typifiant : le film se présente comme une parabole ; les situations, les personnages, les tonalités dominantes, etc., sont schématisés pour constituer des objets-types, qui incarnent des idées. Les films eux-mêmes sont typifiés : c’est le système des genres.

Le système lui-même, comme on voit, induit le mode d’impureté : la présence du romanesque et de l’épique est quasiment prescrite par le système.

Mais ce n’est pas sa seule prescription. Il constitue un moule structurel précis auquel les films doivent se conformer. Encore faut-il apprécier l’extrême ductilité d’une telle structure lorsqu’elle est travaillée par les grands cinéastes. Mais elle n’est flexible que grâce à une simplification des éléments qui la composent. Cette simplification, nécessaire à la constitution d’une “bonne histoire”, s’exerce aussi sur les éventuelles adaptations d’œuvres littéraires. Quand il s’agit du “déchet”, nul ne s’en formalise. Mais quand d’aventure Hollywood adapte un “grand classique”, le public cultivé s’offusque de voir traiter Guerre et paix sur le même plan que Les deux orphelines : il n’en est en effet retenu, essentiellement, qu’une histoire, et toute littérature en est révoquée. Mais il n’y a là qu’un effet du système, et l’art hollywoodien, dont l’enjeu est absolument ailleurs, ne peut s’évaluer au critère de sa fidélité à l’œuvre adaptée.

Quant à la seconde configuration, ses rapports avec le mimétisme sont beaucoup moins systématisés : si les trois premières conditions peuvent être conservées, avec une plus grande faculté d’assouplissement, le registre de la typification est délaissé. Mais certains films se passent entièrement ou partiellement de réalisme mimétique, comme les fantasmagories de Méliès, les burlesques américains, Faust (1926) de Murnau, L’homme à la caméra (1929) ou Enthousiasme (1930) de Dziga Vertov, Arsenal (1928) de Dovjenko, ou Vampyr (1932) de Dreyer. Il est vrai que ces tentatives non-mimétiques remontent presque toutes à l’époque muette : le parlant voit le triomphe du réalisme avec la suprématie de l’art hollywoodien. Mais il n’en demeure pas moins que ces films démontrent l’indifférence relative de la seconde configuration à l’égard du système : elle en est indépendante, elle peut l’utiliser ou non.

Les films modernes, par leur mode d’impureté, se situent donc du côté de la seconde configuration, et plus particulièrement, par leur extériorité au système, en filiation de ses œuvres non-mimétiques. Leur rupture avec le mimétisme a pu apparaître comme une provocation avant-gardiste, quand il ne s’agissait que de renouer, par-dessus le système, avec un art éclipsé par Hollywood. Quand Pollet fait Méditerranée, il retrouve l’écho, que l’on croyait perdu, des films de Vertov. Quand Godard fait Les carabiniers, il se souvient d’Aerograd. En somme, ce que nous appelons modernité est la figure contemporaine de la seconde configuration, en rupture avec le mimétisme.

Mais toute résiliation du mimétisme introduit une difficulté de structure : en l’absence de système mimétique, sur quelle structure s’appuyer, notamment pour assurer la cohérence du film ? Les films modernes ont souvent résolu cette question par le recours à un texte, c’est-à-dire à une impureté globale : roman (Amour de perdition), tragédie (Othon), opéra (Moïse et Aaron), -chaque fois défaits par un nouage inédit à la théâtralité (Oliveira) ou au poétique (Straub).

Mais on a vu que la dérive qui guette le recours à l’impureté globale est de suturer le cinéma à un autre art, et de céder sur l’impureté elle-même, donc sur le cinéma. On peut expliquer ainsi l’involution des films de Marguerite Duras, pur et simple retour à la littérature, voire de certains des derniers films des Straub (La mort d’Empédocle, Antigone), qui semblent s’astreindre au théâtre filmé.

Quand la cohérence n’est pas déléguée à l’impureté globale, elle est assurée en privilégiant le montage, au mépris de la transparence. Mais si le montage échoue à constituer la cohérence (à constituer un sujet), la dérive est cette fois une inflation du discontinu, qui va de pair avec une perte d’unité du film et une dissolution du sujet, -comme c’est le cas dans les derniers films de Godard, mais aussi bien dans Flirt de Hartley, ou Par-delà les nuages d’Antonioni. Dès lors, le montage ne devient plus qu’une opération vide, de pure dissémination plutôt que d’articulation des idées. La forclusion de l’identification-adhésion aux personnages autorise maintenant l’adhésion à l’auteur, qui se présente désormais comme seul personnage (et seul sujet) possible (JLG/JLG).

Il faut réexaminer la rupture avec le système opérée par les modernes. On peut (notamment depuis Val Abraham) repérer une division du réalisme entre sa fonction strictement mimétique et sa fonction signifiante. A la première appartiennent la continuité diégétique, qui peut être restaurée sans céder sur la modernité, et la transparence des opérations, qui peut être relativisée. A la seconde, l’identification, qui doit être soustraite à l’adhésion, et la typification, qui est abandonnée. Car c’est en définitive sur cette fonction signifiante que le réalisme se fonde comme système d’objets. Or l’enjeu de la pensée moderne est bien de déposer l’objet et le sens, et de poser la question d’un sujet sans objet. C’est à cette condition que le cinéma peut, en restant moderne, s’accommoder du mimétisme.

Tel est l’enseignement des films d’Abbas Kiarostami, où la structure d’enquête (qui prend parfois la forme classique de l’itinéraire) assure la continuité. La transparence y est sans cesse troublée par l’ambiguïté entre la part du documentaire et celle de la fiction. Les personnages, dépouillés de toute sentimentalité, n’offrent au spectateur qu’une identification réduite à un simple point d’entrée dans le film. Enfin, aucun objet-type n’est exposé à l’interprétation d’un sens : pour faire signifier ces films, il faut nécessairement les forcer (ce dont la critique ne se prive pas). Leur nouveauté paradoxale est d’user d’une apparente limpidité classique pour rendre sensible l’opacité du réel, la présence volatile des choses.

Si les films de Kiarostami, par leur impureté poético-musicale, se situent plutôt dans la filiation de la seconde configuration, on observera que ceux de Hal Hartley [15] renouent au moins partiellement avec Hollywood (avec le romanesque, par exemple, d’un Nicholas Ray), tout en adoptant, à l’égard du réalisme, une disposition similaire à celle des films de Kiarostami. Il y aurait donc dans cette disposition une plus grande liberté possible à l’égard de l’héritage des configurations, et du traitement de l’impureté : liberté avec laquelle les derniers films de Kiarostami recourent aussi au romanesque et au pictural, ou ceux de Hartley (qui citent explicitement Godard) au poétique et au musical.

Verra-t-on, à partir de là, se dessiner une nouvelle voie de la modernité -étant entendu que modernité désigne, de tout temps, l’invention ?

Notes

[1Denis Lévy, “Le cinéma moderne”, L’art du cinéma n°2.

[2Les films académiques, qui se contentent d’appliquer strictement le système, sont repérables à ce qu’ils ne stylisent pas les objets, qui restent explicitement signifiants (films "à message"). On donnera ainsi raison à la Politique des Auteurs, qui fait du style le premier critère de l’art, au sens où c’est le signe le plus manifeste de l’invention, qui permet de la distinguer de l’académisme. Mais on ne saurait s’en tenir là pour rendre compte de l’art.

[3“Pour un cinéma impur”, in Qu’est-ce que le cinéma ?

[4“Le cinéma comme faux mouvement” (L’art du cinéma n°4) et “Peut-on parler d’un film” (L’art du cinéma n°6).

[5Alain Badiou, “Peut-on parler d’un film ?”, L’art du cinéma n°6.

[6A.Badiou, “Le cinéma comme faux mouvement” L’art du cinéma n°4.

[7A.Badiou, Ibid.

[8A.Badiou, Ibid..

[9« Une configuration n’est ni un art, ni un genre, ni une période "objective” de l’histoire d’un art, ni même un dispositif “technique”. C’est une séquence identifiable, événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et dont il y a sens à dire qu’elle produit, dans la stricte immanence à l’art dont il s’agit, une vérité de cet art, une vérité-art » (A.Badiou, “Art et Philosophie”, in Artistes et philosophes : éducateurs ?)

[10Cf. D. Lévy, “Modernité et cinéma hollywoodien”, L’art du cinéma n° 9.

[11A.Badiou, Triptyque.

[12A ;Badiou, Philosophie et poésie : au point de l’innommable.

[13Précisons qu’il s’agit là d’une orientation dominante, et non exclusive : il y a du romanesque dans L’aurore, du pictural dans Le goût du saké, de l’épique dans Aerograd… De même, les noms de cinéastes sont là par commodité : l’œuvre d’un auteur pratique rarement le même nouage d’impuretés. Si Ordet met l’accent sur le théâtral et le poétique, Dies Iræ se réfère davantage au romanesque et au pictural, —même si les deux films déploient la musicalité propre au style de Dreyer.

[14Les références personnelles des cinéastes sont tout autres : Euripide, T.S.Eliot et Thoreau pour Douglas Sirk, Shakespeare et Victor Hugo pour Raoul Walsh…

[15The Unbelievable Truth (L’incroyable vérité) 1989 ; Trust (Trust me) 1990 ; Surviving Desire, 1991 ; Simple Men, 1992 ; Amateur, 1994.