La Terre (1930) d’Alexandre Dovjenko

Le visage d’Opanas

par Elisabeth Boyer

Univers étrange - ô combien construit - que ce film qui accorde à des pommes des dimensions monstrueuses afin que l’échelle des représentations soit déséquilibrée. L’insistance, la répétition de l’objet, dont le nombre et la taille varient, agacent le sens esthétique - la nature morte est rebelle au cinéma. Cette idée, liée aux pommes, se détache elle-même par la saturation de ces représentations pour ne laisser que son passage : « La pomme est le symbole de la pomme », déclarera Dovjenko, questionné à ce sujet.

Un champ de blé succède à un champ de blé, plusieurs fois même et différent : musiques de son ondulation, variations sur le vent : magie du montage qui nous fait entendre tout silence, toute sonorité bruyante ou paisible des gestes. Un champ de blé, comme une pomme, supporte l’idée d’éternité.

Des visages : les visages ont des dimensions terribles, afin que le plus humble des hommes soit grand, afin qu’advienne l’écart entre tous ces visages singuliers et que la foule soit connue aveugle, bloc aux visages insondables, indistincts.

Tout le film est traversé par l’ébranlement de l’idée de l’Un.

Tout film soviétique de cette époque est appelé à servir l’idée de la révolution.

Or toute pensée véritable est complexe et rejette toute propagande qui se soumet à l’un d’un discours et plie l’idée de révolution à une définition en substance, à l’application d’un programme.

Le mot ‘révolution’ n’est pas prononcé, et le film dispose dans l’horizon général des directives de l’Etat (la collectivisation des terres, la disparition de la classe des koulaks) une situation tout à fait singulière, concrète, précise : l’arrivée du premier tracteur. Car ce qui intéresse Dovjenko, c’est le peuple, sa subjectivité.

Le montage, par sa précision et son ambiguïté, fait de la séquence du tracteur une réflexion sur l’idée de révolution.

Ce tracteur, haï et vénéré, est présenté comme un nouveau veau d’or. Il est considéré comme la trace vivante de la révolution en marche. Après une séquence d’attente interminable - montrée comme une attraction déplaçant symétriquement hommes et animaux - le tracteur arrive enfin, roulant allègrement en direction du village. Puis il s’arrête, repart et de nouveau s’arrête : le tracteur est bien une chose, puissante et lourde, stupide. . Si l’on veut que ce soit une idée, disons que la révolution tombe en panne.

L’enthousiasme tombe par le suspens sensible de tout mouvement humain. Un paysan en particulier semble frappé de stupeur, arrêté dans sa marche au bord de la sortie du cadre : présence suspendue, bras ballants dans l’écran presque vide.

Puis la vie reprend sa visibilité, d’abord dans le geste imperceptible d’un visage qui pense. Vassili a trouvé une idée pour remplir le radiateur : tous les hommes du groupe vont uriner dedans, chacun à son tour. Seul est capté l’effort des visages concentrés sur une tâche d’intérêt collectif. Ces plans pourtant furent coupés par la censure. Pour les critiques choqués, le tracteur était bien un veau d’or. On n’offense pas impunément une idole. [1] Au contraire, comme le dit un paysan : « Le tracteur est un fait. On ne peut plus faire comme s’il n’était pas là. »

Les intertitres de La Terre sont rares et laconiques. Les moments de discours sont toujours ponctués dans le film par la gesticulation des corps et des lèvres, sans intertitres. Alors que tout réel moment de pensée est saisi par la longue immobilité d’un visage silencieux d’où une parole finit par advenir : l’idée de la décision passe dans un mouvement lisible des lèvres, suivi d’un intertitre.

Que toute pensée déploie un temps singulier, rencontre l’angoisse, exige le courage : tout cela se dessine sur les visages des acteurs, non par une volonté de psychologie, mais par des gestes dont la simplicité calculée - surprise du familier - bouleverse. Il y a par-dessus tout la beauté sombre et rude du visage barbu d’Opanas, d’abord un visage fermé ; puis, le refus même, dirait-on, de montrer son visage, quand il s’oppose à son fils au sujet du tracteur : montage insolite où les deux s’affrontent, chacun le dos tourné à la caméra. Puis soudain le visage d’Opanas fait face, grandit dans l’écran - ainsi se déplace l’encadrement habituel tracé par la barbe et les cheveux sur le front ; les lèvres remuent : c’est la colère d’Opanas qui n’accepte pas d’être traité de fou par son fils. Puis, son mutisme redouble : longue scène sans intertitres durant laquelle son fils et ses camarades le couvrent de discours et semble-t-il, de plaisanteries. Toujours de dos, sa barbe bouge régulièrement, signe qu’il mange. Un instant, sa barbe s’immobilise, signe qu’il écoute. Puis, lorsque la pièce se vide, le geste de la barbe s’arrête, son visage se tourne vers la porte refermée, ses lèvres lancent une apostrophe dans le silence ; puis, le regard se fixe au loin : Opanas réfléchit.

Dovjenko, dans La Terre, affronte l’infilmable. L’acte de penser, si intérieur, vient au visible par le montage. L’idée qui chemine, c’est que l’action la plus haute de l’homme, penser, est ce qui lui demande le plus de labeur, de courage. C’est aussi ce qui requiert de l’acteur les mouvements les plus lents, les plus imperceptibles, c’est-à-dire toute la maîtrise de son art, de son corps.

Pour Dovjenko, la grandeur de cette époque réside dans cette capacité politique de travail de pensée de chacun. S’il y a bien une dimension épique (au sens de Brecht, et non au sens du “réalisme socialiste”) dans La Terre, c’est pour mieux repousser la conception romantique de l’harmonie.

Stig Dagerman [2] écrit que « l’instrument le plus fréquemment utilisé [pour établir “la philosophie de l’harmonie”] est l’anti-intellectualisme […] de peur d’avoir peur ».
Car penser, c’est affronter la mort. Il faut que ce qui nous est familier se rencontre, défaille, et passe dans l’étranger pour l’habiter d’une façon nouvelle. Tout grand cinéma affronte la mort - et en ce sens est choral. La complexité du montage, son ambiguïté essentielle, nous font “fréquenter la peur” qu’elle nous inspire.

Après l’assassinat de son fils par un koulak, Opanas ne sera plus qu’une masse écrasée par son deuil : assis au bord d’une table, le visage enfoncé dans une main, il reste pétrifié, pendant trois révolutions de lumière et d’obscurité - temps complètement irréel du cinéma : une durée suffisamment interminable pour que se mesure le poids de cette mort, l’expression “ne pas se remettre d’une mort”. Puis des coups violents à la porte le réveillent et son visage, d’abord hagard, sera frappé par la lumière du soleil : c’est un nouveau visage d’Opanas qu’on découvre, nu et dur, qui déclare au pope :« Dieu n’existe pas. » « Vous n’existez pas non plus. »

Dans la scène suivante, le visage d’Opanas est devenu beau : il a gagné un regard. Il fait face et énonce sa décision aux camarades de Vassili : il veut un enterrement sans prêtre, avec “des chants sur la vie nouvelle”. Opanas relève la mort de son fils en lui donnant un sens. Si son fils est mort pour cette “vie nouvelle”, c’est que cette cause est juste. C’est dans le visage d’Opanas qu’a lieu cette révolution, - visage aussitôt tourmenté par la gravité de sa décision.

« D’après l’histoire, il n’est partout qu’un pas du mépris des lois et des dieux à une révolution et de la révolution à la justice » (Saint-Just).

Notes

[1Quand on reprocha au cinéaste son excès de “réalisme”, il répliqua que le réalisme aurait consisté à aller chercher de l’eau au village sans faire appel à l’intelligence, à l’invention des paysans.

[2Le Serpent.