Modern Times (Les Temps Modenres, 1936) de Charlie Chaplin

Charlot ouvrier

par Emmanuel Dreux


André Bazin a insisté sur l’apparition progressive du visage de Chaplin derrière le masque de Charlot, attribuant à ce dédoublement, visible selon lui dès City Lights, à la fois des causes techniques -de l’utilisation des nuances de la panchromatique à l’usage du gros plan- et des effets esthétiques où le mythe de Charlot trouverait à se renouveler, y compris à travers les figures de Hynkel, de Verdoux, de Calvero, du roi Shadow [1].

Bathélémy Amengual, à la suite de Bazin, note que “ la grande fable de Charlot -depuis ses débuts jusqu’aux Lumières de la ville- se développe dans une société sans Histoire (...) tandis qu’avec Les temps modernes, la vision de la société américaine devient vision d’une société réelle, moderne, précisément, prise dans l’Histoire, et dont l’économie et la lutte des classes sont le moteur historique-effectif ” [2].

Ce double constat est le résultat d’un seul et même mouvement qui mène progressivement Chaplin à une conscience accrue des possibilités de son art, par lequel il affronte les questions de son temps, avec l’effet de signature qui en résulte : “ ce n’est pas que Charlot disparaisse, il va se dissimuler derrière un double, capable de penser, d’assumer intellectuellement leur commune métamorphose ”, ajoute Amengual. Il est vrai qu’on peut voir dans Les temps modernes une sorte d’accomplissement, de mise en lumière du contenu implicite des films précédents, ici pleinement assumé et revendiqué , où la mise en situation historique du personnage de Charlot accroît la caractérisation de la condition -sociale- qui est la sienne.

De ce point de vue, le film démarre sur une série d’images-chocs qui donnent au film un ton ouvertement satirique. La grandiloquence du carton initial (“ La grandeur de l’industrie, la beauté de la libre entreprise, l’humanité à la poursuite du bonheur ”), inscrit sur la pendule qui égrène inexorablement ses secondes depuis le début du générique, n’est pas sans ironie, et les images qui ouvrent le film sont celles d’un troupeau de moutons immédiatement remplacé par un groupe d’ouvriers sortant du métro pour se rendre à l’usine. Est-ce là l’humanité à la poursuite du bonheur ? Chaplin nous a peu habitués à des entrées en matière aussi brutalement explicites. Ce ton satirique et ironique subjectivise d’emblée le film : l’énormité de l’association entre les moutons et les ouvriers a surtout pour effet de créer une distance, d’affirmer le point de vue du cinéaste sur le récit qui commence.

L’USINE

La séquence qui suit présente l’usine et son patron qui donne des ordres par l’intermédiaire d’écrans de contrôle. Puis viennent les plans de la chaîne sur laquelle Charlot officie, en tenue de travail. Le plus surprenant sans doute est de voir Charlot déjà au travail, là où les films précédents le montraient plutôt en quête de travail et s’adonnant souvent par hasard plus que par réelle nécessité à une activité quelconque entre deux vagabondages. Ici le personnage apparaît fixé dans un emploi, prisonnier d’une situation qui est celle de l’ouvrier d’usine, du travailleur à la chaîne.

Tout dans la séquence à l’usine du début du film va contribuer à créer une impression d’emprisonnement, de liberté entravée. Charlot sait résister aux petits patrons irascibles et méchants, par le coup de pied et les roueries en tout genre. Mais que répondre à l’ordre proféré du haut d’un écran géant et de haut-parleurs par un patron qui surveille vos moindres faits et gestes (“ le seul détour par la T.V. fait de ce nième patron le Patronat ”, affirme Amengual) ? Là où Charlot trouvait toujours l’échappatoire, sortait toujours vainqueur de ses confrontations avec toutes les formes d’oppression, il s’oppose ici à plus fort que lui, à un contrôle sur lui-même devenu inhumain parce qu’impalpable. Il est tout à fait caractéristique qu’à l’usine il préfère la prison, seul lieu vivable des Temps modernes, dans lequel il s’efforce de passer le plus clair de son temps !

LA CHAINE

Si Charlot paraît plus situé dans ce film, c’est que le monde qu’il affronte ici oblige l’éternel vagabond à toujours occuper une place et à s’y tenir : ouvrier, meneur de grève, prisonnier modèle, serveur-chanteur sont les rôles qu’on l’oblige à jouer, et dans lequel il s’efforce d’exercer le peu de liberté qui lui reste. Qu’on lui impose de chanter, et il le fera dans une langue qui lui est propre !

La liberté du personnage de Charlot, c’est son atypisme foncier : “Il n’est pas un trait de Charlot qui ne soit contraire à la norme, dans sa motricité et sa silhouette si caractéristiques, dans sa manipulation métaphorisée des objets, ou ses altercations surprenantes avec les comparses ” [3]. Dans ses mains, la lime à métal de l’ouvrier devient, le temps d’une pause qu’il s’accorde dans le dos de son collègue, une lime à ongles ; la burette d’huile écrasée par ses soins peut faire office de pelle, et un poulet se transformer en entonnoir.

On ne s’étonnera guère dans ces conditions que Charlot parvienne à imprimer sa marque et à imposer son rythme aux gestes les plus contrôlés qui soient, ceux imposés par le travail à la chaîne. Le geste par lequel il visse les boulons qui défilent devant lui est d’une virtuosité exemplaire : le mouvement du bras et du poignet est accompli avec une précision et une maîtrise absolues, où tout son corps est engagé jusqu’à la torsion finale de l’épaule qui lui permet de parachever le serrage, comme le peintre jette une dernière touche sur sa toile. Parce qu’il est accompli avec cette aisance (où pointe aussi, liberté suprême, une certaine forme de détachement), Chaplin magnifie là le geste le plus simple qui soit, comme s’il voulait montrer au passage la beauté du travail quand celui-ci reste humain. Ce qui va rompre l’harmonie et provoquer le déséquilibre, c’est l’accélération de la cadence au point que l’ouvrier y perde le contrôle de son geste, c’est-à-dire le point où le geste qui lui est demandé n’est plus celui d’un être humain mais celui d’une machine. La leçon est ici d’autant plus parlante que l’accélération se produit par le biais d’écrans, de boutons et de leviers avec lesquels le patron détermine arbitrairement un rendement impossible à tenir. La répétition accélérée du même geste rend celui-ci inutile et délirant : on voit Charlot visser tout ce qui ressemble de près ou de loin à un boulon, des boutons de robe de la secrétaire aux nez de ses collègues.

LA MACHINE

Chaplin pousse jusqu’au bout la logique infernale de l’assimilation de l’homme à la machine puisque Charlot est littéralement avalé par cette dernière dans la fameuse scène au cours de laquelle il évolue dans ses rouages. La greffe de l’homme sur la machine ne prend pas -elle n’a pas mieux marché lors de la scène de la machine à manger, que l’on peut voir à l’inverse comme une tentative de greffer une machine à l’homme. Très vite Charlot est rejeté, comme vomi par ce ventre de métal : car si l’homme est pris pour une mécanique, la machine, elle, finit par avoir quelque chose d’organique et de quasi vivant. Plus loin, lors de la scène de la réparation, elle crachera violemment l’un après l’autre tous les outils de la caisse que Charlot a maladroitement introduit dans ses rouages, montrant par là qu’elle ne saurait accomplir ce qui relève du travail manuel.

Loin de rendre compte d’un quelconque antagonisme entre l’homme et la machine, Les temps modernes affirme plutôt leur nécessaire complémentarité, en marquant les limites entre ce qui relève du travail et ce qui confine à l’esclavage. On imagine aisément que des ingénieurs bien intentionnés aient pu un jour inventer la machine à manger, et on ne remerciera jamais assez Chaplin d’avoir remisé -définitivement ? - cette idée en montrant simplement à quelle sorte de barbarie elle pouvait mener. Cette scène tire surtout sa force satirique de son extrême violence, où le spectateur, s’il rit, n’en subit pas moins lui aussi la torture longuement infligée au cobaye qu’est Charlot : gavé de boulons, trempé de soupe chaude, frotté au visage par un épi de maïs, même la traditionnelle tarte à la crème (lancée mollement par la machine) ne nous soulagera pas du traitement de cet engin en tout point cruel, y compris dans ses aspects les plus raffinés -je veux parler du célèbre tampon-serviette dont le retour régulier parachève imperturbablement chacun des méfaits commis par la machine. On opposera, comme Francis Bordat l’a fait [4], cette scène à celle où Charlot apprenti mécanicien est contraint de nourrir son supérieur emprisonné dans la machine qu’ils sont chargés tout deux de réparer : « Charlot n’est guère plus adroit que la machine à nourrir, mais il est plus attentif, et plus courtois », note Francis Bordat en pointant l’évidente symétrie des deux scènes, où « s’opposent, d’un côté, les machines performantes, mais insensibles, qui ignorent l’homme, et de l’autre l’homme lui-même, maladroit, inefficace, et non dénué parfois de mesquinerie, mais qui, par son humanité même, satisfait mieux aux besoins de ses semblables » [5]. Mais ici toute l’ambiguïté du personnage de Charlot est à l’œuvre : totalement responsable de la situation dans laquelle il a coincé son supérieur, les multiples attentions dont il fait preuve à son égard sont aussi un moyen de profiter largement -et lâchement- de sa supériorité passagère. Son premier élan n’était-il pas de manger seul son propre repas au nez et à la moustache de son collègue immobilisé ?

L’OUVRIER

Beaucoup ont reproché à Chaplin l’individualisme du personnage de Charlot, dans un film où domine pourtant le marquage de sa condition sociale. Charlot lutte avant tout, dans Les temps modernes comme ailleurs, pour sa survie et ne saurait devenir le porte-drapeau d’une autre cause que la sienne.

La force politique des Temps modernes , c’est « d’établir une égalité de nature entre le prolétaire et le pauvre », comme l’a fort justement indiqué Roland Barthes [6]. C’est par hasard que Charlot ramasse et brandit ce que la police prendra pour le drapeau rouge de la contestation sociale : « L’homme-Charlot ne rejoint la condition ouvrière qu’au moment où le pauvre et le prolétaire coïncident sous le regard (et les coups) de la police » [7].

Car le travail, dans Les temps modernes, c’est la seule façon d’échapper à la misère, et avant toute chose de se nourrir. Nombreuses sont les scènes dont l’enjeu est la faim, la nouveauté étant que Charlot n’est plus le seul à chercher sa pitance. La gamine jouée par Paulette Goddard vole pour nourrir sa famille. Et quand Charlot, devenu gardien d’une nuit d’un grand magasin, surprend des cambrioleurs, il reconnaît parmi eux un de ses anciens collègues d’usine devenu lui aussi chômeur, qui précise dignement « nous ne sommes pas des voleurs, nous avons faim » avant de s’effondrer en larmes dans ses bras. La vie de rêve que Charlot décrit à la gamine est faite d’abondance : il suffit de tendre le bras par la fenêtre pour cueillir un fruit qu’on peut jeter à peine mordu, ou de siffler pour qu’une vache vienne généreusement vous offrir son lait. Ce rêve petit bourgeois ne sied d’ailleurs à Charlot que pour ce qu’il offre à manger. Pour le reste, c’est-à-dire le confort, il est jugé encombrant -il se prend les pieds dans les tapis- ou détourné de son usage -il faut le voir s’essuyer goujatement à ses propres rideaux.

On voit donc que Charlot dans Les temps modernes n’épouse la cause ouvrière que dans la mesure où elle ressemble à la sienne, c’est-à-dire quand être ouvrier signifie lutter contre la misère et l’humiliation. Parce qu’il emblématise la résistance à toutes les formes d’oppression, Charlot ne peut ignorer quelle est la condition ouvrière, et s’arrête à l’usine pour nous la révéler. Et si Charlot reste Charlot sous l’habit de l’ouvrier, l’ouvrier sait désormais qu’il y a du Charlot en lui.

Notes

[1André Bazin : "Le Mythe de M. Verdoux" et "Si Charlot ne meurt", in Charlie Chaplin, éd. du Cerf, 1972.

[2Barthélémy Amengual : "Style et conscience de classe sur Les temps modernes", in Positif n°152-153, Juillet-Août 1973, pp. 24-32.

[3Adolphe Nysenholc : Charles Chaplin ou la légende des images, Méridiens Klincksieck, 1987, p. 155.

[4Francis Bordat : Chaplin cinéaste, Editions du Cerf, 1995

[5ibid. p.91

[6Roland Barthes : "Le pauvre et le prolétaire", in Mythologies (1957), rééd. Point Seuil, 1970, pp. 38-40.

[7ibid. p. 39.