Le sel de la terre (Wim Wenders, 2014)

par Charles Foulon

Le sel de la terre commence pratiquement comme un reportage. On se dit qu’on va s’ennuyer un peu. Mais il faut tenir, car on est récompensé par un processus lent. Il faut faire confiance au film, qui se transforme, devient intense, construit une subjectivité hors du commun et se constitue sous nos yeux. Et il faut le revoir, pour trouver à quel moment quelque chose se lève, une idée se met debout pour ouvrir un chemin. C’est comme l’éloge d’une lenteur, celle de la rencontre avec quelqu’un. Une vraie rencontre. Dans la vie, on rencontre toutes sortes de gens, mais on rencontre rarement quelqu’un. Il ne s’agit pas ici de rencontre amoureuse, même si le film nous parle aussi d’un amour : celui du photographe Sebastião Salgado et de sa compagne Lélia. Mais Le sel de la terre nous raconte surtout des photos, des histoires, des gens de partout. Il nous raconte nous, êtres humains.

Il est rare de voir un film composé en majorité de photos fixes, qui plus est en noir et blanc. Des photos que les réalisateurs ne recadrent jamais. Il faut les regarder comme on devrait regarder n’importe quel plan de n’importe quel film. Regarder les paysages, les lumières, les mouvements, les gens, les regards, les gestes… C’est comme si l’on faisait un pas en arrière pour bien voir, pour penser, dans le calme de la fixité. Le film arrête le mouvement continuel de nos vies pour pouvoir regarder le monde.

Le sel de la terre est aussi le portrait du photographe, qui parcourt la planète depuis les années 60. Portrait dans le sens fort du terme, c’est-à-dire un portrait construit par un œil. Et Wenders et le fils de Sebastião Salgado le construisent avec une douce lenteur. Salgado a regardé les gens du monde, dans leur vie difficile, dans leur travail difficile, dans leur exil encore plus difficile. Il a regardé la mort aussi. Et ses photos sont silencieuses, en retrait du spectacle, bien qu’elles soient très saisissantes.

Mais le film leur donne une autre fonction. Le film permet d’entendre des récits. Car le photographe raconte ses images, en même temps qu’il se raconte lui-même. Ces gens deviennent peu à peu singuliers, importants, inoubliables. Comme au Rwanda en 1995, où il est troublé par le regard de ce petit enfant face au visage de sa mère au milieu d’un camp de centaines de milliers de réfugiés : « on voit, malgré le chaos, la confiance de ce regard d’enfant à sa mère. » On repense aussi à ces centaines de milliers d’hommes, dans une mine à ciel ouvert, descendre à pic les pentes de ce trou, remonter avec un sac lourd de terre sur le dos, avec la promesse hypothétique qu’il y aura dans ce sac quelque pépite d’or. On pense au film de Michael Glawoger, Workingman’s death.

On voit le monde dans sa gravité, des gens par millions qui travaillent à la limite de leur vie, qui fuient sur les routes les dévastations, les déserts, les famines, les guerres. Salgado va au bout, lui aussi, de ses limites. Le Rwanda de 1994-1995 est un tel choc qu’il s’arrête. L’idée qu’il avait de l’humanité se brise.

Il faudra qu’il en passe par le travail de la terre. Lorsqu’il n’y a plus de point d’appui massif, général, lorsqu’il n’y a plus (pour l’instant) d’idée collective pour tous, il faut recommencer autrement. La fin du film offre quelque chose comme un miracle, une résurrection physique, matérielle. Quelque chose est déplacé, l’opinion, l’image usée sont mises sur le côté. Reste l’idée d’une confiance dans les décisions vraies.