Que faire de la politique au cinéma ?
Debord [1] suspecte le cinéma de n’être qu’un terme dogmatique avec cette particularité de n’être susceptible ni de supporter vraiment le poids d’un dogme, ni, non plus, d’en proposer un. Debord veut affirmer par cette double limitation le caractère inséparable du cinéma et de l’idéologie dominante : il lui dénie toute distance, toute pensée autonome, et met ainsi l’accent sur ceci que tout film, sans avoir nécessairement à être engagé au sens positif que ce terme a pu connaître, est de fait le symptôme d’une idéologie.
Mais les films de la configuration contemporaine, ceux de Pollet, Straub-Huillet, Godard, Oliveira et quelques autres, invalident cette analyse.
Nous avons, à L’art du cinéma, déjà noté que le réel est ce qu’il appartient à l’art de rendre sensible : “tout art touche au réel, qu’il soit ancien ou moderne. Et ce n’est pas tant la façon de toucher au réel qui change avec le temps, que le réel lui-même.” [2] Il n’y a cependant jamais rien eu d’automatique à ce toucher, et c’est précisément à raison de ce que le cinéma ne cesse de se soustraire à la réalité qu’il arrive parfois qu’il touche au réel et qu’advienne ainsi son art.
C’est là-dessus que porte la nouveauté stylistique de la configuration contemporaine. Car elle indique combien “ses opérations sont essentiellement soustractives : découpe et coupe, ou prise (de vue, de son) et montage”. C’est pourquoi, “plus qu’à une résurgence du montage, on assiste là à l’émergence d’un nouveau concept du montage.” Il ne s’agit pas d’un discours de l’image, “le montage n’est pas une syntaxe, (...) [il] est l’opération qui, à partir d’un multiple inconsistant, produit un ensemble dont la consistance est établie par le passage d’une idée.” [3]
C’est cette conception désormais plus soustractive qu’expressive de ses opérations qui fait du cinéma de cette configuration le contemporain de singulières politiques d’émancipation. A ces politiques, en rupture avec toute forme de représentation et plus soucieuses des événements, répond et correspond un cinéma qui se montre plus attentif à rendre discernable le passage d’une idée et ce qu’elle suscite d’éclaircie pour la pensée.
Dans le film, La société du spectacle, film qui s’auto-proclame moderne, et qui incorpore des extraits du livre du même nom, Debord déclare inextricable la position du cinéma à l’égard de la société du spectacle. Cette société y est définie comme alignant toutes choses, colmatant indifféremment tout événement, tout désastre et toute absence d’événement par l’effet d’une même et uniforme dimension spectaculaire. Aussi, selon Debord, le cinéma ne peut-il en rien se soustraire au caractère superfétatoire de l’artifice spectaculaire. Il peut alors sembler paradoxal que le même Debord élabore un film pour y dénoncer cette limite spectaculaire du cinéma et en dévaluer tout-à-fait l’art. Mais si ce film est vu à l’aune des catégories que propose L’art du cinéma, c’est au contraire la limite même de l’analyse de Debord qui s’y laisse aisément discerner. Ce film rend parfaitement visible que les limites de type spectaculaire que Debord assigne au cinéma sont elles-mêmes limitées par l’incapacité de subordonner l’artifice cinématographique à autre chose qu’à l’image. Nous soutenons pour notre part que l’art du cinéma ne tient en rien à quelque spécificité de l’image, mais bien à l’artifice de la fiction. La configuration contemporaine a depuis mis en lumière ce qui de tout temps fut pratiqué par le cinéma, conjointement à ses ressources de fiction : une destitution des objets qui, au moyen de diverses codifications et répétitions, soustrait l’image à sa propension naturelle aux significations [4]. La configuration hollywoodienne fut une mine d’inventions pour ce qui consiste précisément à arracher l’art du cinéma à la dimension strictement spectaculaire de son matériau. C’est notamment à cet effet que le cinéma déploie du didactique, à son propre endroit. Il faut donc rappeler ce que nous entendons par didactique, car c’est une vertu qui confère au cinéma une capacité d’intervention dans la situation, en tranchant affirmativement sur les opinions.
Ce n’est pas en vertu d’un “tout est politique” qu’advient le didactique d’un art, pas même comme expression d’une mission qu’il se serait octroyée, mais comme effet de cet art.
Le didactique cristallise aussi les enjeux que porte nécessairement le cinéma en son sein, tout comme Brecht l’indiquait pour sa part au sujet du théâtre : “il est totalement indifférent de savoir si l’objectif principal du théâtre est d’offrir une connaissance de l’univers, le fait demeure qu’il faut que le théâtre donne des représentations de l’univers et que ces représentations ne doivent pas induire en erreur” [5]. L’éducation consiste donc bien d’abord à désamorcer tout ce qui est susceptible de faire obstacle à la pensée. L’apprentissage proprement dit ne commence qu’ensuite. De là aussi vient la non-identité du didactique et de la politique. Car le didactique semble indispensable, mais comme une propédeutique pour la politique. Brecht écrivait encore ceci de son théâtre : “le but de la pièce est de montrer un comportement qui n’est politiquement pas juste et par là d’enseigner le comportement juste.” [6]Mais si le didactique exige un tel détour, digne de la dialectique platonicienne, la politique, par son impératif d’immédiateté intervenante, peut-elle s’en accommoder ? Et ce détour même, si nécessaire soit-il, suffit-il à coup sûr à délivrer l’intériorité d’une politique, quand bien même il en indique la pertinence dans la situation ?
Les ressources artistiques du cinéma en termes de didactique n’ont émergé tout d’abord que dans une forte ambiguïté avec la ligne idéologique du moment. Cinéma et théâtre d’agit-prop (agitation et propagande) cristallisent cette ambiguïté initiale : certes, l’art y est instrumenté par une idéologie et en devient la parure sophistiquée et persuasive, mais néanmoins son impact est tel qu’il s’avère aussi transformer l’appréhension de la politique et de ses situations. Les spectacles d’agitation excèdent d’emblée toute volonté de persuasion politique immédiate. Présentant les conflits sans pour autant les résoudre, et, par l’effet de leur dialectique, engageant chacun à changer ce qui est. Le cas de Medvedkine est exemplaire à cet égard, qui avec son équipe s’arrête de ville en village, enquête, rencontre les gens, étudie la situation et élabore de petits films destinés à pointer la question à traiter, en même temps qu’à inciter chacun à se compter dans la transformation de la situation. (C’est le ciné-train financé par l’Etat).
Il faut donc noter qu’au départ, si le didactique du cinéma comme du théâtre fut pensé et expérimenté sous les formes les plus intervenantes, deux conditions y président, qui restent singulières à cette séquence, âge d’or de l’agit-prop : l’épreuve du public (même pour le cinéma, comme on le voit dans le cas de Medvedkine) et, par cette épreuve, la participation effective à des situations politiques. Mais hors cette séquence, le cinéma doit-il encore prélever ses objets sur
l’actualité, s’il veut toucher à la politique, et quelle intervention sensible peut-il ambitionner au sein de la situation ? Prenons pour exemple le film d’Hervé Le Roux, Reprise.
Reprise, le didactique et la politique
Ce film prend pour point de départ un petit film tourné presque par hasard lors de la reprise du travail aux usines Wonder, en 68. Ce petit film se trouve faire partie des annales du cinéma militant et possède sa renommée propre. Reprise s’organise autour de ce petit film sur le principe d’une recherche romanesque du personnage féminin autour duquel gravitent tous les représentants les plus caractéristiques de la séquence de 68 : autour de cette jeune femme qui crie son refus de reprendre le travail, on trouve le syndicaliste CGT, le CFDTiste, l’étudiant mao, etc...
Reprise recherche et donne à entendre les acteurs et témoins de cette séquence filmée en 68. Le didactique du film prend appui sur la répétition systématique d’un fragment du petit film initial, juste avant chaque prise de parole. C’est de cette façon que ce film en une séquence révèle son exemplarité car il s’avère concentrer presque toutes les facettes de la situation.
Le didactique de Reprise consiste à la fois à faire renaître par les propos de chacun tout ce qui s’est trouvé enfoui au sujet de la vie d’usine, de l’organisation du travail, et des subjectivités qui y coexistent. D’autre part, il consiste à élucider ce qui est aujourd’hui oblitéré dans l’opinion, par exemple le caractère réactif des syndicats dans les manifestations de 68 et notamment à l’égard des situations plus sauvages et spontanées comme il arrive à Wonder.
Les entretiens se succédant, et la même séquence initiale se répétant, chaque énoncé émerge de la confusion qui initialement, aux yeux d’un néophyte, régnait à l’image. Reprise permet d’y discerner chaque position avec ses enjeux et ses stratégies. Mais c’est une didactique subtile qui semble spontanée puisque les entretiens sont donnés en bloc et que ce qui se dessine et s’entrelace au long cours semble aller de soi. Le didactique consiste dans le souci que des gens soient présentés à part entière, de sorte que ce qu’ils ont à dire au sujet de cette séquence reste inscrit dans une vision du monde et du travail propre à chacun : leurs propos sont ainsi dés-idéologisés.
Une version courte de ce film, sur la base des mêmes entretiens, fut réalisée par Richard Copans. Ce film, Paroles ouvrières, paroles de Wonder, est conçu comme un documentaire de télévision tout à fait classique. Il semble d’emblée avoir une visée plus objective et plus didactique. Construit selon le fil historique de l’usine Wonder, depuis sa création (1917) jusqu’à sa fermeture (1985), il est plus déconnecté de la séquence de 68 à laquelle Le Roux se réfère, et se basant sur le montage alterné il extrait sur chaque question ce qui est susceptible de s’y rapporter dans les entretiens : ainsi les ramifications subtiles qui s’établissaient dans l’esprit du spectateur sont ici forcées et disparues à la fois ; les différentes personnes apparaissant à l’image ne sont plus identifiables, leurs propos étant pour ainsi dire désubjectivés par l’effet de leur désarticulation. Aussi la version de Copans permet-elle d’apprécier davantage encore, par contraste, le didactique du film de Le Roux.
Mais ce dernier n’en est pas pour autant un film politique. En un certain sens, il semble qu’il ne soit question que de politique, et le seul souci de donner toute sa dimension à l’usine et à tous ceux qui la peuplent peut sembler original et polémique, quand tout ce qui relève de l’usine aujourd’hui est soigneusement caché, au point comme le dit Le Roux lui-même que l’on en oublie qu’elle est la configuration première des banlieues.
Cependant, l’ancrage contemporain de ce film n’est pas décidé. De plus, l’empathie du cinéaste à l’égard de chacun de ses interlocuteurs rend le film poreux à toutes les interprétations. Au lieu de l’effet-Rashomon par lequel Kurosawa contraint le spectateur à rompre avec toute psychologisation de la vérité, ici les multiples facettes proposées restent captives de la situation de consensus actuel. Car ces facettes ne sont jamais exhibées que comme des lambeaux d’une mémoire qui nous fait défaut. Ce qui manque à ce film, ce n’est pas seule-ment une mise en perspective plus analytique des différents énoncés comme énoncés politiques de la séquence de 68, mais que quelque chose soit indiqué de sa pensée sur la séquence en cours : que pensent aujourd’hui les gens qui sont à l’usine ? Que penser par exemple, à partir de ce film, de la question des chefs à l’usine aujourd’hui, ou bien du rôle non-représentatif des syndicats dans les situations de grève ? Ou de ce qu’est le travail d’usine, et du fait que ces gens, attachés à une usine, ont su pratiquer leur travail avec métier, et non en intérimaires du flux tendu ? Le Roux ne tente pas de se prononcer sur les grèves de 95 et sur les luttes d’usine de (Belfort-) Bourogne par exemple, alors que ces questions sont à portée de son film comme à portée de main.
En définitive, le seul thème de la mémoire inféode le cinéma aux médias. Mais nul art n’est innocent de ce qu’il donne à voir. La meilleure de ses ruses est même de feindre l’innocence jusqu’à la naïveté dont l’agit-prop usait sans hésiter pour mieux établir la satire.
L’échec d’un film en matière de politique consiste à se satisfaire de redéployer l’équivoque de la situation : ne faire renaître de ses cendres une séquence comme celle de la reprise du travail chez Wonder que pour en appeler à la mémoire, et ce faisant, laisser à l’arrière-plan un consensus inentamé sur la supposition d’inexistence de l’usine aujourd’hui et de quelque figure ouvrière que ce soit.
La tonalité comme principe d’univers
Si le didactique se caractérise par une irrésolution orientée, une sorte d’aporie platonicienne, le trait par lequel un film touche à la politique semble, lui, devoir cristalliser une épreuve explicite du point de vue du cinéaste. Le caractère explicite de cette épreuve ne requiert toutefois pas nécessairement un discours. Il peut même y avoir au sein du film un discours indifférent au point de vue en question : car en vérité le sujet d’un film est toujours plus exposé à la tonalité qu’au discours.
C’est d’une tonalité singulière que tire ses ressources la veine inspirée de l’agit-prop, en inventant une forme satirique, procédant d’opérateurs de grossissement, de redondances ou de raccourcis symboliques. L’effet de grotesque y est dû au dévoilement et non à la déformation du réel : “Souvent le grotesque peut apparaître comme une victoire momentanée sur la peur”. Si bien que la fonction symbolique de son effort de conjuration l’emporte en réalité sur l’arrogance triomphaliste et strictement partisane dont l’agit-prop fut accusée dans sa postérité : “La naïveté feinte apparaît bien comme une arme essentielle du dévoilement politique, mais cette naïveté, au lieu d’être un procédé puéril, est une forme de stylisation didactique du réel dont personne n’est dupe.” [7]
Ainsi ces films (parmi lesquels ceux de Vertov par exemple) ne se soucient pas même de savoir s’ils s’adressent au spectateur comme à un témoin ou comme à un interlocuteur, ils instaurent d’emblée la convention d’une connivence qui s’exerce sur la tonalité. Ils ne relèvent dès lors en aucun cas de la dénonciation et échappent au système de propagande tout en tenant sur une dimension politique.
C’est ainsi que Le bonheur (1934), chef-d’œuvre de Medvedkine, a pu passer à la postérité, bien qu’il se soit vu en son temps “accusé de soutenir le koulak contre la ligne du parti stalinien.” Le protagoniste central n’est “pas le kolkhozien exemplaire , mais le plus déphasé et ruiné, terrorisé par les autorités”, laissant bien voir à ses déboires et aux pressions rencontrées que “le moujik russe allait dans le kolkhoze sous la menace” [8]. Pourtant, ce n’est pas par la dénonciation mais bien par le burlesque qu’il s’avère incisif. Il suffit de citer pour s’en convaincre cette longue séquence, au cours de laquelle notre protagoniste le moujik décide qu’il est meilleur pour lui de mourir, puisque la vie lui est à ce point contraire qu’il n’est jamais sûr de pouvoir simplement survivre. Le moujik se fabrique alors un cercueil de toutes pièces et cette construction lui coûte elle aussi les efforts les plus rigoureux. Mais quand enfin il se couche dans ce cercueil pour y attendre la mort, c’est la Russie toute entière qui vient se rassembler des quatre coins du pays dans ce petit village pour y défiler devant le moujik et lui faire savoir qu’il ne peut mourir. Le burlesque est bien évidemment dans la disproportion de la situation mais aussi dans le traitement de chaque groupe social et de l’ordre dans lequel ils sont présentés. L’idée y est à la fois que le moujik dans le kolkhoze est un citoyen à qui sa propre vie n’appartient pas, même pour y renoncer, et que par ailleurs ce qui affleure dans l’ordre social, ce n’est pas tant la hiérarchie des puissants que le degré de dépendance de ces “puissants” à l’égard du travail fourni par un simple moujik (“pour un qui laboure, sept qui mangent”) : car comme il lui est signifié, “si le paysan meurt, qui nourrira la Russie ?”
Aujourd’hui, l’agit-prop étant révolue, quelle conception peut-on avoir d’un film militant ou du moins intervenant dans la situation ?
L’équation est simple, si sa résolution reste aléatoire : pour qu’un film s’excepte d’un symptôme de la situation, c’est nécessairement qu’il traite des possibles de cette situation. C’est là sa dimension politique puisqu’en politique ce dont il est question c’est de “la possibilité de l’impossible” [9].
Les plus politiques procèdent d’un réel surplomb sur la situation —c’est le cas par exemple de La Chinoise de Godard (1967). Mais il peut suffire que la situation à laquelle le film est co-présent soit érigée par la fiction en une absurde possibilité. C’est un peu le cas du Bonheur de Medvedkine, ou aussi d’Un roi à New York de Chaplin.
Le possible et la distanciation
Nous avons dit que ce n’était pas tant la façon dont le cinéma touchait au réel que le réel lui-même qui changeait. Ce qui est une façon de dire que le cinéma n’est pas exactement au poste de commandement et qu’il est intervenant dans la situation au titre où il y discerne des évènements et y répond —citons en exemple la notion décisive de l’émancipation du regard dans la subjectivité artistique contemporaine, notamment dans la conception formelle.
Aux yeux de Debord, cette émancipation du regard est ce dont le cinéma serait à jamais incapable, tant sur le plan formel que du point de vue du sujet. Le cinéma n’étant selon lui qu’une affirmation de l’apparence, il se présente toujours comme quelque chose de trop réel et ne peut qu’entériner le monde tel qu’il est dans un cercle vicieux selon lequel la nécessité rêvée rend le rêve nécessaire : “le spectacle moderne exprime ce que la société peut faire, mais dans cette expression le permis s’oppose absolument au possible.” [10]
Or, dans la politique d’émancipation, il y a “avec les prescriptions, un déplacement de l’idée de possible, à savoir : le possible n’est pas lié à une finalité (c’est la vision historiciste), il n’est pas lié à une opinion” [11]. Le choix de prescription d’un tel possible n’est pas contraint par les nécessités de la situation. Nous l’appellerons, au cinéma, ce possible pur, une utopie. Ce qui ne signifie pas que la prescription soit, elle, utopique, au sens péjoratif du terme qui serait une vue de l’esprit finalement inopérante. Socrate disait à ce sujet, selon La République de Platon : “en quoi le fait que nous ne soyons pas en état de prouver s’il est possible de régenter la cité comme nous l’avons dit affaiblirait-il la détermination au bien de notre dire ?” ; car dans la politique d’émancipation, “la prescription subjective fera au regard du monde, non pas du tout rien, mais ce qu’il est possible de faire, fût-ce sous la loi réelle de l’impossible”. [12]
Ainsi, juste avant 68, alors que La Chinoise a pour contexte l’effervescence du maoïsme français naissant, Godard est très loin, avec ce film, d’entériner comme le croit inéluctable Debord, un état donné de la certitude. [13] [14] Aussi pour toucher au réel de la politique de son temps, un film n’est-il pas contraint de procéder uniquement par la négative. Il faut toutefois citer, en exemple de ce cas de figure, l’extraordinaire invention de l’Othon de Straub-Huillet (1969) : en suggérant simplement qu’il y a de la politique hors-champ, ce film avère la disjonction de cette politique et des intrigues étatiques, qui elles en revanche nous sont montrées dans toute leur vaine combinatoire. [15]
C’est en tenant bon sur la notion de possible que le cinéma peut être dit un art. Tandis que s’il assigne la politique à la conjoncture sociale, il s’enlise aussitôt dans ce qu’il y a, en entérine en effet l’hégémonie, donnant raison à Debord et s’alignant de lui-même sur la télévision.
Un film ne porte jamais qu’un possible, et non un éventail de possibles comme peut en revanche le prôner Brecht au théâtre par la réserve de la distanciation. Au contraire, un film va assumer la plénitude de l’illusion sur un seul possible, et c’est l’écart entre la densité de ce monde fictif et la fable réduite à une simple trame qui va le plus souvent œuvrer comme distanciation. Il s’agit alors d’une distanciation à l’égard du sens dont serait porteuse cette histoire, comme toute Histoire supposée légiférer sur les possibles.
La distanciation au cinéma joue donc sur cette hypothèse décisive que nulle histoire jamais ne vient en amont de la politique et du monde qui par elle est affirmé.
C’est ce qui donne aux comédies de Godard leur ressort singulier : toute notion de l’Histoire Universelle y est ramenée aux histoires particulières qui jurent, par la dimension enfantine du jeu des acteurs, avec la prétention idéologique d’une suprématie de l’Histoire. C’est aussi cette tonalité enfantine qui donne à l’art de Godard ses ressources ludiques : de sorte que de la vision de ses films émerge une forme d’étonnement, indispensable à toute pensée.
Car ce que le cinéma de Godard et de quelques autres contemporains recèle de “moderne”, du point de vue de la destitution des objets, c’est-à-dire des représentations, c’est ce qu’il réinvente de la distanciation brechtienne. Brecht définit la distanciation comme une opération qui ôte aux processus influençables le sceau du familier qui jusque là les protégeait de toute intervention. Chez Godard, la forme d’étonnement adoptée étant pour ainsi dire enfantine permet au film de placer le monde forgé par sa fiction dans un espace non encore marqué du sceau du familier.
La manière dont la fiction de cinéma prélève quelque chose du réel et des représentations courantes pour les réengager dans d’autres possibles n’a donc rien en commun avec ce que Brecht peut en décrire au théâtre : si le théâtre doit donner des représentations de l’univers telles que celles-ci n’induisent pas en erreur, la distanciation exige que ces représentations soient données avec leur part d’aléas pour que soient suscitées chez le spectateur “la joie de connaître” leur élaboration et le “plaisir de les transformer” [16].
Le cinéma, excepté dans l’agit-prop, ne fait pas comme le théâtre l’épreuve immédiate du public. C’est pourquoi le caractère militant d’intervention dans la situation y semble plus aléatoire encore qu’au théâtre. Un film propose au spectateur un monde déjà transformé, assumant l’illusion de sa complétude et l’autosuffisance de sa contemplation. Mais c’est là aussi qu’est sa force : dans cette consistance affirmative et sans appel.
Il va en appeler tout de même au public, ou plutôt au spectateur, malgré qu’il ne présente pas une palette de possibles sur lesquels il faudrait opter, et malgré que le public n’infléchisse pas matériellement le cours du film : un film laisse au spectateur sa part de chemin dans la constitution du sujet en préservant un point d’indécidable sur l’une des articulations du sujet. On citera deux exemples : L’école de Mai de Denis Lévy (1979), et Un roi à New York de Chaplin (1957).
L’école de Mai
Voilà un film dont on pourrait d’emblée se croire fondé à dire qu’il “filme la théorie” pour reprendre l’expression de Debord [17]. Or c’était là ce que Debord prônait lui-même, en faisant La société du spectacle dont il disait qu’il y inventait un cinéma politique et moderne qui, au lieu de raconter des histoires, filme la théorie. Mais son film ne pratiquait jamais qu’une illustration du discours, image par image.
L’école de Mai devrait en toute logique prêter le flan à la critique de la forme et du contenu. Car il a pour structure un discours en effet, une voix-off quasi continue qui propose un bilan de 68 et de ses suites. Ce texte se découpe comme suit : 1-conjoncture, 2-Mai : la révolte, 3-Juin : développements politiques, 4-Limites, 5-Maoïsme I : la Gauche Prolétarienne, 6-Luttes sociales, 7-Luttes politiques, 8-La société impérialiste, 9-Maoïsme II : l’UCFML et le pôle maoïste.
Parallèlement à ce texte qui assume un point de vue entièrement constitué et articulé, le film donne à voir la plupart des sites dont il est question, ou des traces de l’évènement, si discrètes soient-elles. Au lieu cependant que ce parallélisme se change en illustration, la partition des images trouve une consistance mêlant plusieurs registres, dont la rythmique seule s’avère par moments contrapuntique.
Ce qui est filmé, ce sont donc les lieux mais peuplés juste des passants de 79, et non des foules manifestantes comme c’est le cas dans les documents d’époque que choisit Chris Marker dans Le fond de l’air est rouge (1977). L’école de Mai tient jusqu’au bout ce principe consistant à filmer les lieux avec tout ce que le temps écoulé, depuis les faits dont ces lieux furent le théâtre, a pu inscrire notamment d’un point de vue architectural. C’est un registre essentiel au film : on y voit sous le thème de l’impérialisme tout ce que Paris a pu connaître de grandes constructions démonstratives en la matière (par exemple La Défense). On y voit, quand il est question de ce qui reste à investir dans le champ du maoïsme, de grands chantiers et la structuration aérienne du ciel par les grues en mouvement. Les métaphores y sont élémentaires : le devenir du maoïsme est figuré par une voie ferrée avec ses bifurcations. Les limites conjoncturelles du maoïsme sont figurées à l’image par une vue semblable des voies ferrées, mais avec un peu de recul laissant paraître les barres d’une grille, en bord de rue, qui entament cette vision initialement dégagée et surplombante. Ces métaphores de figuration créent une forme singulière de littéralité de l’image, qui n’est de l’ordre ni d’une rhétorique imagée au service d’un sens prédécidé, ni d’une illustration objectiviste alignant le documentaire sur les informations télévisées.
Car la rythmique contrapuntique de la série des images introduit du ludique au sein du discours. Par exemple, tandis que la notion de révolte est savamment articulée par le texte à cette pensée qu’il énonce de la situation, une image revient, celle d’un monticule de pavés : quand il est dit “non”, ou “les masses ouvrières ne se laissent pas réduire”, ou “refus”, ou encore “violence révolutionnaire de caractère démocratique”. Et cette image, par la répétition de son occurrence, brève chaque fois, restitue l’idée d’impulsion, elle aussi brève, de la révolte. Cette image valant comme un geste cinématographique par sa répétition inscrit qu’une tension subsiste entre la brièveté de cette impulsion et l’effort de pensée, d’une autre sorte d’élan, pour porter la révolte à ses prolongements effectifs. L’hypothèse du film est que Mai 68 n’est encore qu’une révolte idéologique, et que ce qu’il suscite de proprement politique ne vient que plus tard. C’est pourquoi on ne voit de manifestations à l’image qu’à partir de la chronique de 72, date à laquelle la Gauche Prolétarienne s’étant auto-liquidée, il semble acquis dans l’opinion que l’impasse du maoïsme est accomplie dans son entier.
Un troisième registre confère au film sa dimension onirique. Ce sont des métaphores plus poétiques, où la poésie est celle du regard cristallisant des significations en les déplaçant de façon insolite et qui, par ce déplacement, dessine un univers qui lui est propre. Par exemple, quand le texte annonce que ce dont il va être question c’est de “museler le prolétariat”, on a une image dénuée de tout pathos, le merveilleux magasin bigarré d’un oiseleur aux cages les plus délicatement ciselées.
Ce film met donc en œuvre une pluralité de registres qui, par la consistance qu’il confère à la série des images, la disjoint du texte. On croit en effet, sentiment des plus inattendus, voir un film muet en dépit du flot continu du texte qui est cependant très dense et tout aussi décisif. Si ce film est radical comme documentaire, c’est qu’il y vise ce que le documentaire peut recéler de fiction, à la lisière de l’utopie. La série des images n’est pas produite en vue d’illustrer ou simplement appuyer ce que le texte signifierait. Elle y est cependant manifestement appariée. Car le film traite une question à double tranchant tant pour la pensée de la politique que pour la conception du documentaire à ce moment précis, en 79 : est-on en mesure de tenir sur des lieux pour la pensée d’évènements de telle ou telle séquence, c’est-à-dire est-on capable de s’y référer et de ne pas céder cependant à la mise en scène de ces lieux ? Car leur mise en scène ruine ces lieux en les assignant au théâtre historique, qui n’est jamais que la dimension extatique des politiques entrées en péremption. C’est pourquoi il importe de ne pas peupler ces lieux par leurs clichés, c’est-à-dire de ne pas en exalter avec lyrisme l’effervescence passée et de ne pas non plus les filmer avec insistance comme s’il pouvait en émaner quelque chose de façon quasi substantielle. Cette dernière approche est la tentation d’un certain Straub-Huillet, comme celui de Lothringen (1994), mais pas du tout celui de Trop tôt, trop tard (1981) avec lequel L’école de Mai semble frère d’âme et d’armes. Par exemple, Trop tôt, trop tard, quand il montre la Bastille à propos de la Révolution Française, fait un panoramique circulaire qui en donne toute l’étendue à répétition, excepté le monument central qui en est comme le point aveugle.
Le sujet de L’école de Mai est bien de tenir, d’une façon ou d’une autre, sur des lieux de la politique, et donc de les soustraire à toute sacralisation. C’est à cela que sert cette disjonction qui vaut comme ellipse du sens et qui signale sur quoi il importe de décider.
C’est pourquoi ce film vaut par sa tonalité onirique qui dessine une cartographie de Paris telle que Paris apparaisse encore comme le graphe singulier de ces événements, disponible toutefois, comme une
utopie, à toutes les projections, et en cela intemporelle comme la ressource de pensée dont le texte est un manifeste. Car c’est aussi à la densité affirmative de ce texte que renvoie le film tout entier comme un point de subjectivation de ce qui est dit là et comme un univers qui procède de cette subjectivation : un univers à prospecter comme avec les paupières mi-closes, avec le rayonnement essentiel de l’imagination sur toutes choses, et avec la ténacité, elle aussi subjective, de ce texte dont la vision du film est pour-vue comme d’une voix intérieure.
Un roi à New York
Le film de Chaplin Un roi à New York commence sur l’image d’une foule prenant d’assaut un petit palais, avec pour commentaire cette phrase écrite en surimpression : “La Révolution est un des petits inconvénients de la vie moderne”. Ce film met en scène un vieux roi qui, déchu de son trône par une révolution, vient, avec son ambassadeur, chercher refuge aux Etats-Unis, pays montré comme la société du spectacle par excellence. On accusa Chaplin à la sortie du film de s’être livré à une critique de la société américaine sans surprise ni imagination, et on ne lui concéda que d’avoir été plus attachant quand il évoque dans la seconde partie du film “la chasse aux sorcières” du maccarthysme dont il fut l’une des proies.
André Bazin y voit presque deux films en un : “la première [partie], exclusivement burlesque, est une satire par le gag de la vie américaine moderne. Aucune idée ne s’y trouve exposée intellectuellement, tout est dans les trouvailles comiques de l’ancien Charlot. La seconde, à partir de la rencontre avec l’enfant prodige qui devient le porte-parole de l’auteur, est alors beaucoup plus nettement idéologique, quoique encore entrecoupée de deux gags beaucoup plus longs, monnayés en plusieurs scènes comiques : celui de l’opération de chirurgie esthétique et celui devant la Commission des activités antiaméricaines. Dans la première partie, les gags ne sont pas d’un égal bonheur et dans la seconde partie, Chaplin ne met plus les rieurs de son côté.” [18]
En réalité, le film pose un problème d’unité, tant du point de vue du message pour qui en cherche un, que du point de vue de la tonalité puisque le comique s’y dissipe. Or il importe de chercher à penser quelle énigme pose la conjonction des deux. C’est là que réside le sujet, dans cette ellipse.
Notons quelques uns des traits par lesquels Chaplin caractérise cette société du spectacle.
– La salle de cinéma est devenue l’espace du showbiz : avant les bandes-annonces un orchestre joue très bruyamment et tout le monde danse dans une grande excitation. Le vieux roi et son ambassadeur y trouvent “plus de bruit que dehors” et sont écœurés avant que le film n’ait commencé.
– L’art du cinéma y a disparu : les bandes-annonces passent en revue les différents genres du cinéma hollywoodien réduits à la plus simple expression de leur dimension spectaculaire. On y voit successivement le film de gangsters —L’âme du tueur, une petite frappe tue une poule—, la comédie sophistiquée —Homme ou femme, où un homme et une femme discutent avec sérieux, mais l’homme avec une voix de femme et la femme avec une voix d’homme—, le western —Le retour de la terreur, où l’on n’assiste guère qu’à l’échange de quelques coups de feu.
– La télévision est au principe du cadrage de chaque situation et son unique finalité est la publicité :
– Quand le roi est invité à la soirée de Mrs Cromwell, c’est à son insu qu’il participe à l’émission d’Ann Kay, “la soirée-surprise” et y sponsorise par sa présence aux côtés de la publicitaire les plus ineptes réclames. L’œil de la caméra de télévision comme source possible du point de vue à chaque instant de ce dîner la rend omnipotente. Son œuvre dans cette séquence est de falsifier toute activité et toute convivialité au service de la plus médiocre réclame. Le roi est, par la force des choses, le dindon de la farce. Mais les convives eux-mêmes obéissent, comme conditionnés par automatisme, au grossier signal sonore du direct, quand vient le moment pour Ann Kay de dire ses ineptes réclames sur le ton de la digression inspirée. L’idée dont cette séquence est visitée est que le direct, corollaire de l’actualité, se substitue fallacieusement au présent de la situation. Aussi le ridicule du roi dans cette situation ne résulte-t-il pas de la simple tromperie de la caméra cachée. Le ridicule qui le caractérise est son inappropriation à la temporalité que partagent tous les autres convives, car lui seul se confie au présent et n’entend rien à la segmentation du direct et à tous les réflexes qui s’ensuivent.
– Auparavant, on a pu voir Ann Kay se mettre en scène dans la salle de bain mitoyenne de celle du roi à l’hôtel, en vue de le séduire et le persuader de se rendre à la soirée : le roi entend chanter comme une voix de sirène. Il se précipite pour regarder par le trou de la serrure (ainsi que son ambassadeur avec qui il se bat comiquement) : il voit donc cette jeune femme dans son bain, et c’est alors qu’elle a un regard caméra en direction de la serrure, comme si elle s’était elle-même cadrée à cette intention. On a un peu sous les yeux l’image d’une publicité pour un savon ou pour un bain moussant !
– Dans la salle de bain du roi, il y a au-dessus de la baignoire une télévision encastrée dans le mur, qui diffuse des publicités.
Peu à peu, Chaplin suscite cette méfiance : tout cadrage peut être asservi aux intérêts commerciaux d’une publicité. Le “tout est politique” est devenu “tout est publicitaire”.
Le roi qui est désormais une vedette aux nombreux fans voit pleuvoir les propositions de publicités. Au vu de sa paupérisation subite après avoir été intégralement volé, le roi accepte finalement de jouer dans une publicité pour du whisky. Comme il s’étouffe de dégoût pour ce whisky en plein direct, il semble que ce soit un fiasco. Mais en réali-té, il s’avère après-coup que le grotesque de la scène a fait un véritable tabac et passe absurdement pour le plus drôle et le plus original des scénarios publicitaires. Si bien qu’alors que les choses semblaient d’évidence devoir enfin revenir à leur place, elles sont de nouveau tordues par l’absurdité de ce monde du commerce spectaculaire.
Puis au ridicule pour lequel on utilise le roi s’ajoutent les pressions pour qu’il ait l’air jeune : l’opération de chirurgie esthétique à laquelle le roi finit par céder est elle-même ensuite récupérée pour une publicité mensongère, avec photos avant et après le lifting, pour l’action d’une certaine marque d’hormones sur le rajeunissement. L’ultime image du film est celle des hublots de l’avion par lesquels on voit New York, alors que le roi et son ambassadeur quittent la ville, et ces hublots mêmes semblent des écrans de télévision projetant une vue de New York !
Si le roi décide en effet de rentrer en vieille Europe, c’est que son inappropriation est elle-même inappropriée : elle est ineffective. L’inappropriation de Charlot aux choses dans un monde du progrès industriel avait, elle, une dimension générique et universelle. Le roi n’a que le grotesque d’un homme déchu au lieu du comique de Charlot dans son inépuisable énergie à tenir sur son désir.
Quand, au début du film, le roi et son ambassadeur cherchent refuge contre le bruit dans un restaurant de luxe, le piano à queue, prodiguant par sa discrète mélodie une ambiance feutrée, disparaît, une plaque tournante faisant surgir à la place un orchestre auparavant caché à la vue des clients, et qui se met bientôt en branle, avec force percussions et trompettes. Une scène comique s’ensuit : car il s’avère alors impossible de faire entendre la commande au maître d’hôtel —le roi étant placé exactement sous l’orchestre et comme coiffé d’une cymbale. La gestuelle de Charlot affleure quand le roi mime le nom des plats, mot à mot. Mais il n’a pas le comique de Charlot, comique qui avait pour fondement un contraste essentiel, entre d’une part l’énergie et l’ingéniosité déployée pour ses impératifs de survie, et d’autre part le péril des situations dans lesquelles ces impératifs l’impliquaient. Il s’agissait alors de manger mais dans l’élément de la survie quotidienne, de conquérir une femme ou de tirer d’affaire un enfant. Tandis que le roi subit toutes les situations qui lui sont faites. Aussi son exaspération sans désir laisse bien vite tomber le masque de dignité dont Charlot ne s’était jamais départi. Monsieur Verdoux nous instruisait déjà, rétroactivement, sur ceci que l’humanisme qui faisait la force de Charlot n’était jamais exempt d’une forme de méchanceté nécessaire à sa dignité.
Si Un roi à New York n’est pas si burlesque qu’il le semble au départ, c’est aussi qu’il cherche à matérialiser cette hypothèse, qu’il rend bien sensible : le burlesque ne s’accommode pas de l’indignité du spectacle, car même l’obscénité aristophanesque demeure irréductible à la grossièreté des effets publicitaires. Enfin, les personnages du burlesque peuvent être ridicules dans leur ténacité à préserver leur dignité mais ils n’en sont pas dérisoires pour autant, bien au contraire. Le sujet du film tient à l’âpreté qui, si elle ne l’emporte pas définitivement sur le burlesque, le suspend, le rend ineffectif dans un tel univers. Quelle est la racine de cette âpreté, relativement inattendue ? (La tonalité est d’autant plus âpre qu’elle ne confère pas même une dimension tragique aux personnages).
On se soucie peu finalement de la satire sur l’Amérique du maccarthysme. Elle est d’ailleurs l’occasion de scènes plus drôles que tristes, car les procès aussi sont montrés comme sacrifiant au style hollywoodien du spectacle : ils sont filmés, et les procureurs et les jurés se poudrent avant l’ouverture de la séance. Quand le roi doit se rendre à son propre procès, car il est accusé de complicité de communisme pour avoir pris soin de Rupert (dont le père est communiste), il arrive au procès avec un doigt bloqué dans une lance à incendie. Il s’est juste auparavant emberlificoté dans cette lance à incendie dans un ascenseur, au début par jeu mais bientôt pris comme dans un gigantesque sparadrap, gag que Chaplin fait durer au-delà de son épuisement comique. Au procès, quand il va jurer sur l’honneur, la lance se trouve branchée à l’autre bout par des sbires du couloir qui croient à l’incendie, si bien que le roi arrose toute la salle.
Sans doute le jeune Rupert énonce-t-il des propos critiques sur l’Amérique et sa liberté de pacotille où toutes choses requièrent toujours de posséder un passeport en bonne et due forme ; sans doute ces propos ont-ils pu laisser croire que ce jeune garçon était érigé là en porte-parole de Chaplin. Sans doute aussi, Chaplin aurait-il eu des raisons de vouloir régler quelques comptes avec le maccarthysme et avec les médias, vu leur surenchère à augmenter la paranoïa dans cette “chasse aux sorcières” : c’est le journal télévisé qui lance, comme un coup de pub pour la chaîne, la nouvelle farfelue montée de toutes pièces d’“un roi à la solde des communistes et d’un fantastique réseau international d’espionnage atomique”. Tous ces faits importent peu. Il n’y a pas au final un message pour lequel Chaplin se serait engagé avec ce film. C’est là ce que Chaplin indique. Il n’importe pas tant de faire valoir avec force arguments un engagement, quel qu’il soit, mais de rendre sensible une figure subjective de la situation. Et le paradigme de cette figure subjective est une reprise de celle du Kid.
Dans Le Kid (1921), le couple de l’homme solitaire et de l’enfant perdu fait l’épreuve d’innombrables persécutions et tentatives de séparation. La situation n’est pas très différente. Ce qui diffère, c’est que l’encerclement est intériorisé. Peu importe que l’enfant soit comme un adulte miniature, presque aussi odieux que génial. Peu importe que les hommes sérieux de la Commission atomique aient face à ses arguments une exaspération, elle, enfantine, ou encore qu’à l’occasion de la visite de l’école aux petits génies, ce soit le roi lui-même qui en vienne à livrer bataille aux enfants avec les mêmes armes (boulettes et tartes à la crème). En réalité, l’amertume vient de ce que “l’adoption” momentanée de Rupert par le roi se fait sous le signe d’un consentement mutuel à leur tristesse commune, celle qui intériorise cet encerclement de l’ineptie marchande et d’une politique qui l’organise.
Si l’on en revient maintenant à la notion de prescription en politique, il faut noter que le possible y est commensurable à l’impossible sous deux figures connexes : l’une tient aux énoncés (prescriptifs) inconditionnés, c’est-à-dire qui ne relèvent ni d’une preuve de possibilité fournie par l’examen du monde, ni d’une représentation expressive de l’objectivité supposée de la situation. La seconde figure est celle de la subjectivité politique. Cette subjectivité diffère de la notion bien connue de l’engagement car elle ne préexiste pas aux énoncés : “les énoncés d’une politique d’émancipation enveloppent la subjectivité politique” [19]. C’est un peu cette enveloppe que le cinéma matérialise dans ses “utopies”, qu’elles soient tristes ou joyeuses, c’est à raison de cela qu’il indistingue énoncé et subjectivité. Car il les fait consister conjointement par la tonalité et non par une quelconque rhétorique.
D’où l’avantage du burlesque, avec lequel il importerait plus que jamais de renouer, car il n’argumente pas, et tout message en est banni d’emblée, en même temps que ce qui y est possible est réellement déconnecté de tout principe de finalité sensée.
Ce qu’un film peut donc disposer d’explicite, c’est un point d’indécidable qui signale qu’il faut parier sur la participation de la tonalité au sujet du film. Dans Un roi à New York, il n’y a donc pas exactement à faire signifier ce qui se passe dans cette rencontre du point de vue du contenu idéologique des propos sur la “chasse aux sorcières”. Ce qui vaut comme idée, c’est la façon dont la “couleur”, ou la tonalité de cette rencontre vaut comme mesure , comme intensité réelle de la défaite subjective : dans cette société du spectacle, même le rayonnement de la rencontre —dont Le Kid n’est qu’un paradigme propre à Chaplin— n’advient pas. Ce n’est pas même un échec, le roi prend soin de l’enfant, lequel l’a pour ainsi dire élu pour protecteur. Cependant la séparation prévisible est intériorisée dès le premier instant. Quand la police vient chercher Rupert qui devra “collaborer” pour “aider” ses parents en “héros et patriote”, ce consentement mutuel est montré alors qu’ils se séparent. Consentement sur ceci qu’ils ne peuvent somme toute pas grand chose l’un pour l’autre.
C’est ce pas-grand-chose, cette évaluation de l’encerclement qui est intériorisée ici, alors que dans Le Kid cet enfant et cet homme ne pouvaient en principe rien l’un pour l’autre, c’est-à-dire tout en effet . C’est de cette dialectique du possible et de l’impossible qu’il est question au cœur de cette rencontre.
Le burlesque échoue finalement à traverser cette situation, il ne lui est plus diagonal. Ce qu’il mettait en déroute jusque là portait sur l’objectivité des lois de l’impossible, les lois selon lesquelles existeraient une nécessité et un ordre préétabli du monde. Mais ce burlesque achoppe désormais sur une forme pernicieuse de ces lois qui y fait bar-rage et qui est leur intériorisation subjective, source de tant d’amertume.
Le tour de force de ce film est qu’en dépit de ce qu’il montre les limites du burlesque, qu’il en conte les peines à réinventer un rayonnement de ce monde à partir du caractère incalculable de cette rencontre, celle-ci ne communique aucune véritable morale. Cette rencontre est au contraire préservée comme une matrice réelle de la dialectique du possible et de l’impossible, et comme l’unité nue d’une intensité subjective, fût-elle amère en effet. Nous avons pu voir à l’épreuve de ces trois exemples que didactique et politique sont en cinéma libres de toute réciprocité.
Le didactique est cependant à l’ordre du jour. C’est que la politique des prescriptions nous requiert aujourd’hui : parce qu’elle délie la pensée de l’objectivité de la situation, parce que le possible n’y est pas plus un état des lieux qu’il n’est connecté dans sa finalité aux “nécessités”. Mais l’invention des prescriptions suppose le long détour par la dialectique des idées : on pose en effet que les seules contraintes auxquelles il est digne et pertinent de soumettre la pensée lui sont intrinsèques. C’est dans cette construction du détour que réside la part de didactique par lequel le cinéma touche à la politique.
Si la fin d’Un roi à New York laisse perplexe par son apparence équivoque et l’absence salutaire de toute morale idéologique, il ne faut pas pour autant ignorer ou négliger ce qu’il montre : l’“utopie” demeure possible, non au sens idéaliste ou nostalgique de la vieille Europe où le roi retourne, mais de ceci seulement que la société du spectacle n’abolit pas à elle seule d’autres possibles sur lesquels décider. Par la notion d’utopie au cinéma, nous désignons ce en quoi un film affirme la capacité de rupture d’un possible : son caractère à la fois bien réel et la décision qui y préside comme absolument disjointe des contraintes supposées de la situation.
Ainsi ce départ du roi indique tout de même que la société du spectacle, quoiqu’on en dise, n’est pas telle que l’on ne puisse s’en détourner, même après en avoir enduré les péripéties les plus sombres. Ce détour est déjà un élément de décision.
Enfin il nous importera que le didactique des films à venir ait partie liée à la pensée de la tonalité comme figure subjective, au rebours du thème, extérieur, de l’engagement. Notons là-dessus qu’avec Un roi à New York, Chaplin résiste à traiter de la situation selon l’anecdote. Il résiste à jouer du désespoir, encore présent dans l’opinion quand il réalise ce film, à propos de la condamnation du couple des Rosenberg par le maccarthysme. Au lieu d’exhiber le sentiment du désespoir,Chaplin montre avec subtilité à quelle impasse subjective conduit une situation telle que celle instaurée par le maccarthysme. C’est l’enfant qui incarne cette aporie, caractérisée chez lui par un geste marquant. Ce geste, c’est celui du doigt levé qui scande le discours. Ce geste traduit la vision d’un enfant reprenant à son compte le ton du professeur faisant la leçon de morale aux petits. Ce geste trouble parce qu’il n’est réellement ni celui d’un enfant, ni celui d’un adulte, mais celui de l’adulte en miniature, comme une version inconsciente du dogmatisme des adultes. Pourtant cette image ne fait pas de l’enfant un singe savant à nos yeux. Le discours est réellement plus assuré de ses énoncés qu’il n’est récité : la part d’endoctrinement est plutôt perceptible au dérapage, à chaque amorce forcée de ce discours qui semble ainsi frappé d’éternelle répétition. Enfin, simultanément à la scansion de ce geste du doigt levé, le mouvement global de ces séquences est tel que le ton du discours de l’enfant interrompt ce qui de la pensée pouvait s’y énoncer : il y a là à la fois l’impasse d’une croyance de nature idéologique et l’intime et puissante conviction que certains énoncés demeurent vrais comme axiomes d’une nouvelle pensée à constituer encore et toujours. La coexistence de ces deux dimensions avère une division subjective qui est bien le réel de ce personnage. Seulement, ces deux dimensions coïncident dans l’unité de ce geste qui à tous moments les rend indiscernables et crée le paradoxe propre à éveiller notre perplexité et susciter notre pensée à partir de ce personnage. Chaplin nous instruit déjà de l’écart, avéré depuis, entre la revendication a priori “on a raison de se révolter” [20] et les énoncés produits à partir de l’axiome “les gens pensent” [21].
Dans les trente dernières années, les cinéastes se fiant à la revendication “on a raison de se révolter” se seront fourvoyés. Sous couvert de cet engagement, ils se seront livrés à une forme d’iconoclasme qui parut tout d’abord l’expression d’une anarchie formelle mais se révéla au long cours l’effet d’un renoncement : s’il advient, l’art du cinéma comme pensée résiste ultimement aux déclarations de principes.
De la seconde voie, élaborant avec une patience et une ténacité toujours renouvelée des énoncés (sous forme d’idées-cinéma) à partir de l’axiome “les gens pensent”, quelques films témoignent : par exemple Les Virtuoses (1996) de Mark Herman, ou encore le court-métrage Nous Sans-papiers de France (1997) du collectif des cinéastes, où l’on peut dire qu’indépendamment d’un discours plus consensuel, la position est exprimée en acte par le simple fait de filmer en plan-séquence fixe une personne de face, l’idée du film étant bien de rendre visible qu’au lieu d’entériner l’appellation et la situation de “clandestin”, celui-ci, que l’opinion et l’Etat assignent à vivre en invisible [22], se montre en plein jour.
Pas de cinéma sans la lumière des idées.