Jean-Luc Godard et la politique

par Denis Lévy

Je n’essaierai pas ici d’analyser les rapports multiples et complexes que les films de Jean-Luc Godard entretiennent avec les diverses politiques de son temps. Le temps qui m’est imparti serait loin de suffire même à une introduction à cette question.

Je me contenterai donc d’évoquer, de façon toute subjective, ce qu’ont représenté la rencontre et la compagnie des films de Godard pour la génération qui a eu vingt ans dans les années 60. Je rappelle que cette génération vivait alors au risque d’“avoir vingt ans dans les Aurès”, et que la guerre d’Algérie pesait lourdement sur l’horizon quotidien ; que nous étions nés pendant la Deuxième Guerre Mondiale, et que les années 50 n’étaient pas pour faire oublier la politique. Mais les premières années de la Ve République ont aussi été les grandes années de la cinéphilie : les réussites de la Nouvelle Vague venaient confirmer la suprématie critique des Cahiers du Cinéma, et l’intérêt pour le cinéma et son histoire se propageait dans la jeunesse.

Or, de tous les cinéastes de la Nouvelle Vague, Godard était certainement le plus attentif à l’actualité. Ses films pouvaient parfois s’embrouiller dans le fatras journalistique, mais ils manifestaient le plus souvent une extraordinaire disposition à désigner l’essentiel, —à désigner ce qui, dans l’actualité, emblématisait la situation. Nécessairement, ses films touchaient aux points sensibles de la situation politique de l’époque. Nécessairement, rencontrer les films de Godard c’était aussi rencontrer des idées politiques.

Soyons honnêtes : je ne crois pas que ma génération ait rencontré les films de Godard parce qu’ils touchaient à la politique, ni même parce qu’ils nous parlaient de notre actualité. On en a connu quelques-uns que cet aspect horripilait particulièrement. Il faut dire que Godard s’y entendait spécialement pour jeter le trouble dans les opinions, les idées reçues, le sens commun, —et que ce trouble était vite qualifié de confusion.

Non, nous avons rencontré les films de Godard avant tout parce que c’étaient des films comme nous n’en avions jamais vus. Des films qui avaient l’air d’inventer le cinéma en même temps qu’ils se faisaient. Des films où l’on reconnaissait bien des fragments de notre monde, mais transfigurés par un point de vue inattendu, et recollés ensemble de façon inouïe. Des films où se rencontraient des cours de philosophie, des contes d’Edgar Poe et des prostituées qui pleuraient en regardant la Jeanne d’Arc de Dreyer. Des films, en somme, qui ne reflétaient nullement la réalité, et qui du coup, parvenaient à nous parler vraiment du monde.

Le petit soldat c’est la rencontre, sur la table de dissection de Godard, du film d’espionnage et de la guerre d’Algérie, sans la moindre trace de propagande pour l’un ou l’autre camp. D’où l’insatisfaction générale. Ce n’est pas pour autant un film “objectif”, une minute pour l’OAS, une minute pour le FLN. C’est au contraire un film qui cherche constamment, par des changements de points de vue, à désobjectiver ce qu’il montre, jusqu’à parfois le vider de toute signification. Mais l’idée n’est pas qu’on saisisse un sens (et des pans entiers de certains films nous restaient obscurs, ça ne nous empêchait pas de trouver ça beau, au contraire), l’idée est qu’il faut déposer le sens pour arriver à penser le monde. Et il est vrai que cette idée (moderne) ne peut se donner pour Godard que dans l’organisation d’une confusion du sens.

Évidemment, dans l’état d’une opinion politique structurée par le sens (quand ce n’est pas celui de l’Histoire, c’est celui de l’économie de marché), les films de Godard sont difficiles à entendre. D’où le scandale, par exemple, suscité par Les carabiniers, film de guerre revisité par le Père Ubu, et abstrait de tout référent : du coup, la question des camps est évacuée. Impossible de dire, dans ces conditions, si le film est de gauche ou de droite, progressiste ou réactionnaire, puisqu’il se soustrait à toute propagande.

Voilà au moins ce que nous auront appris les films de Godard à propos de politique : —la politique peut se penser en dehors de l’espace parlementaire ; —le rapport entre le cinéma et la politique peut se penser en dehors de l’espace de la propagande.

Aussi, quand Mai 68 nous est arrivé, nous nous sommes souvenus que l’année précédente, Godard avait fait un film qui s’appelait La Chinoise pour nous dire, avec sa perspicacité coutumière : regardez, il y a du nouveau en politique, il se passe des choses intéressantes du côté de ces jeunes maoïstes. Quant aux intéressés, ils faisaient un peu la fine bouche, à la fois assez satisfaits que Godard leur consacre un film, et mécontents de l’image ni flatteuse ni péjorative qu’ils pensaient voir d’eux, —puisque, il faut bien le dire, les politiques de l’époque pratiquaient assidûment l’idée que l’art n’était jamais que de l’idéologie, donc de la propagande. A tel point que Godard a fini par faire semblant d’y croire, pour pouvoir faire des films avec eux —des films didactiques (et malheureusement invisibles) : mais le didactique n’est pas du même ordre que la propagande. Et puis, parmi ces jeunes gens qui voulaient réinventer la politique, il y en avait aussi qui avaient entendu les films de Godard, et qui savaient que la critique d’une politique de la représentation s’accompagne nécessairement d’une critique d’un art de la représentation.