Ressources humaines (1999) de Laurent Cantet
par Anaïs Le Gaufey
En mathématiques, le raisonnement le plus court est qualifié d’élégant ; le film de Laurent Cantet l’est aussi. Aucune innovation technique ne vient troubler la simplicité des cadrages et des mouvements de caméra, aucun psychologisme ne vient teinter de pathos la fluidité et la clarté de la narration.
Comme le suggère de prime abord le titre du film, il va être question du monde de l’usine, ici une petite entreprise. Or le film ne débute pas par une scène de “conflit social” mais par une scène familiale, et ce sont les rapports entre un père ouvrier et son fils, stagiaire dans les bureaux de la même usine, qui rythment le film et lui donnent sa dimension conflictuelle la plus forte.
Mal-être, révolte et soumission dans le monde ouvrier sont ici abordés par le biais d’un conflit de génération au cœur duquel est posée la question d’une transmission filiale douloureuse mais nécessaire.
UNE MISE EN SCENE EPUREE DU MONDE OUVRIER
La fluidité manifeste de la mise en scène rend particulièrement difficile l’analyse des idées travaillées par le film et, de fait, le choix de scènes ou de séquences emblématiques pose problème.
Cette limpidité globale de la mise en scène révèle sa dimension politique et même militante. Une telle clarté, une telle simplicité [1] visuelle et narrative, résultat d’une longue et rigoureuse enquête, expriment en termes de cinéma l’urgence ressentie par le réalisateur de mettre au clair les enjeux politiques et sociaux soulevés par la mise en place actuelle de la loi des 35 heures.
Un des signes de la volonté de Cantet d’aller au cœur de son sujet est l’absence d’histoire d’amour. Les personnages féminins se comptent ainsi sur les doigts de la main ; ceux à même de susciter une histoire d’amour sont de l’ordre de l’apparition. Franck Verdeau a une sœur, qui travaille à l’usine. Mariée et mère de deux petites filles, elle reproduit le schéma familial de ses parents, même si c’est elle qui travaille à l’usine, non son mari. Deux plans suggèrent un semblant d’espoir d’amour : lorsque Franck fait une visite de l’usine avec le patron, sa sœur le montre du doigt à une de ses collègues en faisant remarquer qu’il est beau, et lorsque toutes deux viennent remplir le questionnaire de Franck, celui-ci se recoiffe rapidement en les regardant et en s’approchant d’elles. Comme pour confirmer l’absence d’amour dans sa vie actuelle, Franck reconnaît d’ailleurs, au cours d’une fête, qu’il sort toujours “plus ou moins” avec une fille de Paris.
Les personnages féminins d’âge mûr jouent par contre un rôle important dans la mesure où ils encadrent Franck entre protection maternelle et agressivité syndicale. La mère de Franck, tout d’abord, est une femme au foyer, quasiment invisible et confinée dans sa maison. Elle ne cesse de protéger son fils, de le mettre sur un piédestal en le félicitant d’être beau en costume le matin de son entretien, ou en rabrouant son mari qui veut discuter travail avec son fils. A l’opposé, la responsable cégétiste, Madame Arnoux, diabolise d’emblée Franck et le catégorise comme “arriviste” et futur petit patron, autrement dit, elle le désigne comme l’ennemi de classe.
L’absence de romance dans le film n’entraîne pas pour autant une absence d’amour, de représentations de celui-ci et d’idées à son sujet. La sœur de Franck et son mari, que l’on voit de dos s’éloigner bras dessus, bras dessous, suggèrent que l’amour est présent dans le monde ouvrier autrement que comme une issue de secours. Plus tard, lorsque Franck est hébergé par son ami ouvrier, il rencontre pour la première fois la femme de celui-ci qui accueille son mari en pleine nuit par un sourire. Ces représentations de l’amour sont cependant anecdotiques, rappelant que l’amour n’est pas le sujet du film, ni même un moyen narratif.
FAIRE UN FILM, PAS UN REPORTAGE
L’élimination des ingrédients narratifs les plus typiquement romanesques participe du travail de Cantet pour remettre en question le traitement du monde ouvrier par les reportages télévisuels et les documentaires à portée sociale. Ressources humaines ne prétend pas faire un portrait de la condition ouvrière, et exclut donc la dimension misérabiliste et naturaliste du monde ouvrier que cultivent les reportages. Cependant, Cantet ancre son film dans le réel d’une situation politique très actuelle, celle de la loi des 35 heures et plus précisément de son application : c’est par ce biais très concret qu’il aborde la problématique des rapports entre patron et ouvriers.
Tout au long du film, le choix de passer d’une séquence à l’autre par un fondu au noir est une façon subtile de représenter et de penser le monde ouvrier, en jouant sur la répétition. La narration suit alors un rythme mécanique, rappelant celui de la machine du père qui exige d’aller toujours plus vite. La narration est prise dans l’engrenage des heures et des journées à l’usine qui passent et se ressemblent, au point que chaque séquence est momentanément vidée d’une dynamique fictionnelle propre. Chaque fondu au noir clôt et ouvre une scène qui semble valoir la précédente ou la suivante. Mais en même temps, cette scansion par des fondus au noir préserve et renforce la tension d’une séquence à l’autre. Le déroulement du film se transforme en une addition de petites humiliations, de tensions et de douleurs diverses, comme une plaie que chaque nouvel échange entre les personnages avive jusqu’au moment où Franck est enfin capable d’exprimer le mal qu’il ressent, jusqu’au moment où ces fondus au noir deviennent des ouvertures à la lumière.
Aussi, le traitement formel identique des ouvertures et des fermetures de séquence laisse une impression d‘immobilisme et de mutisme, que la figure du père dans son comportement et son discours donne comme intrinsèques à l’ouvrier même. Cette inertie est tout aussi flagrante dans l’affrontement institutionnalisé de ce couple emblématique que forment le patron et la responsable cégétiste.
FRANCK, FUTUR CADRE ET FILS D’OUVRIER
Franck est dans un train, il regarde dehors. Sa famille l’attend sur le quai. Franck est un jeune homme comme un autre qui revient de Paris et retourne chez ses parents, en province. Cet anonymat ne dure que le temps de deux plans. A peine a-t-il fini d’embrasser sa famille qu’une tension se révèle entre lui et sa sœur, qui lui fait remarquer qu’elle va tous les jours à l’usine et que “l’on n’en fait pas un plat”, comme c’est le cas pour Franck qui a rendez-vous avec le patron pour commencer son stage. Les retrouvailles familiales, entamées sur le quai, continuent à la maison, mais là encore, la tension refait surface dans le discours du père qui transmet sa nervosité à son fils, toujours à propos de ce rendez-vous avec le patron. En deux séquences est mis en place un schéma qui alterne un bref moment de détente et une discussion tendue. Ce schéma établit la tonalité principale du film : celle de la confrontation.
Depuis qu’il est descendu du train, Franck est un personnage en sursis, qui n’est pas à sa place et qui n’a plus sa place dans la maison de ses parents, comme le fait remarquer sa mère en s’excusant d’avoir transformé la chambre d’enfant de Franck pour accueillir ses petits-enfants.
Très rapidement, les paroles, les regards et les attitudes de Franck paraissent empreintes de maladresse, hésitantes, décalées. Il semble que Jalil Lespert, seul acteur professionnel du film, joue le personnage de Franck sans s’identifier à lui, en étant à côté. Cette distanciation permet au spectateur lui aussi de ne pas s’identifier à Franck, elle installe un espace et un temps à l’intérieur des scènes pour réfléchir à ce qui s’y dit.
Ainsi au cours de l’entretien avec le patron [2], il avoue avoir grandi à l’ombre de l’usine, qui organisait ses vacances et accaparait son père. Cet aveu laisse poindre un sentiment de rancune, vite oublié. Néanmoins il permet d’embrasser brièvement la complexité de la situation de Franck, qui a connu l’usine de l’extérieur, et qui aujourd’hui, la découvre de l’intérieur.
Franck se présente comme pragmatique, prêt à relever le défi que représente l’application des 35 heures. Il affiche une impartialité que la responsable cégétiste considère spontanément comme de la traîtrise, mais qui s’avère être plutôt de la naïveté. Cette naïveté nous renseigne à la fois sur le personnage et sur son rôle dans le déroulement de la fiction : elle tient en effet à son aveuglement quant à sa double identité, celle de jeune étudiant d’une grande école de commerce et celle de fils d’ouvrier, et elle le désigne comme l’unique personnage extérieur, à même de révéler l’usine dans sa complexité.
Un élément purement fictionnel, la découverte du futur licenciement de son père, exige de
Franck qu’il sorte de cette impartialité scolaire, qu’il prenne ouvertement position pour ou contre le droit des ouvriers. C’est parce qu’il a décidé d’enquêter sur ce que les ouvriers pensent des 35 heures et que son équilibre familial est sur le point d’être bouleversé qu’il ouvre les yeux sur le réel de l’usine et sur la nécessité pour tout un chacun de résister à l’ordre des choses.
LE PERE DE FRANCK, SIMPLE FIGURE DE L’OUVRIER SOUMIS ?
Le père de Franck, cet ouvrier modèle pour tous, est avant tout un corps voûté, une manière de parler simple, un peu bourrue, et un visage âgé, impassible ; seuls ses yeux brillent d’admiration pour son fils. Ce père est une figure populaire. Lorsque les grévistes viennent le chercher, il leur répond avec véhémence “qu’il n’a rien demandé à personne”. Cette phrase confirme aux yeux de Franck, alors présent, l’invisibilité du personnage, son sentiment d’infériorité, celui qui lui permet de se sacrifier pour que son fils ait un avenir meilleur à ses yeux, celui d’être un jour patron.
Un jeune ouvrier noir trouble ce portrait médiocre en révélant à Franck le rôle essentiel que joue son père du fait d’être, d’entre tous les ouvriers, le plus âgé et le plus passionné par son travail, et en lui confiant que c’est son père qui l’a aidé à tenir le coup au début. Le père de Franck est ainsi fier d’expliquer à son fils le fonctionnement de sa machine, qui n’a aucun intérêt pour quelqu’un d’extérieur à l’usine sinon celui d’exiger un rendement toujours plus grand de l’ouvrier. Cette fierté suggère un rapport intime entre l’ouvrier et sa machine, un rapport qui nous échappe, qui ne réclame que deux ou trois gestes en apparence mécaniques. Or la passion du père de Franck pour les machines et pour le travail bien fini est telle qu’elle ne se limite pas à l’usine mais imprègne aussi sa vie privée. A deux reprises, pendant le week-end, dans son garage, il travaille silencieusement sur une machine à la construction d’un meuble en bois d’une grande beauté. Les scènes à l’usine et dans le garage développent une poétique de l’investissement personnel : la fierté du père de Franck ne dépend pas du résultat qu’il obtient mais de la maîtrise qu’il a de sa machine, et donc de son travail.
Cette machine au garage est presque aussi bruyante que celle de l’usine, autrement dit le père de Franck est constamment dans le bruit lorsqu’il travaille, ou -ce qui est équivalent- dans le silence complet, lorsqu’il mange ou observe son voisin, à l’usine comme à la maison.
Entre bruits de machines et silence se glisse, le temps d’une séquence, de la musique classique : c’est celle qu’écoute le patron dans sa voiture lorsqu’il dépose Franck chez lui. Cette musique jure avec le silence ou le bruit ambiants et relance brièvement l’idée d’abîme entre les milieux sociaux. Une fois installé dans la voiture du patron, Franck jette des regards sur le tableau de bord et très certainement l’autoradio, mais aucun contrechamp ne vient confirmer ce que les yeux de Franck constatent et expriment : posséder cette voiture et écouter cette musique, voilà le luxe, voilà l’idéal d’une vie confortable.
La vision déjà entamée de l’ouvrier abêti, homme automate, se trouble plus encore lors d’une scène très émouvante entre Franck et son père. Afin de tester son questionnaire sur l’opinion des ouvriers concernant les 35 heures, Franck demande à son père ce qu’il en pense. Franck est immédiatement mal à l’aise parce que son père lui réplique d’une façon d’autant plus hésitante que son avis personnel est réclamé et que cela touche au travail. Cependant, aussi soumis et réticent que semble être le père de Franck, il finit par soulever le problème que pose concrètement les 35 heures aux ouvriers : le supplément de contrainte introduit par l’annualisation, qui consiste à travailler une semaine trois jours et la suivante six. Quand le fils lui fait miroiter les avantages du “ temps libre ”. Le père, très perplexe, questionne : “ On sera prévenus ? ”. Cette nouvelle flexibilité, qui est pour Franck un progrès, est considérée par son père comme une distorsion et une perte de maîtrise de son temps privé. Sans relever la lucidité de son père, Franck élude la question et passe à autre chose.
UNE RELATION PERE-FILS BOULEVERSEE
La relation entre Franck et son père, faite d’incompréhension réciproque, d’archaïsme et de naïveté, d’amour et d’humiliation, recèle la vraie cruauté du film, que l’affrontement entre patronat et syndicat ne fait que redoubler.
Le père a été un ouvrier toute sa vie, il a intériorisé la hiérarchie sociale du monde ouvrier jusque dans sa manière de parler et de penser. Au cours d’un dîner au restaurant, Franck est obligé de lui rappeler que le patron n’est ni un “saint” ni “une assistante sociale”, mais son père semble ne rien entendre. Il a une vision purement verticale de l’usine, ce qui justifie sa fierté pour son fils, qui a fait des études. Franck propose au contraire une autre vision, horizontale, que vient illustrer son enthousiasme à trouver une solution négociée à l’application des 35 heures
Puisqu’il fait des études commerciales, Franck appartient virtuellement à l’élite patronale, ce qui fait la fierté de son père et donne un sens à sa vie d’ouvrier. Lien entre les deux personnages, cette fierté est aussi l’abîme qui les sépare. Pendant les premières séquences du film, il semble que Franck pense aussi comme son père -fierté d’avoir réussi. Mais il prend vite la mesure de son patron, un homme paternaliste et condescendant, menteur et cruel. Une scène en particulier atteste de la lucidité de Franck. Le patron vient le féliciter d’avoir bien géré la situation lorsque les responsables syndicaux sont venus se révolter contre une consultation des ouvriers sur les 35 heures organisée par Franck “agent du patronat”. Or Franck ne se trompe pas sur le contenu réel de ces félicitations, comme le suggère, une fois le patron sorti, un plan du visage de Franck au regard incendiaire et aux lèvres crispées. Que cette expression du visage de Franck ne soit vue que par le spectateur suggère la solitude dans laquelle se trouve Franck, de par son double statut de stagiaire et de fils d’ouvrier.
CONSCIENCE OUVRIERE ET COMPLEXE D’INFERIORITE
Parmi les ouvriers de l’usine, un jeune copain d’enfance exprime ouvertement sa méfiance pour Franck et ce qu’il représente : au cours d’une soirée, il provoque Franck en lui reprochant de se prendre pour un patron. Ainsi les ouvriers de l’âge de Franck envisagent leur statut social selon la même logique de classe que son vieux père, mais leur sentiment d’infériorité s’exprime à fleur de peau. Ces jeunes ouvriers, qui ne voient dans les 35 heures qu’un manque à gagner, qui refusent de faire grève, sont autant de doubles rajeunis du père de Franck. Leur ressentiment d’ouvrier face à quelqu’un comme Franck représente la première étape vers une intériorisation de l’inégalité sociale entre ouvrier et patron.
De l’autre côté, le jeune ouvrier noir vient briser la solitude de Franck en lui parlant de son admiration pour le père de Franck sans lequel il n’aurait jamais pu tenir. Franck se moque de l’idée d’une “chaîne” de solidarité, mais les propos de cet ouvrier, tout simplement heureux, à l’écart de l’agitation syndicale, sortent le film de toute logique de classe. C’est le seul ouvrier que Franck voit en dehors de l’usine et avec lequel il se lie d’amitié, le seul personnage du film à renvoyer à Franck une image positive de son père : d’après lui, l’usine vaut exclusivement par l’exemple du père de Franck, à son perfectionnisme et à sa passion pour son travail.
Cette question de la transmission dans le monde ouvrier -celle d’un savoir-faire et d’une fierté- est le point d’achoppement de la relation entre Franck et son père, ce dernier ayant désiré transmettre à son fils la nécessité d’une ascension sociale et la honte d’être ouvrier.
L’ULTIME AFFRONTEMENT
Le discours final que Franck hurle à son père résume le paradoxe douloureux de sa position entre le camp des patrons aux méthodes ignobles et condescendantes, et celui des délégués ouvriers syndicaux à la soumission et à la colère institutionnalisées. Franck ne veut appartenir ni à l’un ni à l’autre.
Devant l’attitude résignée de son père qui continue de travailler, alors que les autres ouvriers font grève (pour lui), Franck laisse exploser sa colère. Franck parle de la “honte d’être fils d’ouvrier ” que son père lui a inculquée. Il prend à son compte un geste lié au monde ouvrier en colère, celui d’arrêter les machines. Il fait tomber par terre les pièces de métal que son père soude avec sa machine, obligeant celui-ci à se baisser pour les ramasser une à une, dans un silence plein de consternation et d’incompréhension.
Interrompre la relation trop fusionnelle entre l’ouvrier qu’est son père et sa machine, Franck a le devoir de le faire étant donné son engagement dans sa lutte au côté des ouvriers. Par contre, manquer de respect à son propre père, l’humilier en public, voilà la vraie violence du film. Franck dit parler comme seul un patron a le droit de le faire : avec mépris, ce que son père accepte et ce qui dégoûte Franck : “ On te vire ! Tu comprends ? ” dit-il à son père, montrant concrètement la violence des effets de la politique des 35 heures. Il fait subir à son père l’humiliation que les rapports de classe réglementent et orchestrent. Il lui donne ainsi une leçon sur la nécessité de résister à l’ordre des choses, à la soumission qu’exige la hiérarchie sociale entre patron et ouvrier. D’ailleurs, pour la première fois dans le film, cette hiérarchisation est concrètement montrée par un panoramique allant des machines arrêtées et des ouvriers sifflant aux cadres situés au-dessus d’eux, sur une passerelle, et qui les regardent.
Les cadrages et les mouvements de caméra sont alors révélateurs d’une volonté singulière de détacher l’affrontement violent entre le père et le fils de son contexte psychologique. Lorsque Franck parle, il est face à la caméra et on ne voit de son père que l’épaule droite de son bleu de travail. Le cadre met cinématographiquement en valeur l’inégalité des positions entre “patron” et ouvrier voulue par son père. L’humiliation est à son comble lorsque Franck éloigne les pièces métalliques d’un coup de pied, accentuant ainsi la position avilissante de son père. L’humiliation, comble de la soumission, fait réagir le père. Être publiquement désavoué par son fils est le point de non-retour de cet homme, qui en perd la parole. S’ensuit un gros plan du père, le menton tremblant, les yeux plein de colère, d’indignation ou de honte fixés sur Franck hors-champ, un plan qui demeure opaque parce que le père ne répond pas, ne s’explique pas. Ce visage devient subitement le visage de la douleur, celle qui ne peut être nommée ou exprimée. Ce plan fait pendant à celui de Franck hurlant contre son père.
Le père de Franck n’a droit à un tel plan qu’une fois révolté. De la même manière, Franck sort complètement du cadre une fois que son père a éteint sa machine et retiré ses gants, une fois le “devoir” de Franck accompli. Cette mise en scène suggère qu’ils ne peuvent plus être ensemble dans le même plan, que quelque chose s’est brisé définitivement. Entre un père et son fils, cet antagonisme a une dimension tragique.
La dernière séquence du film confirme l’impossibilité d’une cohabitation entre les deux personnages. Franck est assis sur le bord d’une pelouse, devant l’usine. Son père est en face de lui et joue avec son petit-fils. Franck et lui se regardent une dernière fois. On croit apercevoir un demi-sourire sur le visage du père. Ce bref échange de regard demeure opaque : on peut y lire une réconciliation muette comme un malaise toujours présent. Le côté bon enfant de ce premier jour de grève, où les enfants courent autour des tables, où les ouvriers se parlent tranquillement, souligne rétrospectivement l’omniprésence de la tension dans toutes les séquences précédentes.
La fin du film présente une ultime singularité. Franck retourne les question de son ami ouvrier, tandis que la caméra, progressivement, ne conserve plus dans le cadre que le profil droit de Franck regardant devant lui : “Et toi, quand est-ce que tu pars ? ... Elle est où ta place ? ”. Ces questions résument le parcours initiatique de Franck qui a découvert et forcé son père à accepter la nécessité de prendre une décision à un moment donné, de s’engager subjectivement à faire quelque chose, de résister à tout système complaisant qui retire à l’individu sa dignité. Ces interrogations ultimes révèlent le désarroi de Franck, qui a découvert l’esprit de résistance mais perdu ses marques.
Le film se termine sur le profil de Franck dont on ne voit pas le regard et qui ne dit rien, autrement dit sur une figure humaine perplexe et pensive. De ce dernier plan, suivi d’un ultime fondu au noir, émane un sentiment d’apaisement mêlé d’incertitude.
Ressources humaines ne propose aucune solution, aucune politique en faveur des ouvriers, contre le patronat. Ce n’est pas non plus une simple dénonciation des effets pervers d’une loi des 35 heures complaisante envers les intérêts patronaux dans le mépris des ouvriers y compris des plus vieux. La simplicité et la puissance de cette tragédie familiale rappellent d’autant mieux l’urgence d’une (ré)action tant individuelle que collective pour modifier l’état des choses. Telle est la vraie force militante du film. Dans la production cinématographique actuelle, un tel film est une chose rare et précieuse.