Jacques Tourneur

Le Mystère dans les Images

par Daniel Fischer

Se prononcer sur Jacques Tourneur est devenu un enjeu non négligeable dans le débat contemporain sur le cinéma. Encore considéré dans les années soixante comme un cinéaste pour happy few, il bénéficie aujourd’hui d’une estime quasi générale, toutes tendances de la critique confondues (si tant est qu’il soit pertinent d’individualiser des tendances dans le paysage critique actuel) ; cette consécration est certes non officielle, mais elle est en définitive aussi pesante que celle qui entoure les Grands Maîtres Incontestés -et elle peut être tout aussi efficace pour faire barrage à la compréhension de ce qui peut, le cas échéant, se déployer comme art sous la Signature de tel ou tel.

La question du genre cinématographique occupe inévitablement une place centrale dès que l’on aborde les films de Tourneur. Il faut reconnaître que, durant sa période américaine, qui se situe entre la fin des années trente et celle des années cinquante, il a laissé des œuvres marquantes dans la plupart des grands genres qui étaient pratiqués à Hollywood ; réciproquement, ses films les plus aboutis ressortissent tous à l’un de ces genres -à l’exception peut-être de l’inclassable Stars in My Crown (1950). Tourneur a ainsi illustré le film fantastique (Cat People, 1942 ; I Walked with a Zombie, 1943 ; Leopard Man, 1943), le western (Canyon Passage, 1946 ; Wichita, 1955), le film noir (Out of the Past, 1947 ; Nightfall, 1956), le film d’espionnage (Berlin Express, 1948), le film d’aventures (Anne of the Indies, 1951 ; Appointment in Honduras, 1953). Il faut y ajouter le film “d’horreur”, mais réalisé cette fois-ci en Grande-Bretagne (Night of the Demon, 1958) ; quant au péplum, il n’a fait que l’effleurer à la fin de sa carrière (La Battaglia di Maratona, 1960).

Il est remarquable que, par rapport au film de genre hollywoodien, aussi bien les tenants de la “transparence” (idéologie quelque peu vieillie qui subsiste encore à l’état de poches dans le culte nostalgique et dérisoire des “films de série B”), que les aficionados de l’auteurisme ou encore ceux de la “subversion des codes” revendiquent Tourneur comme un cinéaste emblématique et considèrent son œuvre comme paradigmatique pour l’analyse de la production hollywoodienne qu’ils proposent.

Dans ce contexte notre propos sera limité et va tenter de tenir les deux points suivants :

a) Alors que Tourneur semble apparaître avant tout comme le filmeur de ce qui est au-delà de l’apparence des choses, il s’agira de montrer que, selon une démarche de dé-dramatisation qui lui est propre, il entend confronter le spectateur à des ombres mouvantes sur la signification desquelles il ne se prononce pas. Le monde de ses films n’est pas pour autant désenchanté, habité par la mélancolie du sens introuvable ou perdu, mais un monde où opèrent des forces et où des sujets doivent se trouver.

b) Alors que Tourneur est réputé être le cinéaste par excellence du flou, de l’indéterminé, de la peur diffuse sans nom, bref de “l’inquiétante étrangeté”, nous tâcherons de montrer que son art relève d’une suite d’opérations qui sont calculées avec la plus grande minutie.

Concernant un cinéaste donné, la gageure consiste à se garder de la traque d’une thématique latente récurrente à travers ses films (tentative qui, dans le cas précis de J. Tourneur, risquerait en outre de s’avérer vaine), sans céder sur la reconnaissance de sa singularité, pour peu que l’on pense avoir affaire à un artiste (qualificatif que, selon nous, Tourneur mérite pleinement).

UNE THEORIE DE L’INVISIBLE

Commençons par le plus connu, ou du moins par ce qui fait l’objet de l’assentiment le plus général : le cinéma de Tourneur s’initie d’une décision paradoxale, celle de “filmer l’invisible”. Ses films mettraient en quelque sorte en jeu une “théorie de l’invisible”. La formule est à comprendre dans sa valeur d’oxymore plutôt que comme un ensemble de thèses sur les puissances occultes (le theorein des Grecs, c’est le fait de voir, de regarder un spectacle). Jacques Lourcelles, parlant de Cat People, dit qu’« avant ce film, le cinéma était ce miroir plus ou moins fidèle promené le long du chemin (...) Avec lui, le fantastique ... découvre qu’il peut tirer son efficacité maximum de la litote, qu’il peut inventer de nouveaux moyens d’empoigner le spectateur en s’adressant à son imagination (...) Ce que le cinéma va y gagner, c’est une plus grande proximité, une plus grande intimité (...) du spectateur avec les personnages, explorés dans le tréfonds de leurs peurs, de leurs angoisses, de leur inconscient » [1].

Faisons quelques remarques à partir de ce texte :

a) Ce qui serait à mettre au crédit de Tourneur, ce serait d’avoir doté le cinéma de moyens (la litote) qui lui permettent enfin de rendre compte du thème de l’objet angoissant que l’on ne voit pas, et angoissant pour cette raison même (la peur indistincte, errante, dont il suffirait que l’objet soit nommé pour qu’elle soit levée). Bien que ce thème soit voisin de l’unheimlich freudien, une “théorie de l’invisible” prise en ce sens amène à envisager l’opération filmique qui en relève comme une plongée dans les grands fonds -ceux de “l’inconscient” bien sûr, là où est tapie la bête, et accuse donc une douteuse connivence avec une conception en réalité pré-freudienne de l’appareil psychique. Il faut soutenir au contraire, nous y reviendrons, que les films de Tourneur relèvent d’un art de la surface.

b) Une narration dénuée de pathos, l’économie de moyens érigée en principe, ne sont certainement pas des “découvertes” de Tourneur dans le cadre du cinéma hollywoodien ; ce dont le crédite J. Lourcelles, c’est de refuser le recours aux effets spectaculaires (au sens le plus littéral du terme) lorsque sont en jeu les affects les plus violents. Plus exactement, Tourneur choisit de ne pas montrer l’objet de la peur, ou de le montrer allusivement, par fragments métonymiques, ou encore d’en retarder le plus possible la vision, pour atteindre une peur essentielle que personnages et spectateurs ont en partage. A l’époque du triomphe des effets spéciaux, la leçon mérite d’être méditée, relativement à ce qu’il en serait d’une éthique du “bien filmer”. P. Bonitzer écrivait à propos du remake en 1982 de Cat People, film dans lequel on voit l’héroïne se transformer en bête féroce lorsqu’un homme l’approche sexuellement : « Le “on peut montrer” se transforme automatiquement en “on doit montrer”. Et ce qu’on montre, c’est toujours la même chose : la nudité, la boucherie, les changements à vue -l’ineffable quincaillerie pour crétins » [2].

c) La formule adoptée par un grand nombre de films de Tourneur, et pas seulement ceux qui relèvent du fantastique, ne consiste en fait pas uniquement en un refus de montrer tout ce que le scénario autoriserait en matière de “mise en images”, mais procède d’une série de choix négatifs singuliers qui vont jusqu’à dérober l’image décisive. Pour ne citer que deux exemples : dans la scène du cimetière de Leopard Man, le plan d’une branche qui ploie sous le poids d’un supposé léopard et qui, brusquement, se détend suggère que, par rapport au moment immédiatement successeur, celui de l’agression de la dame en noir qui s’est laissée surprendre nuitamment dans ce lugubre endroit, la proximité de ce qu’il nous est permis de voir est la plus grande possible, la plus affolante aussi : il est impossible de figurer ce qui va suivre. Et de fait, nous n’en verrons pas plus : un fondu fait passer du plan de la branche à celui, matinal, de la découverte du cadavre de la femme. De même, à la fin de I Walked with a Zombie, ce plan encore plus étonnant, du corps de Jessica, la “femme zombie”, étendu sur la plage, sans vie, et à ses côtés son meurtrier en train de se relever une fois son acte accompli, plan qui fait suite à celui de la “représentation” de ce meurtre selon un culte vaudou ; la scène au cours de laquelle le corps de la femme est transpercé par la flèche fatale est passée à la trappe, ou est restée dans les limbes, et nous avons la sensation extraordinaire d’être présents à l’instant cette fois-ci immédiatement successeur de l’Événement, celui qui libère de l’interminable nuit de l’entre-deux-morts dans laquelle les deux amants étaient enfermés et qui inaugure une aube de légende.

Chez Tourneur, la caméra est pudique, elle se tient au seuil de ce qu’elle se reconnaît comme incapable de figurer (et que, ce faisant, elle institue comme infigurable). On peut rattacher à cette pudeur ces plans que l’on rencontre dans nombre de ses films et dans lesquels les personnages, au comble de l’émotion, sont dos à la caméra et, selon un dispositif quasi analytique, nous livrent en chuchotant le concentré à nu de leurs affects, mais sans nous livrer leurs visages (p. ex. dans Canyon Passage le récit fait par la mère de l’attaque des Indiens). On peut également signaler dans ce contexte ce procédé que J. Lourcelles signale à propos de Out of the Past mais auquel Tourneur a recours de façon récurrente et qui consiste en “l’atténuation volontaire, quasi irréelle, des voix et des sons” (ses films étaient réputés se situer à un niveau sonore inférieur de quelques bons décibels à celui du reste de la production hollywoodienne, effet qu’il obtenait, non pas par une collaboration qu’il jugeait hasardeuse avec l’ingénieur du son, mais en faisant systématiquement répéter les comédiens dans la pénombre) ; aussi dans Leopard Man, film pourtant éminemment nocturne et étouffé dans son ensemble, la confession finale du meurtrier prend-elle un relief saisissant de nous être murmurée comme dans le creux de l’oreille.

d) Dans Night of the Demon l’occultation de l’objet terrifiant est maximale, ou plutôt aurait dû l’être, puisque l’image de l’affreux monstre écumant que l’on voit au début et à la fin du film a été ajoutée sur la demande du producteur et contre la volonté de Tourneur qui aurait souhaité ne montrer qu’une espèce de nuage de feu surgissant de l’horizon ; le spectateur aurait dû ne jamais être tout à fait certain d’avoir vu ou non le démon. Quelques critiques ont cependant tenté de justifier la vision de ce monstre dès le prologue du film, par conséquent contre l’avis même du réalisateur. Ce qui desserrerait quelque peu la force du lien établi jusqu’à présent entre “filmer l’invisible” et “ne pas montrer l’objet (horrifique)” et rendrait la question plus complexe qu’il n’apparaissait d’abord. L’argument est qu’il est nécessaire d’avoir vu le monstre d’emblée pour que le film, se situant explicitement en contradiction avec le scepticisme fortement affiché au début par le personnage que joue Dana Andrews puis de plus en plus affaibli, puisse devenir la lente découverte d’un univers parallèle, pour qu’il soit une sorte de rite initiatique, de naissance à un ordre caché des choses. Démarche strictement inverse à, par exemple, celle de Tod Browning dans La Marque du Vampire (1935), dont le propos est, en partant des schémas narratifs convenus du film fantastique, de les “déconstruire” pour les ramener à leur vérité de théâtre et d’illusion.

e) En réalité, mieux que celle de litote ou bien d’initiation, c’est la notion d’indécidabilité qui caractérise le plus finement la dialectique tourneurienne de ce qui est montré et de ce qui ne l’est pas. Gilles Deleuze l’a parfaitement établi, dans son lexique propre : l’alternative chez Tourneur oppose selon lui l’état de choses lui-même et la possibilité, la virtualité qui le dépasse. A propos de la célèbre scène de la piscine dans Cat People, il note : « L’attaque ne se voit que sur les ombres du mur blanc : est-ce la femme qui est devenue léopard (conjonction virtuelle) ou bien seulement le léopard qui s’est échappé (connexion réelle) ? » [3] Dans cette optique, le souhait de Tourneur de ne pas montrer le monstre dans Night of the Demon serait en définitive le plus conséquent, dans la mesure où il laisse la question de son existence réelle ou hallucinée à son indécidabilité. L’ellipse, que nous avons vue utilisée par Tourneur aux fins de désigner un irreprésentable, peut également être mise par lui au service de l’indécidabilité : cf. la leçon qu’administre le joueur de banjo dans la scène du “tribunal” de Canyon Passage au cours de laquelle la petite ville réunie dans le saloon cherche à établir l’identité de l’assassin du prospecteur d’or (le dollar mexicain qu’il tient en mains est unanimement pris par l’assistance pour un dollar US et il ne manque pas cette occasion de dénoncer le danger qu’il y a à se prononcer de façon définitive sur la base d’indices équivoques) ; or, nous avons vu l’accusé, dans une séquence antérieure, se diriger avec des intentions apparemment meurtrières vers le prospecteur tandis qu’un fondu nous dérobait l’image de ce qui s’annonçait comme un assassinat ; il n’en faut pas plus pour que la leçon “langienne” dont nous avons été les témoins, nous la percevions comme s’adressant également à nous et que nous nous reprochions notre propre hâte à conclure quant à la culpabilité de l’accusé. Ce n’est qu’à la fin du film que nous apprendrons que celui que nous avions ainsi innocenté était bel et bien l’assassin ! Invraisemblable vérité ; indécidabilité essentielle des actions humaines ...

f) Faisons ici un détour, à première vue surprenant, par le néoréalisme italien. Deleuze, à nouveau, synthétisant, au début de L’image-temps, la définition qu’en donnait A. Bazin, caractérise sa nouveauté de la façon suivante : « Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néoréalisme visait un réel à déchiffrer, toujours ambigu. Et, plus loin : C’est un cinéma de voyant, non plus d’action (...) Le personnage est devenu une sorte de spectateur (...) Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action » [4]. Ces lignes conviennent parfaitement, il faut le reconnaître, pour décrire la marche nocturne des deux femmes dans la plantation de canne à sucre de I Walked with a Zombie. Leur chemin est jalonné par la vision d’animaux suspendus aux arbres, de crânes, de figures totémiques dont la nature humaine ou divine reste indécise ; ce qui est essentiel c’est que nous voyons les personnages les voir sans que la signification de leurs visions soit complètement explicitée. On pourrait même soutenir que le trouble particulier que provoque cette scène est dû au jeu différentiel de leurs regards : l’infirmière voit des objets qui la terrifient parce qu’ils sont les signes d’un arrière-monde opaque et peut-être maléfique ; mais Jessica, la “zombie” qui marche à ses côtés, n’appartient-elle pas déjà à ce monde et ces mêmes objets ne lui sont-ils pas alors secrètement, mais intimement, apparentés ?

Le rapprochement entre Tourneur et Rossellini a d’ailleurs été fait [5] (en particulier en ce qui concerne, dans les films de ce dernier, la peur, le déséquilibre des personnages, le sentiment qu’ils ont d’être à certains moments délogés de la place qu’ils occupaient naturellement dans le monde). Mais les di-vergences entre les deux cinéastes ne sont pas moins instructives. Ce n’est pas que, à la différence de Rossellini, Tourneur soit un rêveur ; car il a tendance à pratiquer la rêverie dans le sens que J. Gracq donne à ce terme : “un état de tension accrue, plutôt qu’un laisser-aller”. Ce que l’on trouve en plus chez l’Italien, et qui est quasiment absent chez le Franco-américain, c’est la cruauté. Tourneur aurait été par exemple incapable de filmer la scène de la pêche au thon comme nous la voyons dans Stromboli ; Rossellini y a rendu le vertige qui s’empare du personnage joué par Ingrid Bergman, pour qui le spectacle qu’elle a sous les yeux est d’abord perçu comme simplement étrange (elle pourrait à la rigueur être à ce moment-là une héroïne de Tourneur), en filmant l’irruption de la violence puis, sans ciller, son déroulement jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à ce moment où, sous l’effet de l’accumulation de chairs crues sur le pont du bateau de pêche, “l’allumeuse” du début de la séquence est totalement dessaisie de son assurance et dit d’une certaine façon “pouce” [6].

g) Ce n’est pas exactement la même chose qui se révèle dans les moments d’effroi des films de Tourneur. Considérons la première apparition de Jessica dans I Walked with a Zombie. La scène se passe la nuit, une fois de plus ; l’infirmière est réveillée par un bruit de sanglots étouffés qu’elle rapporte immédiatement à Jessica, entrevue peu de temps auparavant en train d’errer dans la maison comme une âme en peine ; bien que son travail de garde-malade ne doive commencer que le lendemain matin, elle décide de s’y mettre sans plus tarder et se dirige vers la chambre de Jessica pour tenter de la tranquilliser. Nous montons avec elle de façon précau-tionneuse un escalier silencieux et envahi par les ténèbres ; mais brusquement, tandis que l’infirmière, parvenue sur le palier, murmure le nom de Jessica, espérant une réponse qui lui permettra de la localiser, nous voyons la silhouette de celle-ci monter à son tour l’escalier, et comme à sa suite, avec la gestuelle un peu raide qui signale les fantômes.

Il est difficile ici de ne pas souligner la splendeur de la photographie en noir et blanc, d’ailleurs habituelle à la plupart des films de Tourneur : la ligne brisée de l’escalier fend le plan selon une diagonale séparant une grande masse sombre inférieure et les clartés incertaines des marches. Mais il ne s’agit pas pour autant d’un plan “expressionniste” ; le contraste entre l’obscurité et la lumière signale certes que des forces antagonistes sont en action, mais la nature de celles-ci est difficilement identifiable -ne serait-ce qu’à cause des attributs de blancheur attachés à la mystérieuse Jessica, qu’il s’agisse de ses vêtements, de la lividité de son teint, voire, ce que l’on découvrira dans le plan suivant, de la lucidité de son regard. Et ce qui n’est certainement pas “expressionniste”, c’est que son somnambulisme semble contaminer la caméra elle-même qui, à sa vue, est prise d’une sorte d’engourdissement, perd toute mémoire des cadrages dramatiques auxquels elle pourrait avoir recours et ne peut faire autrement que se couler dans l’automatisme de sa démarche. Le paroxysme de la tension et du trouble est atteint au moment du face-à-face des deux femmes sur le palier ; ce que nous voyons, et tentons d’interpréter, nous identifiant totalement avec le point de vue de l’infirmière, c’est la chose suivante : Jessica, le regard habité par une force inconnue qu’apparemment rien ne fera dévier de son but, marchant en direction de l’endroit où a retenti l’appel de son nom. Cri d’effroi, tumulte dans la maisonnée qui se réveille, enfin retour confus au cours ordinaire des choses. Que s’est-il passé ? La séquence avait pour but, et elle l’a atteint, que se lève une question : “Que (me) veut cette femme ?”, question récurrente chez Tourneur (cf. dans Cat People la scène du restaurant où la femme-chat appelle Irina “sa sœur”, le personnage de Cathie dans Out of the Past etc.) et qui est, ici, la forme qu’emprunte une autre question, difficilement formulable autrement : “Cette femme est-elle vivante ou morte ?” On retrouve l’indécidabilité pointée par Deleuze.

Il y a, pour Tourneur, dans le monde qui se déploie sous nos yeux, quelque chose de dissimulé qui nous regarde depuis toujours et à quoi nous pouvons avoir accès lors de moments privilégiés de torsion de nos propres regards. Moments où nous devenons authentiquement des “voyants”, pour reprendre l’expression de Deleuze. Ce quelque chose qui est au-delà du voir, et que Lacan réfère au regard de l’Autre, est, comme il le dit dans le Séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, “ce qui se spécifie comme insaisissable”. Car le monde est “omnivoyeur” (“je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout”), et cependant, comme le précise Lacan, “il n’est pas exhibitionniste -il ne provoque pas notre regard. Quand il commence à le provoquer, alors commence aussi le sentiment d’étrangeté”. On parlera d’étrangeté à propos du regard des enfants de Village of the Damned de W. Rilla, mais s’agissant du regard de Jessica, qui est fondamentalement le regard aveugle des morts, il vaut mieux parler de mystère. Au début de I Walked with a Zombie, la jeune infirmière, sur le pont du bateau qui l’emmène vers les Tropiques, par une nuit magnifiquement étoilée, fait l’expérience de ce regard qui ne nous dit rien, mais qui, tout en se retirant, nous ouvre le monde où apparaît l’étant (pour emprunter la terminologie heideggerienne). C’est le moment que choisit le ténébreux Paul pour interrompre le cours de ses pensées et lui apprendre à reconnaître la laideur cachée du monde à même le visible : les poissons-volants ne sautent pas de joie, mais de peur car de plus gros poissons veulent les manger et les beaux reflets de la mer sont dus aux myriades de poissons morts en putréfaction ; même à la voûte des cieux, il y a des étoiles qui meurent. Mais comme le dit Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible : « L’invisible n’est pas le contradictoire du visible : le visible a lui-même une membrure d’invisible, et l’in-visible est la contrepartie secrète du visible, il ne paraît qu’en lui ». Avec une sûreté infaillible (celle du somnambule ?), Tourneur prend le parti de la jeune femme contre celui qui entend forcer la signification des choses du monde, en choisissant de ne nous en montrer aucune, mais seulement le couple, accoudé au bastingage, et discourant sur elles ; un seul plan de coupe fait exception : celui, splendide mais particulièrement in-signifiant, du ciel étoilé. En choisissant de ne pas montrer, Tourneur opte délibérément pour le mystère.

LE NŒUD ET LA GRILLE

Nous allons maintenant tenter de voir, à propos de deux séquences, respectivement tirées de Leopard Man et de Night of the Demon, comment Tourneur monte méticuleusement certains éléments en séries afin qu’advienne ce que, à L’art du cinéma, nous appelons une “idée-cinéma”, soit une figure dont la puissance réside dans sa seule existence filmique, dans le “tenir-ensemble” de ses éléments (empruntés, de la façon la plus impure qui soit, aux savoirs, aux images antérieurs au cinéma) [7].

Dans Leopard Man un travelling latéral accompagne une jeune femme appelée Clo-Clo, danseuse de cabaret de son état, qui, une fois son numéro du soir terminé, et alors que les passants commencent à se faire rares dans les rues, rentre seule chez elle. Elle marche d’un pas décidé ; nous voyons par intermittence sa silhouette lorsqu’elle passe devant des maisons dont les intérieurs sont encore éclairés ; mais elle est totalement absorbée par le noir dans l’intervalle qui sépare ces puits de lumière et nous devient alors invisible. C’est la bande-son qui, faisant le lien entre ces divers états, nous assure de la permanence de sa présence ; pleine jusque là du tumulte qui a accompagné la fuite du léopard d’un cirque ambulant, elle s’est raréfiée en quelques instants pour ne laisser émerger que deux sons du silence de la nuit : le martèlement des pas de la jeune femme sur le trottoir ; le bruit des castagnettes qu’elle a curieusement gardées dans les mains et dont elle se sert pour rythmer sa marche (c’est une danseuse de flamenco).

Parallèlement, des bouts de signification, flottant de façon disjointe, paraissent induits tant par l’image que par le son : a) une part obscure scinde la femme et lui interdit la saisie maîtrisée de son identité (jeu de l’ombre et de la lumière) ; b) son insolence, son effronterie (bruit des hauts talons, des castagnettes) la perdront ; c) hypothèse spéculative latente : n’est-ce pas précisément parce que la femme a rapport avec des forces ténébreuses enfouies au plus profond d’elle-même et dont elle ne connaît d’ailleurs que partiellement la puissance, qu’elle est si insolemment séductrice ? Ces bouts de signification dessinent une figure de la féminité que l’on retrouvera dans d’autres films de Tourneur (en particulier I Walked with a Zombie, Out of the Past, Anne of the Indies). Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur leur valeur en tant que “thèses” : ne font-elles que reconduire des conceptions particulièrement obscurantistes (c’est le cas de le dire) concernant une prétendue nature féminine, ou au contraire anticipent-elles sur Lacan (l’idée selon laquelle la position féminine se définit par son rapport à ce signifiant dans l’Autre qui dit que tout ne peut pas se dire -ou : qu’il y a de l’altérité radicale) ? Ce pourrait être l’objet d’un débat. L’important pour nous c’est la non-liaison de ces fragments de signification.

Tourneur suscite donc par sa mise en scène une série “signifiante” (l’image, le son) et une série “signifiée” (les “bouts de signification”) qui sont distinctes tout en étant indiscernables (la qualification de “signifiante” ou de “signifiée” pour chacune des séries est potentiellement réversible). Qu’il soit bien entendu que nous sommes ici dans le domaine du mythe, au sens où, comme le dit J.C. Milner, « Saussure construit le mythe de deux continus (deux flux) qui se conjoignent, et qui, de cette rencontre même, se trouvent divisés, chacun se trouvant excéder l’autre et le vouer au défaut ». [8] Si par bonheur ces séries pouvaient continuer sur leur lancée de façon distincte, tout irait bien ; mais elles sont à la merci d’un élément nouant qui risque de les emmêler et d’entraîner chacune à sa perte.

Au cours de sa marche, Clo-Clo passe devant la maison de son amie la cartomancienne qui l’incite à tirer une carte. La jeune femme ne croit pas aux diseuses de bonne aventure et refuse en riant ; mais la cartomancienne insiste : “Une seule carte, Clo-Clo, c’est gratis”. On voit alors, en insert, deux mains éclairées, en suspension sur un fond totalement noir, l’une qui tient le jeu de cartes déployé en éventail, l’autre qui prélève une carte -c’est l’as de pique, signe de mort. Par défi Clo-Clo jette la carte et passe son chemin. Mais la scène a eu pour fonction de nouer en un faisceau qui s’avérera fatal les éléments que nous avons énumérés et qui jusqu’à présent étaient épars. Dans la suite du film, Clo-Clo mourra, victime de sa séduction, sous les coups d’un obsédé sexuel (pourquoi diable fallait-il qu’elle se mette du rouge à lèvres dans une rue déserte en pleine nuit ?) non sans avoir transmis auparavant à d’autres femmes le message de mort qui lui a été signifié (nous la voyons, à la fin de la séquence, adresser le bonsoir à la petite Chiquita que désormais nous suivrons jusqu’à sa fin tragique -figure qui se répétera par la suite avec la dame en noir ; c’est comme si elle tentait de retarder l’échéance en passant sa malédiction en d’autres mains à la façon dont on passe un “témoin” dans une course de relais).

Pour Tourneur, l’horreur s’identifie à la mauvaise rencontre : certaines choses ne doivent pas en rencontrer d’autres, de peur que des coalescences mortelles ne s’ensuivent (ici le nouage des séries “signifiantes” et “signifiées”). La physique tourneurienne veut que la rencontre hasardeuse des éléments de base expose l’ensemble qu’ils vont former à une décomposition catastrophique (c’est le sujet même de Out of the Past). On comparera avec la position de J.C. Milner pour qui le lien dans un composé nouveau est solide parce que ses éléments n’ont rien à voir entre eux [9]. Par contre, ce qui poinçonne l’ensemble -ici l’as de pique dessiné sur une carte à jouer- a, comme chez J.C. Milner, des propriétés qui l’apparentent à une lettre. De même, dans Berlin Express, le mystérieux message du début est progressivement analysé par le film, qui nous dévoile successivement la signification de chacun de ses éléments : 21.45, c’est l’horaire du train, D désigne le compartiment où certain événement aura peut-être lieu, etc. ; reste le mot “Sultzbach” qui demeure non élucidé jusqu’au tiers du film environ ; mais sitôt qu’un plan nous a révélé qu’il s’agit du nom de la petite ville allemande où le train s’est arrêté quelques minutes pour déblayer la voie, le message est devenu complet et la grenade explose quelques instants plus tard. C’est encore plus explicite dans Night of the Demon : dans ce film l’élément nouant, ou le poinçon, est représenté par un bout de parchemin couvert de lettres runiques (dont la signification, s’il y en a une, ne nous sera jamais donnée) qui en aucun cas ne doit arriver à destination. Car sitôt que vous en êtes possesseur (y compris à votre insu, par exemple si l’on vous offre obligeamment un livre dans lequel le parchemin a été glissé), le sort en est jeté et une mort effroyable (dispersion des corps sous les coups du démon) vous attend au prochain tournant ; le seul recours est alors de faire circuler la lettre afin que d’autres “bénéficient” de sa frappe (suivant en cela l’exemple de Clo-Clo) et ce le plus vite possible, avant qu’elle ne s’auto-détruise. Le pouvoir mortifère de la lettre ne vaut pas seulement en effet pour ses possesseurs, mais pour elle-même. Une scène véritablement terrifiante nous fait assister à une tentative de suicide du parchemin qui, échappé du portefeuille de Dana Andrews, virtuellement désigné pour être la prochaine victime, s’envole pour aller se jeter dans le feu qui brûle dans la cheminée. A ce moment du film, nous avons acquis la conviction que, s’il y arrive, le nœud fatal qui s’est tramé pour le héros va se refermer sans appel, notre angoisse étant décuplée par le fait qu’il ne partage pas encore cette conviction : il se contente de regarder de façon amusée et vaguement intriguée les efforts désespérés du parchemin qui, providentiellement bloqué par une grille de protection, cherche malgré tout à gagner l’âtre pour s’y consumer. La scène se termine par un renoncement momentané à la mort du parchemin qui, de guerre lasse, retombe inerte. Le personnage interprété par Dana Andrews sera une nouvelle fois épargné dans la suite du film, de manière inexplicable (scène du bois), mais pas le magicien Karswell.

Il y a, chez nombre de personnages des films de Tourneur, une pulsion irrépressible à aller voir ce qu’il y a de l’autre côté du noir. L’emblème en est la jeune Chiquita de Leopard Man agrippée à son panier à provisions blanc et à sa virginité, au bord du gouffre noir du tunnel de chemin de fer, avec, soudain, le silence déchiré par l’irruption d’un invisible train. De l’autre côté, les personnages le pressentent, se tapissent des forces destructrices, mais la pulsion est trop forte, il faut qu’ils y aillent voir. De fait, certains seront détruits (l’employé de banque de Canyon Passage, Jeff Bailey dans Out of the Past, Anne de Anne of the Indies, Karswell dans Night of the Demon, etc.), tandis que d’autres qui déploient des efforts aussi persévérants dans la même direction seront inexplicablement épargnés (c’est une question de grâce, je ne vois pas d’autre explication...).

On peut soutenir que la mise en jeu à chaque fois différente de la dialectique du nœud et de la grille de protection constitue l’“idée” fondamentale, matricielle, au travail dans le cinéma de Tourneur : il y a des séries qui vont s’emmêler de façon funeste et d’autres qui vont providentiellement préserver leur pureté. C’est une “idée” au fond aussi singulière que celle qui, selon Deleuze, travaille le cinéma de Minnelli et qui consiste en le fait d’être absorbé dans le rêve d’un autre -plus particulièrement, dans Yolanda et le voleur et Le pirate, dans le rêve d’une jeune fille [10].

UN EFFET DE MYSTERE

En définitive, en quoi tout ceci nous concerne-t-il ? Nous avons tenté d’établir que Tourneur montait des figures qui sont réductibles en éléments discrets, en traits, et que ces figures n’existent que dans, et par, le film. Parlera-t-on pour autant de spécificité cinématographique pour qualifier ces opérations ? Il s’agit là d’une voie qu’il faut s’efforcer de ne pas suivre -car elle est une tentation et lui résister nécessite un effort vigilant : “La voie formaliste, qui ramène à de prétendues opérations filmiques “pures”, est une impasse. Rien n’est pur au cinéma, c’est intérieurement, et intégralement, qu’il est contaminé par sa situation de plus-un des arts” [11] Le geste spécifique de Tourneur est sans doute emprunté au dessin ou à la gravure : élimination du superflu et art de la litote, surfaces ombrées et netteté des traits jusque dans leur tremblement, contrastes et linéarité [12].

Il faut en outre tenir que sa position subjective en tant qu’artiste est absolument singulière. Alors qu’il n’a jamais refusé une commande d’un studio, qu’il se considérait comme un simple artisan [13], ses films, avec le recul du temps, tranchent pour nous avec l’ordinaire de la production hollywoodienne, même si cet écart n’est pas immédiatement perceptible (mais il en va de même après tout des films américains de Lang). Cette singularité, je la verrais dans la neutralité de son attitude, dans l’impersonnalité avec laquelle il rapporte de manière impassible une série de phénomènes sur la signification desquels il ne lui revient pas de se prononcer ; les énigmes auxquelles sont confrontés ses personnages se discutent ici et maintenant, dans l’immanence (J.C. Biette parle de “réseau de signes” à propos de Wichita).

Ainsi dans ses films on ne trouve guère de ces personnages secondaires que le cinéma hollywoodien affectionne et qui ont pour fonction de procéder à une critique interne de l’hybris que peut le cas échéant déployer un film, c’est-à-dire d’être les supports d’un minimum de bon sens auquel le spectateur peut se raccrocher : tout chez lui est filmé sur le même plan, mais la signification de l’ensemble reste en fin de compte indécise. Sa position est celle du récitant. Le “charme” puissant dégagé par un film comme I Walked with a Zombie tient en grande partie à ce que le point de vue du réalisateur est endossé par le chanteur de calypso qui “comme le narrateur des tragédies grecques, est présent au cours de l’action, l’observe et nous la raconte” (J. Tourneur) ; à la limite (c’est la limite du mutisme) il peut également être considéré comme représenté, dans le même film, par le bonhomme Carre-four, qui surgit de la nuit à des moments stratégiques du récit, le regard perpétuellement halluciné, et qui, pour Tourneur, doit certainement faire office de rond-point privilégié pour décrire les choses côté vaudou (fonction qui, dans Out of the Past, est assurée par le jeune garagiste muet).

Le monde, dans les films de Tourneur, est régi par des lois qui sont foncièrement indéchiffrables et dont ils ne peuvent appréhender que ce qui pour eux se présente comme inexorable ; de ce fait, ses personnages sont dans une position d’étonnement permanent tant face aux situations qu’ils vivent que par rapport aux réactions qu’elles suscitent en eux (posture dans laquelle nous avons reconnu une parenté avec celle des “héros” rosselliniens). Si l’on convient d’appeler sentiment du mystère une telle appréhension du monde, on dira que le cinéma de Tourneur est la production calculée d’un effet de mystère. Autrement dit, l’élément d’énigme qui parcourt ses films (quel que soit le genre dont ceux-ci relèvent) entretient une correspondance avec le mystère même de l’existence humaine. Comme le dit J. Lourcelles à propos de Out of the Past : L’exil intérieur et extérieur de l’homme (...) prend la forme d’une déambulation à travers un labyrinthe d’énigmes et de fantômes. Mais si cette correspondance essentielle est tacite, non thématisée dans un discours, la visée secrète est d’en permettre l’intelligibilité.

C’est le même J. Lourcelles qui le premier a attiré l’atten-tion sur la tonalité si particulière des films de Tourneur, dont le “caractère désolé et poignant” sait cependant tenir la mé-lancolie à distance. Ils se concluent souvent de façon abrupte par le plan apparemment conventionnel d’un homme et d’une femme enfin réunis par l’issue heureuse de leurs aventures. Mais, qu’il s’agisse de Cat People, de Anne of the Indies, de Nightfall ou de Night of the Demon, ce dernier plan est encore situé dans le lieu où l’intrigue a trouvé sa résolution tragique, parfois atroce (la catharsis du film opère de telle sorte que “l’épuration” en cet endroit d’un tiers malfaisant ou monstrueux permet au couple d’en réchapper), et ce lieu, le couple est sur le point de le quitter. Délivrance qui est tout sauf triomphale : ce qu’éprouvent l’homme et la femme, en ce moment de départ, c’est le sentiment que quelque chose de grave, d’obscur aussi, leur a été signifié au cours de leur aventure, que celle-ci vient de prendre fin, et qu’il faut désormais continuer en en conservant le souvenir, le restant de leur vie n’étant pas de trop pour tenter d’en démêler le sens. La lassitude extrême de Aldo Ray (Nightfall), l’obstination désabusée de Robert Mitchum (Out of the Past), l’impassibilité crispée de Dana Andrews (Canyon Passage, Night of the Demon) figurent sans doute le mieux cette tristesse sans fond des personnages de Tourneur (affect face au mystère du monde qui est peut-être la seule véritable constante de ses films) alliée à leur conviction que, sur l’essentiel, ils n’ont rien cédé (qui se donne dans l’impératif de continuer par lequel en général ils s’achèvent) [14].

Notes

[1J. Lourcelles : Dictionnaire du cinéma R. Laffont (coll. Bouquins), 1992, p. 544

[2P. Bonitzer in Cahiers du Cinéma N° 382 p. 39 (avril 1986)

[3G. Deleuze : L’image-mouvement Minuit 1985, p. 159.

[4G. Deleuze : L’image-temps Minuit 1985, p. 7-9.

[5Le rapprochement entre les films fantastiques que Tourneur a réalisés au début des années quarante dans la fameuse unité de production de la RKO dirigée par Val Lewton et les premiers films de Rossellini a notamment été fait par J. Lourcelles op. cit. p. 544 ainsi que par J.L. Comolli (en particulier avec Europe 51) dans son article Comment s’en débarrasser ? in Trafic édit. POL 1994 n° 10 p. 31-46.

[6Inversement, on peut se demander si la capacité esthétique du cinéaste de Allemagne année zéro inclut un passage tel que celui, dans Berlin Express, où l’on voit se lever les rideaux du compartiment du train sur Francfort en ruines, moment qui permet au film de quitter momentanément le registre de la fiction pour aller, en quelque sorte en traversant la vitre, vers le documentaire. A mon avis la réponse est oui.

[7Cette idée a sans doute à voir avec ce que Deleuze nomme "bloc de sensations", en sachant que le terme de "sensation" ne renvoie pas exclusivement chez lui au sensible mais désigne simultanément le "percept" et l’"affect" : "Le composé [de sensations] doit tenir tout seul […] Le but de l’art... [c’est] extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation... Toute oeuvre d’art est un monument, mais le monument n’est pas ici ce qui commémore un passé, c’est un bloc de sensations présentes qui ne doivent qu’à elles-mêmes leur propre conservation" (Qu’est-ce que la philosophie ? Éditions de Minuit, 1991, p. 155, 158).

[8J.C. Milner, L’amour de la langue , Seuil 1978 p. 29

[9« Dès que la lettre s’est fixée, seule la nécessité demeure et impose l’oubli de la contingence qui l’a autorisée ». J.C. Milner, L’Oeuvre claire , Seuil 1995 p. 63.

[10G. Deleuze L’image-temps Minuit 1985 p. 86.

[11A. Badiou : “Peut-on parler d’un film ?” L’art du cinéma n° 6 p. 17

[12« Si un plan n’est pas absolument nécessaire à l’ambiance d’un film ou à la progression de l’histoire, il ne faut pas le prendre (...) Si vous avez une scène très violente, par exemple, il faut toujours la faire suivre par une scène très calme. Quand deux acteurs répètent et qu’ils prennent le même ton, je dis à l’un : "Toi, tu vas parler fort et vite", et à l’autre : "Toi, tu vas parler bas et doucement" (...) J’ai peut-être tort, mais je crois à la ligne directe, et je crois beaucoup à la charpente, c’est-à-dire à des points hauts, puis des points bas, puis lents, puis tristes, puis… » Entretien avec Jacques Tourneur, Caméra/Stylo mai 1986 n° 6 p. 60

[13« Je vous l’ai dit, je n’ai jamais refusé un scénario, je faisais avec ce qu’on me donnait. C’est comme un ouvrier à qui on donne un morceau de bois, il dit : "Bon, qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ?". On fait pour le mieux. Si on vous donne un morceau de sapin, évidemment, ça sera moins bien qu’avec un morceau de beau bois. J’ai toujours été un artisan, à tort peut-être, je ne sais pas. » Entretien avec Jacques Tourneur déjà cité, p. 60

[14Il est intéressant de constater que ce sont en définitive des figures masculines qui emblématisent ce cinéma dont on s’accorde en général à reconnaître qu’il se singularise par le généreux accueil qu’il fait à la sensibilité féminine.