Le tombeau d’Alexandre (1992) de Chris Marker, Monsieur Verdoux (1947) de Charlie Chaplin & Le héros sacrilège (1955) de K.Mizoguchi

Sans action ni héros

par Dimitra Panopoulos

Platon explique comme il suit ce qu’il entend désigner par le didactique : est didactique ce qui a trait à l’enseignement, mais deux voies s’y distinguent ; celle qui porte sur l’enseignement des métiers (et que les sophistes prétendent totaliser et surpasser par la virtuosité de leur seule rhétorique), et celle qui doit traiter de l’ignorance sans garantie toutefois d’y remédier à coup sûr. L’ignorance étant, dans la conception socratique, croire que l’on sait quelque chose quand on n’en sait cependant rien, le didactique vise à désenclaver la pensée d’un point d’ignorance qui, précisément parce qu’il est ignoré comme tel, fait obstacle à tout apprentissage. Le didactique ainsi défini prend le nom d’éducation chez Platon. Cette éducation n’est pas transmission d’un savoir spécifique, elle est ce qui rouvre l’espace de la pensée à sa capacité dialectique de restituer une situation à ses possibles réels. Au lieu du message ou de la solution à la question posée, c’est l’exercice d’une rupture avec l’opinion et la mise en échec des évidences qui s’y attachaient. L’éducation ainsi envisagée consiste à désamorcer tout ce qui est susceptible de faire obstacle à la pensée. L’apprentissage proprement dit ne commence qu’ensuite.

Ainsi, la moralité à laquelle en appelle tout message reste sans prise sur l’ignorance ainsi définie dès Socrate. L’éducation par la dialectique s’avère seule capable de débusquer cette ignorance et, dans les termes mêmes de Platon, elle se distingue formellement de toute admonestation. Un message prétend imposer l’exclusivité et l’hégémonie de l’opinion (si plurielle soit-elle). A contrario, le didactique ayant débusqué, discerné, le point d’ignorance, se supporte d’affirmations fortes incitant à la prise de position.
Le discernement du point d’ignorance s’obtient, selon la même méthode socratique, en rassemblant les opinions et en les confrontant par une démonstration rigoureuse, à propos des mêmes objets, aux mêmes points de vue et sous les mêmes rapports, démonstration qui localise le point de mutuelle contradiction caractérisant ces opinions. Ainsi, le didactique, au plus loin de prétendre enseigner la vérité comme une entité finie et objectivement donnée, éduque parce qu’il donne à penser, ayant discerné un point d’irrésolution qui est le point d’ignorance révélé comme tel.

Aujourd’hui, la simple possibilité pour une œuvre d’art d’exercer sa dimension didactique singulière est devenue épineuse.

Une caractéristique de notre époque est de ne plus disposer, de façon récurrente et ordinaire, des savoirs structurant toute référence élémentaire à l’histoire du cinéma notamment, en même temps que, pour ce qui concerne le cinéma, la reconnaissance de l’art comme pensée devient une nébuleuse aux yeux du grand public. Cette difficulté à saisir quelle pensée du monde comme de lui-même recèle l’art du cinéma se redouble, ainsi qu’a pu l’indiquer Denis Lévy, du fait que les films contemporains n’ont pas, contrairement aux films de la configuration hollywoodienne, constitué de façon sous-jacente un système. Tandis que dans le cas de la configuration hollywoodienne “on pouvait au moins faire fond sur un savoir que tout spectateur un peu assidu était en mesure d’acquérir par la cumulation des films (telle était une fonction du système des genres par exemple) [1]. Le savoir sur le cinéma y était registré au système. On sait ce qu’est un western avant d’aller voir un western.

Or la mise au jour d’un point d’ignorance inaperçu comme tel nécessite que soient répertoriés savoirs et opinions afférentes. A partir de quoi ce point d’ignorance n’est finalement discerné comme tel parmi les savoirs disponibles qu’au regard d’une vérité sur l’existence de laquelle il faut en outre parier.

Mon Cas d’Oliveira doit ainsi, pour rendre intelligible son pari sur la déclaration et sur l’éradication de l’interprétation comme catégorie pertinente pour l’art du cinéma, inventorier au préalable une palette d’interprétations pour une pièce qui lui tient lieu de fable. De sorte que la fiction soit restituée à elle-même, distinctement de la logique d’interprétation dont l’illusoire univocité est ainsi destituée, logique qui est désignée comme le point d’ignorance jusque-là inaperçu du spectateur classique : face à la plupart des films hollywoodiens par exemple, un spectateur entretient le plus souvent une confortable (mauvaise) foi à la fable, accordant toute créance et toute croyance à l’interprétation dont elle fait l’objet. Mon Cas met en avant l’apprentissage du regard, en rupture avec la temporalité d’enchaînement ou de discursivité à laquelle convie toute logique d’interprétation.

Deuxième “cas” de figure rencontré : celui du documentaire dont la sensible résurgence peut s’expliquer ainsi précisément qu’il peut en appeler à un savoir autre qu’un savoir sur le cinéma, prenant appui sur des faits réels, ou en “référence à des arts antérieurs, sur lesquels il est supposé qu’une connaissance, ou au moins certaines habitudes de pensée, sont acquises. [2] La localisation d’un point d’ignorance suppose maintenant au préalable la reconstruction du contexte en termes de savoirs. L’apprentissage du regard devant porter au même titre sur le monde que sur le cinéma, les films plus récents poseront souvent la question de leur intelligibilité réciproque, centrant davantage le cinéma sur son mode singulier de contemporanéité. Un film emblématique sur cette question est celui de Chris. Marker : Le tombeau d’Alexandre.

Donne un poisson à un homme, tu le nourris un jour.
Apprends-lui à pêcher, tu le nourriras toute sa vie.” [3]
“Aujourd’hui nous filmons,
demain nous montrons.” [4]

Le Tombeau, forme poétique d’hommage non funèbre en dépit de son nom, est ici dédié au cinéaste russe Alexandre Medvedkine, vivant de 1900 à 1989, c’est-à-dire de Lénine à la Perestroïka.

Le film tient le fil de la chronologie, mais avec la discontinuité spécifique au mode épistolaire du récit. Six lettres sont fictivement adressées au cinéaste Medvedkine par Marker, distribuées sur deux parties par le film. Mais les lettres donnent lieu à des associations d’images ou de mots plus que d’arguments, associations poétiques qui excèdent la construction déjà libre de ces lettres.

D’entrée de jeu, Medvedkine est présenté autant comme le fil conducteur pour une traversée historique de ce siècle, qu’il apparaît comme un cinéaste contemporain de l’invention du cinéma et à partir duquel Marker nous montre quelle situation fut faite à l’art du cinéma d’une séquence à une autre de cette histoire russe.

Le matériau est divers : extraits de films de Medvedkine, documents de cette époque, entretiens récents avec son entourage et avec les chercheurs remettant à flot tous ses films longtemps égarés et ignorés, documents sur ses contemporains, notamment le cinéaste Vertov, l’écrivain Isaac Babel, le metteur en scène de théâtre Meyerhold, documents des procès de Moscou, etc....

Alors que la situation est désastreuse pour la Russie, Medvedkine est nommé responsable en chef de la propagande pour toute l’armée soviétique. Mais il renonce vite à son grade pour se faire cinéaste en vue d’éduquer les soldats : il monte des petits films de cinq à dix minutes, destinés à passer en première partie de longs-métrages ; les thèmes sont choisis à l’intention des soldats et pour soutenir le moral des troupes, sans qu’éducation et propagande y soient assimilés l’un à l’autre. Par exemple, un petit film sur l’hygiène montre un régiment en marche : par un trucage de cinéma, Medvedkine fait disparaître les deux tiers de ce régiment, rendant ainsi visible, et sans recourir à la persuasion par admonestation, le taux de mortalité dû à la seule maladie, indépendamment de la violence des combats.

Invention célèbre de Medvedkine : un train d’agit-prop transportant déjà livres, affiches, tracts, et dans lequel il installe un studio complet de cinéma, incluant salle de montage et tout le matériel nécessaire à la réalisation d’un film. Avec son équipe, Medvedkine s’arrête de ville en village, enquête, rencontre les gens, étudie la situation et élabore de petits films destinés à pointer la question à traiter en même temps qu’à inciter chacun à se compter dans la transformation de la situation. C’est le Ciné-train, financé par l’État. Les films sont conçus là, comme plus tard sur le front (où Medvedkine recrute des cameramen parmi les soldats et leur confie des caméra-fusils de son invention), selon l’impératif “aujourd’hui nous filmons, demain nous montrons”.

Ceux de ses films montrant des débats entre ouvriers ne trichent pas ; ils rendent compte de l’absentéisme, de la pagaille bureaucratique, de la “fauche”, etc.… et n’enjolivent pas la réalité comme les autres films des années trente. Comme l’indique Marker, ses films révélaient souvent les mauvais côtés de la vie dans la République Soviétique. A tel point que Le Bonheur, chef d’œuvre de Medvedkine passé à la postérité, se voit en son temps “accusé de soutenir le koulak contre la ligne du parti stalinien”. Le protagoniste central n’est “pas le kolkhozien exemplaire, mais le plus déphasé et ruiné, terrorisé par les autorités”, laissant bien voir à ses déboires et aux pressions rencontrées que “le moujik russe allait dans le kolkhoze sous la menace.” [5]

L’agit-prop se réapproprie “tout ce que la codification classique des genres avait réussi à éliminer ou à canaliser”. [6] Meyerhold prônant la satire dans son art théâtral emprunte à la farce et au cirque la spontanéité populaire requise. Medvedkine procède également, incluant dans ses films des références aux traditions populaires. Dans Le Bonheur, le cheval dont hérite le moujik comme par miracle imite par sa robe tachée de larges pois le petit cheval de bois folklorique russe, ce qui le rend assez surréaliste.

De tout cela, le film de Marker rend compte tout le temps de sa première partie. Dès le départ, Medvedkine est montré comme étant relativement autonome, sans alignement dogmatique sur l’idéologie et la propagande du parti, et à distance de la bureaucratie quand elle prétend exercer son autorité et niveler l’art de façon totalitaire.

La seconde partie du film s’ouvre sur un film interdit, La Nouvelle Moscou.
Après la première partie intitulée “Le royaume des ombres” et centrée, comme l’indique ce titre, sur l’invention du cinéma, la charade se poursuit par l’inversion des termes : cette seconde partie, “Les ombres du royaume” inscrit de façon plus aiguë et contradictoire la capacité de l’art du cinéma à se rapporter à son époque.

1- Plus aiguë car avec Staline sont mises en place des fictions, sur le personnage de Staline par exemple, dont l’image populaire est, de fait, celle de l’acteur l’incarnant et non celle de Staline à proprement parler ; mais aussi sur les procès, institués selon un modèle unique et conçus comme des films, avec tous les attributs d’un film, tels le scénario écrit à l’avance, les lumières de cinéma, les rôles appris par cœur et les procureurs-vedettes (extraits du procès filmé de Boukharine). Par ailleurs, Eisenstein remonte Octobre afin d’en soustraire le personnage de Trotsky, suite à son exclusion du parti, etc., etc.... Toutes fictions indistinguant apparemment l’art du cinéma de son instrumentation par le pouvoir d’État au profit de ses seuls intérêts. En même temps, les cinéastes usent eux-mêmes de cette surenchère par les ressources de leur art dans les documentaires qu’il leur est imparti de réaliser ; ainsi, Vertov use aussi bien de plans tournés en studio, avec les artifices lumineux qui sont les leurs, que de plans d’actualités, sans transition ni distinction ; par ailleurs, les seuls documents sur Octobre 17 s’avèrent finalement être des reconstitutions de cinéma.

2- Plus contradictoire car l’écart est attesté cette fois-ci, par son caractère inopérant, de ce que nous “savons” de cette époque aujourd’hui, pour une vision rétrospective pertinente de la position d’un cinéaste tel que Medvedkine à l’égard du stalinisme.

C’est une figure qui continue de résister aux interprétations actuelles, consensuelles dans leur rétrospection. De l’irréductibilité de cette figure au discours dominant à propos du stalinisme, émerge une forme singulière de combativité. La subjectivité de Medvedkine surgit dès lors comme la face opaque du film : c’est à son propos qu’est attesté un point d’ignorance tant sur la pensée du cinéma que sur la pensée de cette époque.

Plusieurs entretiens jugeant ainsi des intentions de Medvedkine attestent bien davantage des croyances de chacun, alors même que les hypothèses se succèdent, prenant parti pour une thèse commune, celle d’un aveuglement de Medvedkine : si ses films se refusent à décrier le stalinisme, on le justifie maintenant en disant de lui qu’il se rapportait à Octobre et ses idéaux avec une ferveur toute religieuse, ou bien qu’il ne savait pas quels crimes étaient commis sous Staline, et n’a dû s’éveiller de sa croyance aveugle que tardivement, en voyant les arrestations se multiplier. Prenant pour exemple l’extrait d’un film pro-stalinien tel que Les Cosaques du Kouban, film entièrement faux quant à la situation à laquelle il se référait (mais accueilli avec enthousiasme par les paysans qui se voyaient là représentés comme dans un conte de fées !), Marker radicalise le contraste des films de Medvedkine avec ces films de simple propagande. Ni Dovjenko, ni Medvedkine, ni Eisenstein ne sont alignables, quant à la pensée en jeu dans leurs inventions de cinéma, sur les réquisits idéologiques staliniens. Mais, et c’est la thèse qui émane de ce film de Marker, tant sur le cinéma que sur la séquentialité réelle et politique de cette histoire soviétique : ce à quoi restait fidèle Medvedkine était bien Octobre 17, toutefois la clôture réelle n’en était pas à ses yeux le stalinisme, mais la perestroika. Car dès lors : “la porte serait ouverte aux démagogues. Ce qui finissait là, c’était ce qui avait commencé dans la neige de Petrograd en Octobre 17”. [7]

Cette déclaration fait ainsi la lumière sur cette ignorance : l’inintelligibilité de cette époque, dès lors qu’y sont appliquées les catégories démocratiques et consensuelles, inintelligibilité rendue manifeste par l’incapacité de ces catégories à y délimiter quelle fut la séquence politique réelle. De surcroît, autre facette de cette même ignorance, l’incapacité propre à ces mêmes catégories à dissocier en subjectivité la contemporanéité d’une pensée, artistique comme politique, d’un phénomène de croyance fondé sur un système esthétique pour ce qui regarde l’art, ou sur une idéologie de parti s’agissant de la politique. Enfin, cette déclaration que porte le film tout entier parie sur cette vérité que la politique reste ultimement disjointe de toute idéologie, ou encore que la dimension didactique d’un film échappe à toute morale -et cette disjonction est une thèse sur la politique et l’art comme pensées. Cette déclaration vient entamer l’actuelle volonté “démocratique” d’éradiquer que l’un et l’autre soient de la pensée, spécifiquement sur cette séquence. Mais une fois discerné ce point d’ignorance qu’est le consensus sur la non-pensée de la politique, sur son incapacité aux vérités, une irrésolution subsiste, au regard de laquelle la thèse du film de Marker ne fait pas de lui un film “à thèse”, car nul message n’y prévaut ultimement sur le film. Cette irrésolution tient à ce que le film laisse à chacun le soin de nommer, pour son propre compte “ce qui avait commencé dans la neige de Petrograd en octobre 17”, en même temps que de méditer aux termes d’une fidélité à des événements pour la pensée, fidélité effective en subjectivité mais qui, déliée de tout phénomène de croyance nous serait une chance de devenir les contemporains de notre propre temps.

C’est là que réside l’étonnante liberté de Marker dans l’adresse réitérée et directe de ses lettres à Medvedkine. Sa liberté singulière s’indique à la façon dont il situe toute sa correspondance comme au présent, disant, au contraire de l’évocation mélancolique attendue pour un tombeau : “tu dirais”, “tu ferais”, “tu tournerais”, etc. ... comme si tout cela gardait encore cette secrète ressource de pouvoir être refait dans la seconde suivante avec la même conviction.

La pirouette finale du film élude encore toute ultime tentation, s’il en était, de le reverser à l’oublieuse mélancolie :

On vous appellera des dinosaures.
Mais regarde ce qui est arrivé aux dinosaures :
les enfants les adorent.” [8]

Le récit peut admettre plusieurs points de vue, non le personnage. La rencontre est en effet cristallisatrice, mais ce cristal a sa face opaque.” [9]

Dès lors que le didactique d’un film cristallise un effet de contemporanéité, fonction de sa capacité artistique à délier le processus de la pensée de tout ancrage dans des phénomènes de croyance, il apparaît que des films comme ceux qui dessinent la configuration hollywoodienne ont à déjouer le sens ordinairement imparti aux notions de héros et d’action par le système réaliste (et le schème didactique afférent) dans lequel est objectivement inscrite cette configuration : nulle brèche ne sera plus offerte qui laisserait au public le loisir de s’installer “dans la paresse confortable des représentations (où) seuls comptent l’objet, l’anecdote, qui recouvrent même l’idée qu’il puisse y avoir des idées”. [10]

Le héros ou du moins une figure centrale subsistera toutefois, fût-ce soustractivement comme c’est le cas de Medvedkine dans le film de Marker. S’il était résolument destitué, c’est la précieuse contradiction de la raison et du sentiment qui serait perdue, celle que Brecht mobilise, quand il affirme : “Ils nomment raison quelque chose qui n’est pas la vraie raison, puisqu’elle s’oppose à de grands sentiments (...). Nous, les sentiments nous poussent à des efforts de raison extrêmes, et la raison épure nos sentiments. [11]
Cette contradiction ne sera pas tant présentée par le jeu du comédien que par le dispositif des conventions de fiction auquel il est soumis.

Prenons l’exemple de M. Verdoux. Ce personnage de criminel obsessionnel suscite paradoxalement une tonalité de comédie. Verdoux n’est pourtant ni le Charlot de la Keystone, ni non plus le personnage investi de grandes causes qu’il a pu devenir avec le parlant, comme dans Le Dictateur. Physiquement, il apparaît comme une bizarre composition de Charlot et de Dali. Le personnage est raffiné en même temps que ridicule, par son caractère à la fois implacable et apprêté. Sur des gestes d’une apparente virtuosité (comme le compte des billets) transparaît toujours une imprécision qui renvoie cette virtuosité à sa fonction de convention. Ce personnage est montré comme étant toujours en représentation, jusque dans ses temps de solitude, et se donnant une succession d’images de lui-même de façon si compulsive que le rythme de déroulement de l’intrigue en devient effréné. Mais ce rythme effréné résulte davantage, au long cours, de la façon dont notre attention sur ce personnage est déjouée ou entamée dans le processus d’identification qu’elle soutient. Car en même temps que Charlot affleure toujours, il échappe avec Verdoux à sa façon d’être sur le qui-vive qui ne laisse pas en saisir le regard.

Au lieu du séducteur auquel on s’attend, qui le rendrait digne de Don Juan et Barbe-Bleue réunis dans la frayeur et le charme suscités, nous n’avons affaire qu’à un personnage artificiellement galant et dont le sérieux même semble ridicule. La maladresse et la démonstrativité de Charlot ressortent dans les efforts de séduction de Verdoux auprès des femmes. Qui plus est, si Verdoux est aux antipodes de Charlot par sa richesse et son ancrage dans la société, c’est exactement de la même manière que Charlot qu’il est tiré à quatre épingles : la coquetterie de l’un reste inchangée chez l’autre. Le jeu des sourcils appartient aussi à Charlot.

Finalement, tous les meurtres sont l’objet d’ellipses, et le crime comme objectif donne son ressort aux scènes les plus burlesques quand il culmine dans l’élément de l’échec. La tonalité de comédie accentue l’élément de jeu dans l’organisation et les préparatifs de Verdoux. Le caractère enjoué de la musique, l’enjolivement suranné par les lumières évoquant les images d’Épinal, et le peu de séduction du personnage gomment toute menace.

En même temps, toutes choses évoquant Charlot et par conséquent propres à susciter l’élan de sympathie jusqu’à l’identification sont ici portées sur un personnage dont le rôle du point de vue de la fable est d’incarner l’abjection, bien qu’il se revendique d’entrée de jeu comme un optimiste dans sa ténacité à mener cette carrière de Barbe-Bleue. Déjà, l’adhésion du spectateur est barrée au profit d’une identification dont le caractère contradictoire fait de l’effet de croyance à l’égard de ce personnage une convention décidée et avouée.

En réalité, Chaplin fait là un sort à la vision devenue récurrente de Charlot comme d’un personnage sentimental et en position de victime de la société. Chaplin cherche à rompre avec une opinion sur Charlot qui le rend inopérant à terme. Bien qu’il ait lui aussi laissé courir un temps cette opinion, il va en pousser jusqu’au bout la logique, afin qu’elle s’annule d’elle-même dans l’imaginaire du public, via Verdoux : si Charlot était tel que le dit l’opinion, voilà quelle en serait la face cachée. Par ailleurs, c’est aussi d’un propos sur l’époque qu’il s’agit, sur son incapacité à promouvoir quelque figure de héros que ce soit. On a les exemples que l’on mérite, comme le suggère Verdoux à la fin du film, et Verdoux est trop cynique pour être méchant. Il a perdu ce qui faisait la force de Charlot, dont l’humanisme n’était jamais exempt d’une forme de méchanceté nécessaire à sa dignité. A vouloir omettre la méchanceté de Charlot et en isoler son humanisme, on n’obtient finalement que le couple du cynisme et de la compassion. M. Verdoux en donne l’argument en cinéma dans sa scène centrale. Quand Verdoux est confronté à cette jeune femme et l’épargne au lieu d’expérimenter sur elle l’efficacité du poison qu’il vient de concocter, c’est cette structure de battement qui est montrée au cœur de l’identification, laquelle identification, si elle s’enracine dans l’élément de la compassion, justifie paradoxalement la subjectivité cynique : Verdoux n’épargne la jeune femme que parce qu’il se reconnaît en elle quand elle déclare aimer avec pitié et compassion, et se trouver prête à tuer s’il le faut pour préserver cet amour.

Enfin, quand vient pour Verdoux le temps de se justifier, au procès puis auprès du journaliste et du prêtre, le personnage devient plus oblique encore : alors même qu’il a depuis longtemps renoncé à poursuivre ses crimes et comme il a pour ainsi dire renoncé à son cynisme, il revendique toutefois avec force, par ses discours mais plus encore par l’expressivité qui le lie à Charlot, l’impertinence fondamentale de Charlot ; mais l’impact de cette impertinence prend ici sa source dans l’immoralité profonde de son intelligence proclamée, au lieu de la méchanceté qui faisait l’antienne de Charlot.

Ainsi, le didactique d’un film procède aussi de la non-coïncidence d’une figure de héros (si paradoxal soit-il) avec le destin que l’on pourrait lui supposer dans une conception légendaire, c’est-à-dire encore captive de la seule fable.

En même temps qu’il s’identifie objectivement dans le récit de sa propre légende, le “héros” se surprend dans la représentation qu’il avait jusque-là de lui-même par l’effet d’un acte totalement incalculable et résultant paradoxalement de cette identification. Où l’on peut noter à l’instar de Brecht, qu’identification et distanciation sont d’un seul tenant, d’un même processus. Ainsi en va-t-il de Verdoux quand il rencontre cette jeune femme et, contre toute attente la soustrait finalement à son implacable projet de la tuer, ayant vu en elle le portrait de sa propre compassion.

De même pour le Héros Sacrilège de Mizoguchi, quand le jeune héros se voit conter la légende de son origine.

Mizoguchi choisit un jeune samouraï, héros pas encore advenu et sans représentativité sociale immédiate. Il y mêle, dans sa construction du héros, la dimension chevaleresque d’un guerrier émérite, et la relative bassesse supposée à tout mercenaire, la dimension populaire par la pauvreté sociale avec le caractère répressif supposé de qui prend à charge la collecte des impôts mais n’est pas admis à la Cour quand cette même Cour dépend de la valeur de ses guerriers. Les samouraïs ne sont ni de la noblesse, ni du peuple, ni d’une quelconque bourgeoisie, ils forment une classe précaire et inclassable. Ce jeune samouraï qui se préférerait bandit ou pirate pour se soustraire à l’emprise de la Cour et à l’oppression des moines possède les traits de la jeunesse qui se contrarient du point de vue de l’identification qu’ils peuvent susciter : garçon impétueux mais naïf, mais dont la naïveté devient vectrice car elle semble devoir participer à la vigueur de l’analyse. Le processus d’analyse conduit de la triangulation Etat-Clergé-Samouraï au face-à-face des moines et des samouraïs. L’analyse de classe montre aussi que l’inertie du peuple tient à la superstition religieuse qui lie les paysans aux moines.

Les plans d’ensemble permettent de s’arracher de la fable d’une autre façon, en donnant le point de vue du cinéaste. Ces plans d’ensemble, par la matière qu’ils donnent à la foule, la rendent plus pesante, et laisse bien voir à son sujet cette thèse de Brecht selon laquelle, “pour les masses, le soulèvement est plutôt la solution contre-nature que la solution naturelle et, si mauvaise que puisse même être la situation de laquelle seul le soulèvement peut les tirer, cette idée leur demande autant d’efforts qu’à l’homme de sciences une conception nouvelle de l’univers”. [12]

Ce héros dont la naissance se révèle placée sous le triple signe de l’Empereur, d’un samouraï et d’une courtisane ne veut cependant compter que sur sa propre force. Héros par l’effet de la convergence sur lui de tous, convergence à l’effet de laquelle les ressources proprement filmiques déploient tous leurs registres, héros que l’on attendrait sorti d’un conte féodal, chevalier, ou encore, comme l’évoque à un moment son costume vert et son chapeau pointu, sorte de Robin des Bois, mais à quelle redistribution des richesses convié ? Héros qui n’est le représentant d’aucune classe et cependant polarité lumineuse du film, dont la présence éclaire la subtilité des enjeux.

Héros enfin par l’ordre impérieux par lequel est empêchée toute émeute : héros d’une action dont la quintessence, au plus loin de convoquer la foule dans la plénitude et l’effusion d’une révolte donnera la chance que s’ouvre une situation désertée par la superstition où, surplombant la place vide après la fuite des moines et des palanquins, resté seul, il ne reçoit nul sacre.

Le didactique de ce film de Mizoguchi maintient pour part encore la notion de héros dans la figure de cette surrection finale, car elle effectue une synthèse de tout le film au point de cette action du samouraï, lorsqu’il dresse ses flèches sur les palanquins et donne une représentation matérielle de la rupture avec toute organisation de la croyance par la superstition.

Les films de Marker et Chaplin sont plus globalement didactiques et les figures centrales qu’ils constituent sont l’une et l’autre plus à distance d’une récollection ponctuelle qui les typifieraient en héros mythique. Car la subjectivité en jeu dans ces figures ne vient pas incarner ce à propos de quoi il y a didactique. Le didactique sur le didactisme se déploie dans Le tombeau d’Alexandre de façon non strictement transitive à ce qui est indiqué de la subjectivité de Medvedkine. De même, ce qu’établit le didactique sur Charlot pour la suite de son investigation par Chaplin n’est pas donné ni entièrement prescrit du strict point de vue du personnage de Verdoux.

Pour qui apostrophe le cinéma en faisant valoir comme à sa charge le didactique, c’est-à-dire en y dénonçant une volonté d’hégémonie sur la pensée du spectateur, le souci de l’éthique n’est pas loin sans doute, jalouse d’une propédeutique avec laquelle elle ne saurait faire diptyque, puisque ces films s’avèrent en définitive ignorer toute morale et toute exemplarité.

Ce qui est beau est beau, on ne discute pas, on goûte” : car le “sans action ni héros” de ces films prodigue l’énergie d’un “sans foi ni loi” pour qui s’y confie.

Notes

[1D. Lévy, “Cinéma moderne, apprentissage du regard”, in Artistes et philosophes : éducateurs ?

[2Id.

[3Proverbe chinois cité dans Le tombeau d’Alexandre.

[4Maxime de Medvedkine citée dans Le tombeau d’Alexandre.

[5Phrase extraite du Tombeau d’Alexandre.

[6Philippe Ivernel, Le théâtre d’agit-prop de 1917 à 1932.

[7Phrase extraite du Tombeau d’Alexandre.

[8Id.

[9Philippe Arnaud, …Son aile indubitable en moi (Ed. Yellow Now, 1996)

[10D. Lévy, id.

[11B. Brecht, La dialectique au théâtre.

[12Id.