Vers l’autre rive (Kiyoshi Kurosawa, 2015)

par Charles Foulon

Vers l’autre rive est un film déroutant, qui provoque des émotions imprécises. On aurait tendance à se dire qu’il y a comme un flottement continu, une certaine indétermination formelle, une absence de décision franche. On peut repérer cette indétermination sur au moins deux points : le genre (donc la tonalité), et ce qu’on pourrait appeler le chemin du film. Dès le début, un fantôme surgit dans un appartement, donc croit à un film fantastique, le cinéaste ayant déjà beaucoup œuvré dans ce genre, en le poussant jusqu’à la lisière de l’horreur (Kaïro). Mais la scène n’est pas du tout traitée de manière fantastique. La réaction du personnage de Mizuki face au surgissement de Yusuke, son mari (dont on apprendra immédiatement qu’il est mort trois ans auparavant) n’est pas de l’effroi, mais juste un étonnement teinté, comme en pastel, d’une légère angoisse : « Ah, tu es là ». Comme si elle l’attendait. On pourrait s’attendre à ce que le film traite du deuil, car Mizuki et Yusuke rencontrent des gens qui ont perdu quelqu’un. Mais juste avant leur départ, en une scène presque comique, la jeune femme explique à son mari qu’elle a écrit cent prières shintoïstes pour le faire revenir. Il lui dit : « Ça ne marche pas ces trucs-là ! Tu y crois toi ? », elle répond : « Non, mais j’ai essayé n’importe quoi ». Il en ira ainsi dans de nombreuses scènes : le fantastique sera neutralisé par le mélodrame et parfois par la comédie. On pense à The Ghost and Mrs Muir de Joseph L. Mankiewicz, mais les tonalités ici sont beaucoup moins prononcées.

On a tout de même l’impression, dans deux ou trois scènes singulières, que le fantastique s’installe, qu’il prend le pas sur les autres genres. Quand tout à coup Mizuki, dans la cuisine du vieux facteur, voit surgir un autre aspect de la maison où elle se trouve : toutes les pièces que nous venions de voir sont transformées en ruines (carreaux cassés, vieux papiers défraîchis, grisaille générale) configurant soudainement une scène cliché de la maison hantée, abandonnée depuis des décennies. Puis plus tard, lorsque le fantôme d’un homme surgit dans une forêt, des nuages de vapeur blanche apparaissent et restent en suspension surnaturelle. Ensuite, lorsqu’il décide enfin de « partir », le personnage devient sombre puis noir, inquiétant et presque effrayant, laissant augurer la possibilité de l’horreur. Enfin, quand une fillette de onze ans réapparaît devant sa sœur pétrie de culpabilité, la lumière générale de la pièce s’assombrit brutalement, laissant ici aussi craindre une vengeance. Mais à chaque fois, à la fin de chaque scène, nulle menace, nul mal n’apparaît. Soit le film coupe et passe à autre chose, soit la tonalité bascule dans le mélodrame, légèrement, comme dans nombres de scènes des films d’Ozu (par exemple, après la disparition de la fillette fantôme, immobiles et impassibles, deux femmes laissent couler quelques larmes). Ce mélodrame léger est à d’autres moments lui aussi troué de brefs passages comiques, voire burlesques.

Entre quelques scènes comiques et celles à tendance angoissante, sans les marquer fortement, nous oscillons donc sans arriver à décider si ce que nous voyons est drôle ou pas, effrayant ou pathétique. Les scènes proprement fantastiques nous étonnent plus qu’elles ne nous effraient. Il n’y a donc pas de tonalité dominante. De plus, entre ces scènes plus ou moins repérables, s’insèrent parfois des plans vagues ou mêmes neutres de déplacements, de voyages des personnages. Les passages entre les tonalités nous font passer dans des lieux indéfinis, des no man’s lands cinématographiques, comme, un peu, dans les films de Wim Wenders des années 70.

L’oscillation, le flottement entre trois genres rend donc le chemin du film problématique. Nous ne saurons jamais dans quelle direction aller, nous ne pouvons pas vraiment non plus déduire à partir de ce qui s’y passe, vers quelle fin il s’achemine. Un chemin (où aller ? que faire ?) est pourtant proposé dès le prégénérique : le fantôme propose à sa femme un voyage, mais la destination et surtout la durée du voyage sont laissés dans le flou. A plusieurs reprises, une séquence, c’est-à-dire l’ensemble composé d’un lieu précis où sont Mizuki et Yusuke et les personnages du lieu, s’interrompt brutalement par une coupure nette. Sans qu’on sache très précisément pourquoi, on retrouve le couple dans une autre ville, avec d’autres personnages, en train de faire tout autre chose. Et il n’y aura pas d’explication après coup. Comme les personnages, le film « décide » à chaque scène, par un montage net (forme précise de la décision), où il nous emmène. Les personnages de fantômes, eux aussi, disparaissent tout à coup de l’image, non pas dans l’image, comme classiquement (trucage à la Méliès), mais simplement absents dans l’image suivante. Il n’y aura pas du tout d’effets spéciaux. Il n’y aura pratiquement que des effets de lumière. Les fantômes, leur surgissement, leur disparition seront presque toujours traités de manière neutre.

Se déduit de tout cela une autre indétermination qui court tout au long du film, et qu’on pourrait nommer par la question : qui est vivant, et donc qui est mort ? Car on ne peut pas déduire qui sont les morts par leur mode de surgissement. Le film se tient à distance des clichés attendus du genre (le bric-à-brac du fantastique) et de la tonalité attendue (l’angoisse ou la simple peur). La question est d’ailleurs régulièrement posée par Mizuki, troublée elle-même. Bien que son fantôme de mari lui indique qui est « comme lui » et qui est « comme elle », l’indétermination reste suspendue, flottante. Nous la voyons aussi deux fois se réveiller seule dans son lit, et dire : « quel rêve étrange ». On se dit alors : et si Mizuki était morte depuis le début ?

La musique participe au flottement. Mais il y a deux types de musiques : celle off, qui semble par sa légèreté aventureuse sortir des films de Hayao Miyazaki (certains paysages de campagne entourée de montagnes les rappellent aussi) ; l’autre est jouée par des personnages au piano : deux enfants. Cette dernière musique, plus sérieuse mais enjouée, semble venir comme une résistance à la désorientation du monde – et d’un autre film de Kurosawa, Tokyo sonata.

Il s’agit en fait pour Vers l’autre rive de tenir volontairement floues à la fois une orientation possible des personnages, et l’orientation du film lui-même, qu’il se réfère à un genre ou pas. La question de savoir qui est vivant, est, par les opérations du film, recentrée, recadrée par une question plus large : qu’est-ce que vivre réellement, ou, qu’est-ce qu’exister réellement dans un monde ? Certains désirent, contre la désorientation qu’ils subissent, vivre une existence paisible, loin des tourments et des angoisses. Il s’agit pour beaucoup de ces personnages de décider s’ils restent, et donc d’exister là où ils sont. Ou s’ils partent.