Kommunisten (Jean-Marie Straub, 2015)

par Serge Peker


Réalisé par Jean-Marie Straub, Kommunisten est un montage de six séquences tirées des films des Straub. Kommunisten est donc une reprise au sens où une reprise, en couture, est l’ajout d’une pièce neuve sur une étoffe ancienne à partir de fils suffisamment semblables pour que l’ensemble reste homogène. La pièce ajoutée dans Kommunisten est un fragment tiré d’un film inédit des Straub basé sur un roman de Malraux. Ce fragment sert d’ouverture au film. Mais Kommunisten est lui-même une pièce ajoutée à l’ensemble de l’œuvre des Straub. Retrouver le fil rouge par lequel cette reprise est raccordée à l’œuvre ne peut se faire sans tirer quelques mailles de la pièce rapportée.

1- La reprise déclare le nouveau.
« Nouveau monde », déclare Danièle Huillet, dans le dernier fragment du film. Cette déclaration est immédiatement suivie par une musique de Beethoven tout particulièrement signifiante puisqu’il s’agit d’un extrait du dernier mouvement du Quatuor op.135, intitulé La décision difficilement prise. Difficile en effet de prendre la décision de rompre avec le monde ancien pour le pari risqué d’un nouveau possible que la pensée devra réordonner sur les bases d’un bien universel.

2- La polyphonie comme vecteur d’une hétérogénéité.
Les voix des récitants dans Kommunisten constituent une polyphonie en ce qu’elles sont multiples tant par leur langue différente (le français, l’allemand et l’italien) que par leur intonation, le contenu de leur récit (récits de lutte, de résistance, d’amour, de jalousie ou même le poème de Hölderlin énonçant « de partager le bien ») ou encore les temporalités auxquelles ces voix se rapportent. Chacune est hétérogène à l’autre mais cette hétérogénéité est le véritable point commun par lequel toutes ces voix se font écho entre elles.

3- Le plan fixe comme rapport de l’infini (ou du peuple) avec le fini.
Le fragment repris du film Trop tôt, trop tard utilise le plan fixe d’une sortie d’usine au Caire. Ce fragment est présenté par une voix off relatant le combat du peuple égyptien contre le colonialisme anglais et l’occupation d’une usine qui pourrait très bien être celle qui nous est présentée durant le long plan fixe. Les ouvriers qui entrent ou sortent de cette usine comme tous ceux, et ils sont nombreux, qui ne cessent de passer dans le plan, pourraient donc aussi bien être les fils ou les petits-fils de ceux qui ont combattu le colonialisme anglais ou qui auraient occupé cette usine ou bien encore une autre. Ce plan fixe a ceci de paradoxal qu’il est en total contraste avec l’incessante circulation des ouvriers passant dans le plan. Autant le plan est fixe autant cette circulation est variée, bigarrée, chamarrée, colorée et fluide. Ce plan qui tantôt se remplit et se vide plus ou moins pour se remplir à nouveau n’est fait que d’infinies intensités qui jamais ne sont deux fois les mêmes. Si la séquence est finie, ce n’est que par contrainte, celle de la fin de la pellicule Kodak. La contrainte est donc extérieure à cette infinité du plan fixe. Mais cette infinité fait écho à une autre : celle des pères de ces mêmes ouvriers. C’est ainsi que les fils sont maintenant responsables des pères en prenant ou ne prenant pas la difficile décision de faire rupture avec le monde ancien pour la création d’un nouveau monde. A l’image de ces ouvriers égyptiens, Straub pourrait être considéré comme un ouvrier-cinéaste passant devant l’œuvre des Straub pour reprendre le fil rouge de ce père qu’il aura été pour lui-même en appartenant à ce couple d’ouvriers cinéastes qu’auront été les Straub.

4- Le panoramique à 360° comme rapport symphonique.
Un autre fragment du film est un panoramique à 360° sur la région Apuane où eut lieu à Marzabotto en 1944, un massacre de civils organisé par les SS. Tout comme si elle caressait le paysage, la caméra glisse le long des flancs des montagnes, passe par des champs cultivés, cadre des paysans, rencontre un monument aux morts élevé à la mémoire des victimes du nazisme et revient finalement à son point de départ. Le bruissement de la nature sert de fond sonore à ce panoramique. La caméra a fait son tour de cercle, si ce n’est que le point d’arrivée n’est en rien identique à son point de départ car il aura suffi de 360 ° pour que ce point inscrive en lui toutes les mises en écho opérées par ce panoramique. Mise en écho par les flancs des montagnes, stratifiés et plissés par couches superposées comme sont superposés les noms des multiples victimes du nazisme sur la pierre du monument aux morts. Mais mise en écho aussi bien par la nature bruissante servant de fond sonore et se rapportant ainsi au fragment tiré de Der Tod des Empedokles où la voix du récitant déclare par le poème d’Hölderlin que « la récitation de la nature n’aura jamais de fin ». C’est ainsi que chaque écho fait écho à une infinité d’échos. Si la caméra après son tour de cercle revient à son point zéro, ce point ne peut être confondu avec son point de départ car il concentre maintenant en lui l’infinité virtuelle de possibles mises en écho. Qu’il y ait au moins un spectateur suffit à ce que ce point devienne un infini autant que les 360° du panoramique circulaire concentrent en chacun de leur degré cette même infinité du point. L’écho est ce fil rouge traversant l’œuvre des Straub et par lequel chaque écho résonne de l’infini.

Il est maintenant possible d’affirmer que la recomposition des fragments n’est possible que parce que la pensée de leur re-disposition opère un croisement du fini avec cet infini qu’est celui de l’écho et qu’elle n’est absolument pas la re-disposition uniquement structurale d’une nouvelle combinaison qui n’apporterait rien de plus à l’ensemble de l’œuvre des Straub.

Tenir la durée d’un plan fixe ou celle d’un panoramique à 360° c’est décider d’entendre en chaque point du film de Kommunisten l’infini résonance de l’infinie durée d’un infini combat : celui de l’humanité pour, comme le dit le poème d’Hölderlin, « partager le bien ». S’il y a une difficulté à voir ce film, elle ne peut que résider dans la seule « décision difficilement prise » de l’entendre et de le voir par l’idée de ce bien en partage qu’est l’idée même du communisme.