American Sniper (Clint Eastwood, 2015)

par Charles Foulon

Penser American Sniper n’est pas de l’ordre du confortable. Eastwood crée des fractures à l’intérieur même d’un personnage sans jamais recourir, comme à son habitude, à quelque psychologie que ce soit (il ne s’agit pas de schizophrénie). Cela entraîne l’impossibilité d’une totalisation. Bien qu’il y ait un nom propre pour cet ensemble que constitue le film, nous sentons un écartèlement. Nos émotions sont elles-mêmes contradictoires. Le cinéaste nous parle de plusieurs mondes : le monde de la famille, le monde de la guerre, le monde de l’amour, ... Ces mondes sont très vite montrés comme incompatibles. Il y a des abîmes entre eux.
Au cinéma, les mondes peuvent être les genres. On assiste ainsi à des passages abrupts entre le film de guerre, divisé entre la possibilité du collectif et les missions implacables voire impardonnables (même si les soldats ne sont pas pour autant Les douze salopards), et le mélodrame, divisé lui aussi entre la famille et l’amour (mais nous ne sommes pas non plus devant un drame à la Tennessee Williams).
En effet, et même s’il s’agit du même homme, qu’y-a-t-il de commun, de compatible, entre un tueur impitoyable, un jeune homme amoureux, doux et sincère, et un père attentionné ? Clint Eastwood nous raconte cela, dans cet ordre.
Comme dans ses deux films sur la bataille d’Iwo Jima, Eastwood met aussi en miroir les deux camps. Le sniper américain fait ainsi face à un sniper irakien. Duel étrange et cruel. Comme dans Le temps d’aimer et le temps de mourir de Douglas Sirk, il est important de noter ce qu’il n’y a pas dans la situation représentée. Dans American Sniper, il n’y a pas les discours de l’Etat américain, ni d’images de Georges Bush. Il n’y a pas non plus de « fanatiques musulmans », ni de prières, ni de discours contre l’impérialisme. Il n’y a pas (ou très peu) d’explications. Les opérations soustractives construisent une nudité des situations. Mais surtout, comme dans Fort Apache de John Ford, la question du héros est fortement divisée entre les faits et les discours, entre les situations étatiques et individuelles. Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, American Sniper nous dérange et nous frappe par ses contradictions.