Phoenix (Christian Petzold, 2015)

par Daniel Fischer

L’ambition de ce film est de proposer une fiction qui serait appropriée à ce qu’a été le retour des survivants des camps à la fin de la deuxième guerre mondiale, fiction qui en soit l’allégorie juste, et non pas une description plus ou moins réaliste (laquelle ne pourrait éviter d’être impudique, voire obscène). Il est en outre crucial qu’il s’agisse d’un film allemand - le deutscher Film, comme il y a un deutsches Requiem, qui manquait à l’Allemagne - ce qui fait du film non pas un « film de la Shoah » de plus (expression dont par ailleurs il faudrait certainement faire la critique), mais avant tout un film sur le pays, en l’occurrence l’Allemagne.

Le retour des camps, c’est le retour de morts-vivants (il vaudrait mieux dire : de (sur)vivants-morts). Le film s’intéresse à l’une d’entre eux, une Juive rescapée au prix, entre autres séquelles, d’une défiguration sévère ayant nécessité une chirurgie de reconstruction faciale. La question pour elle (comme pour les autres survivants-morts) est de savoir si une nouvelle vie est encore possible. On sait que la plupart ont décidé de tourner radicalement le dos à leur passé et de tenter une nouvelle vie ailleurs, assumant que la coupure avec la vie « d’avant » est irrémédiable. L’héroïne (Nelly, magnifiquement interprétée par Nina Hoss) fait le choix de revenir sur les lieux de la vie « d’avant » pour y retrouver son mari, seul lien qui lui reste, le reste de sa famille ayant été décimé. C’est dans son regard, c’est-à-dire dans son amour, qu’elle espère retrouver de quoi sustenter sa précaire identité (c’est d’ailleurs, dit-elle, ce qui l’a tenue en vie dans les conditions de mort-vie du camp). Elle parie donc sur l’amour en vue d’une possible résurrection, comparable à celle du phœnix.

Mais le mari (Johnny) - ex-mari en fait, puisque Nelly va apprendre qu’il a divorcé après son arrestation par les nazis - ne la reconnaît pas. Elle est pour lui une femme quelconque, anonyme, qui essaie, tout comme lui, de s’en sortir dans les conditions que l’on sait de l’Allemagne en ruines (cf. Allemagne année zéro) et à qui il propose une imposture consistant à la faire passer pour son ancienne épouse, grâce à sa ressemblance physique avec elle (et pour cause !) dans le but de toucher une partie d’un riche héritage. Face à cet homme qui nous apparaît comme un parfait salaud, Nelly s’entête cependant à attendre de lui la reconnaissance qu’elle est bien celle qu’il a jadis aimée, la reconnaissance qu’elle est fondamentalement la même que la femme qu’elle était « avant ». Situation extrême.

Nelly détourne pour cela le projet de son mari (l’entraîner à parfaire sa ressemblance avec son ex-épouse, l’habiller, la chausser comme elle) mais ce qui ressemble à une nouvelle version de Vertigo, en est en réalité l’exact inverse : Scottie poussait une Judy réticente à ressembler à Madeleine, alors que Nelly utilise au contraire les moyens de Johnny pour que la ressemblance avec elle-même soit plus patente. C’est elle qui lui fait faire un travail de remémoration de leur passé amoureux pour provoquer en lui la réminiscence décisive qui devrait aboutir à la reconnaissance. Vertigo, mais dans un miroir inversé. Nelly est ainsi amenée à tenter de ressembler à soi-même, c’est-à-dire à son image (entre parenthèses, c’est ce que tout un chacun fait quotidiennement, d’où un trouble très particulier à la vision du film).

C’est là que l’allégorie s’intrique de façon indémêlable au mélodrame : si Johnny ne reconnaît pas Nelly, c’est qu’il ne veut/peut pas la voir et plus généralement qu’il ne veut/peut pas voir ce qu’ont été les camps (c’est le regard aveugle des Allemands qui est ici allégorisé). Il fait d’ailleurs état de la réaction prévisible de ses contemporains qui ne voudront pas en savoir plus (et c’est historiquement ce qui s’est passé pendant de longues années après la guerre).

Nelly a fait le pari de l’amour et d’une certaine façon elle a gagné, car elle réussit à réveiller l’amour de Johnny pour elle, de plus en plus ému à mesure que le processus de sa machination se déploie, mais à la réserve décisive près qu’il ne fait pas le lien entre cet amour ressuscité par lambeaux et la femme qu’il a sous les yeux. Le film s’achève en une « fin ouverte ». Nelly chante Speak Low, la chanson de K. Weill, alors que Johnny, qui l’accompagne au piano, découvre le matricule d’Auschwitz tatoué sur son avant-bras un moment découvert. Le court-circuit, fulgurant, qui s’établit entre cette femme et son ancienne épouse, le sidère. Il n’y a dès lors plus rien à ajouter : l’héroïne pourrait par la suite se suicider, ou partir en Palestine, ou se rabibocher avec Johnny (très peu probable), ou une autre solution encore, cela importe peu. Nelly a obtenu sa reconnaissance, elle est vivante à nouveau.