The Tribe (Myroslav Slaboshpytskiy, 2014)

par Charles Foulon


The tribe est un film assez brutal. Mais c’est un film qui tient une pensée tragique de bout en bout. Brutal car le cinéaste a fait le choix de ne tourner qu’avec des acteurs sourds et muets, donc aucune parole habituelle, aucun son de voix, mais des bruits. Et le vide entourant ces bruits. Pas de musique non plus. Cela crée un effet de langage des gestes très vifs, et même si on ne comprend rien, on comprend tout de même. Pas de sous titres non plus. Cela se passe dans une institution ukrainienne pour enfants et adolescents sourds et muets, où même les professeurs et employés le sont.

Brutal car très vite, on voit que les garçons les plus âgés font partie d’une bande de voleurs et de proxénètes. Puis on se rend compte que des employés et administrateurs de l’école sont les chefs de cette bande. On pense à Vivre sa vie sur le fait qu’on découvre quand et comment s’organise la prostitution, le vol, le racket. A Khroustaliov ma voiture de Guerman, à L’argent de Bresson. Le monde représenté est mené par des brutes. A Unforgiven d’Eastwood aussi, sur la justice implacable, sur l’idée : quand la loi n’est pas là, qu’est-ce qui peut exister comme justice ?

On entre dans ce monde par l’arrivée dans l’institution d’un jeune homme de 16 ans. Pour survivre, il va devenir comme les brutes, et faire partie des proxénètes. Mais il va commencer, à sa manière brutale aussi, à aimer une des jeunes filles. Toute la question devient alors : est-ce que l’amour va le sortir de la brutalité ? Est-ce que dans un monde de brutes peut surgir autre chose ?

On pense à l’énoncé qu’Alain Badiou avait nommé sur le monde tel qu’on veut nous le présenter : "Il n’y a que des corps et des langages." Ce film nous montre dans une sorte d’épouvante non fantastique ce que devient un monde dans des conséquences pas très éloignées de notre époque, quand en effet, il n’y a plus que des corps et des langages. Le cinéaste accentue d’ailleurs l’énoncé, en fusionnant corps et langage avec ces personnages sourds et muets.

Sauf qu’il y a eu un amour. Il y a, malgré toute cette tragédie, en un point central, une scène d’amour. Elle est brutale elle aussi, complètement inhabituelle. Les corps sont inversés, comme à égalité sur un fond bleu azur. Malgré la noirceur, malgré le tragique, malgré le crime généralisé, malgré la corruption comme norme de vie, malgré le faux de la justice, on a vu qu’il a existé la puissance d’un moment d’amour.