Ana Arabia (Amos Gitai, 2014)

par Lucas Hariot

Ana Arabia, constitué d’un unique plan séquence de 85 minutes, s’ouvre en contre-plongée sur un immense arbre, dont les branches, bien que coupées pour la plupart, s’élancent vers un ciel bleu immaculé. Le plan, légèrement tremblant, baigné d’une lumière à la fois vive et fraiche, celle d’un soleil de midi en hiver, est apaisé. Il s’étire d’abord en longueur puis lentement se met en mouvement pour nous installer d’emblée dans ce qui sera le doux rythme du film, celui d’une démarche tranquille, rythme qui appelle le spectateur à une contemplation active, bercé par le patient espoir que naisse sous ses yeux quelque éclat de réel.

Le mouvement descendant initial nous amène au cœur d’un lieu singulier construit autour de cet arbre millénaire, dont le tronc, à sa base, se mêle étrangement au béton : un ensemble d’habitations plus ou moins vétustes, et clos sur lui-même. Hannah, une femme juive rescapée d’Auschwitz, a vécu l’amour en ce lieu avec son mari arabe, Yussuf, et ses enfants. Yael, jeune et jolie journaliste israélienne, est venue interroger ces derniers après son décès. Elle pénètre dans l’enceinte par une porte métallique qui semble être son unique ouverture : nous parcourrons le lieu avec elle, au rythme lent, silencieux et sinueux de sa démarche empreinte de curiosité respectueuse. Nous en ressortirons par là où nous y sommes entrés : un mouvement de caméra ascendant suivra les branches pour nous permettre cette fois d’examiner, à la faveur d’un lent panoramique, les lieux alentours : les quartiers pauvres d’une ville du Moyen-Orient, comme il en existe mille autres, avec ses palmiers, ses petites maisons, ses terrains vagues et ses HLM.

Entre-temps Yael aura rencontré Yussuf, sa fille Miriam, son fils Walid, sa belle-fille Sarah (pourtant divorcée de Jihad, autre fils de Yussuf, disparu). Elle aura bu du thé avec les amis de Yussuf, pris quelques rares notes, dialogué mais surtout écouté les histoires que chacun a à raconter. Des histoires où, malgré les rancœurs parfois tenaces, malgré la complexité des situations évoquées, malgré les souffrances, on finit toujours par parler d’amour. Où, malgré l’adversité, le désir de repli sur soi (notamment présent chez Yusuf, qui dit-il, s’il le pouvait, ne sortirait jamais de ce lieu), la coexistence entre Israéliens et Palestiniens apparait comme possible, et heureuse, et où se réinvente le pays, selon le schème d’une non-séparation. Tout ici est affaire de contrastes et en même temps d’empathie : entre la jeune journaliste et de vieux messieurs tantôt bourrus tantôt espiègles ; face à Yael, jolie fille quelque peu poseuse dans son blouson de cuir, la sereine Miriam, altière dans sa tunique blanche, et l’austère Sarah, sa belle-sœur meurtrie, en robe noire.

L’insistance du réalisateur sur la présence de l’arbre, est une opération du film en soi. Cet être végétal se donne comme métaphore du mouvement général du film, sa présence continuelle semble prescrire le dispositif global du film en plan séquence. Il est ici question de continuité, mais une continuité complexe, qui renvoie à une figure de l’enchevêtrement. Cette continuité tient de l’ordre fractal : mille, dix-mille parcours ne sauraient épuiser la richesse de ce lieu labyrinthique, qui apparait dès lors beaucoup plus grand qu’on ne peut le penser de l’extérieur : sa fermeture n’est qu’apparente. La topologie de l’ensemble est agencée subtilement par le cinéaste-architecte qui réussit à préserver son mystère. L’ouverture du lieu, par son centre, se dévoile métaphoriquement et spectaculairement : au détour d’une ruelle, apparait ce qui ressemble, par l’art du cadrage, à une forêt. Véritable surprise pour le spectateur, cette trouée de verdure, jardin d’Eden tapi dans un recoin, génère un changement de perspective : comment un lieu aussi fermé, aussi restreint, peut-il abriter un sous bois ? Ce jardin extraordinaire est entre autres le résultat d’un travail, celui de Miriam, qui avec sa robe blanche, son bracelet de bronze et son port altier y apparait comme une vestale. La figure de l’enchevêtrement fait alors retour dans ses paroles : pour que tout cela vive, pousse bien, il faut y laisser les mauvaises herbes proliférer. La dimension végétale du film renvoie par ailleurs à une pensée de l’avenir non défaite du passé, des racines, et marque finalement l’impossibilité, en tant que non-sens pour le pays, d’une séparation entre les gens.

La force, l’essence même pourrait-on dire, de la modernité est de considérer le paradoxe non pas comme la fin d’un chemin mais comme un possible début (ou le début d’un possible), de retourner l’impossibilité apparente en invention. Les éclats de réel que nous offre le film sont intimement liés aux paradoxes qu’il nous laisse entrevoir. Branches sciées, pourtant tendues vers le ciel ; tronc d’arbre pris dans le béton ; ouverture du lieu (spatiale et spirituelle) malgré sa clôture physique ; tonalité oscillant entre le documentaire et une puissance théâtrale esquissée ; clichés travaillés, infléchis par le mouvement libératoire du film dans lequel ils sont pris ; singularité d’une situation exceptionnelle prise dans sa dimension universelle. En somme : l’émergence du possible dans une situation réputée inextricable. La symphonie de Malher qui intervient dans le dernier plan du film, lors du panoramique sur la ville, tient aussi de cet ordre paradoxal.

L’enquête du film sur ce lieu amène à concevoir l’amour comme raison essentielle à son existence, comme catalyseur des processus extraordinaires qui y ont été, qui y sont à l’œuvre. Sur ce point, la conception transcendante de l’amour de ses habitants (l’amour comme force infinie qui vous a choisi et vous fait faire des choses extraordinaires) est un autre paradoxe dévoilé par le film car cette conception se heurte à la preuve que ces gens donnent sous nos yeux, par leurs gestes, par leur ouverture à l’autre, par leurs paroles et leurs histoires personnelles, de ce que l’essentiel, dans cette situation inouïe, a été, est affaire de volonté, de décision, de pensée : Sarah est restée ici malgré son divorce avec le fils de Yussuf ; Yussuf appelle frères des gens qui ne sont pas de sa famille mais avec qui il a un passé commun etc. Ce lieu n’existe pas car une puissance supérieure en a décidé ainsi, mais bien parce que des hommes et des femmes ont construit sa possibilité. L’amour, et par conséquent le possible, est aussi une construction.

Par la pensée de ce lieu comme exception, de cette part de Réel au sens noble (ce qui parait impossible mais pourtant surgit), le film, en tant qu’enquête documentaire traversée par la force de la fiction, réussit à inventer -comme ont pu le faire récemment d’autres films israéliens comme Jaffa, la mécanique de l’orange et Etat Commun d’Eyal Sivan ou Dancing in Jaffa d’Hilla Medalia- un possible pour le pays.

Emue après ses premiers instants dans ce lieu, Yael appelle son patron et compare l’endroit à une mine d’or : lui ne demande qu’un article. L’émotion finale de Yael, lorsqu’elle part en pleurant, semble d’un autre ordre : sa position s’est débarrassée de tout intérêt professionnel, son émotion ne tient plus de l’excitation. Le regard de la jeune femme, en perdant sa dimension journalistique, s’est humanisé. Le nôtre, comme le sien, ne peut qu’être transformé. Paradoxe premier du film, "Ana Arabia" (que l’on peut traduire par "je suis arabe") est le nom qu’Hannah, la femme de Yussuf, s’était choisi et que sa fille Miriam évoque maintenant fièrement. Cette phrase devenue nom propre peut désormais être celui de Yael aussi bien.