Playtime (1967) de Jacques Tati & The Party (1968) de Blake Edwards

Burlesque : quoi de neuf ?

par Emmanuel Dreux

On peut facilement rapprocher le film The Party de Blake Edwards de la séquence du “Royal Garden” dans Playtime de Jacques Tati :
- les situations de départ sont comparables : un lieu unique dans lequel se rassemble un groupe de personnes venu dans le but précis d’y passer la soirée.
- dans les deux cas, on assiste à un dérèglement de la situation de départ qui se décale peu à peu d’un déroulement prévu (et prévisible) pour laisser la place à une incertitude de chaque instant, pour passer sous le règne de l’imprévisible.

ORGANISER L’IMPREVISIBLE

« Toute situation, dans le burlesque, se développe sous la menace constante de l’irruption du gag : les rapports entre les éléments du film sont incertains en permanence, car l’importance dramatique de chaque chose n’est jamais à l’abri d’une soudaine modification” » [1]

On peut dire que Playtime et The Party répondent l’un et l’autre à cette caractéristique du cinéma burlesque soulignée par Frédéric Favre : bousculer les lois qui voudraient faire accepter un ordre préétabli du monde, ou l’idée d’une logique naturelle. Seul l’inattendu est à prévoir pour le spectateur, ce qui le place d’ailleurs dans une position d’attente de la désta-bilisation et de la surprise, son rire “sanctionnant” en quelque sorte la qualité de la tromperie dont il est la victime volontaire.

Si le burlesque intègre cette disposition particulière du spectateur dans son processus, nos deux exemples diffèrent justement dans leur façon d’organiser l’attente et la surprise, de faire surgir l’inattendu. On peut pointer cette différence en comparant l’impression laissée par les deux films après leur vision : si les dégâts occasionnés par leur “folle soirée” respective sont à peu de choses près identiques (on aboutit dans les deux cas à une destruction quasi totale du décor), The Party se clôt sur le constat de la catastrophe et laisse le sentiment que quelque chose d’irréversible a bien eu lieu (et dont un retour, en fin de film, sur les lieux “dévastés”, ainsi qu’un happy-end apaisant, achèvent en quelque sorte l’accomplissement).

Dans Playtime, la catastrophe est très relative car elle n’est pas vraiment constatée : on quitte le restaurant progressivement, pour passer à autre chose, à la suite si l’on veut, ou plutôt à ce qui se poursuit ailleurs, avec les mêmes et d’autres. Du “Royal Garden”, nous ne saurons plus rien, nous n’aurons pas le plaisir de contempler le paysage dévasté après la bataille car nous sommes déjà dans l’instant d’après. Barthélémy Amengual parlait à propos des Vacances de Monsieur Hulot d’un « temps délivré de la blessure du futur […] un temps où rien ne prélude à rien, rien ne finit ni ne commence vraiment […] où commencement et conclusion ne sont pas séparés par l’espace d’un projet, d’une conduite, d’une histoire, mais surgissent ensemble dans l’illusoire perfection de l’instant ». [2]

Rien n’est vraiment accompli dans Playtime : l’impression que laisse le film est celle d’un changement infime, d’une lente évolution qui pourrait être le fruit de la multitude d‘instants “ordinaires” que le film nous offre, à l’opposé de la “révolution” qu’opère The Party dans un moment qu’on peut qualifier d’unique.

PLAYTIME OU LA PROPOSITION DU GAG

Cette différence d’impression tient non seulement à l’organisation générale du film mais aussi à la façon dont les gags sont construits. Si les gags de Tati ont souvent été qualifiés d’“anodins” ou de “réalistes”, cela tient autant à leur structure qu’à leur aspect prétendument plausible ou pris sur le vif. Car à y regarder de plus près, une telle concentration de micro-événements lors de la soirée d’inauguration d’un restaurant est bel et bien extraordinaire. Tout se détraque, du mobilier à la décoration, en passant par l’éclairage, la climatisation et le bel ordonnancement du service, sans que personne n’y soit réellement pour quelque chose (si ce n’est un architecte qui passe son temps à constater des dégâts dont il ne se sent nullement responsable). La clientèle ne s’étonne guère, elle s’adapte peu à peu à cette situation peu ordinaire sous l’impulsion d’une bande de joyeux drilles qui tire profit de chaque défaut pour réorganiser naturellement le lieu et la soirée à sa convenance. Tati certes se refuse au gag “irrationnel” ou “irréaliste”, mais si tout paraît si plausible et si vraisemblable dans ses films, s’ils laissent l’impression d’une “grande vérité”, c’est que l’absurde ne se contente pas d’y surgir le temps (ou l’espace) d’un gag : l’absurde est déjà là, en puissance, dans le regard porté sur les choses, dans cette façon si particulière de pointer sans l’imposer l’aspect risible du monde.

Tati substituerait-il le film risible (qui peut faire rire) au film comique (qui fait rire) ? En effet, il ne cherche pas à imposer le rire mais se contente de le proposer. Le gag chez Tati ne fait que passer, l’inattendu ne surgit pas comme un clin d’œil adressé au spectateur dans un moment suspendu de la narration ; au contraire, le rire viendrait plutôt de la résonance d’une idée comique au sein du déroulement narratif, de sa ré-percussion interne au film. “Tati invente d’introduire le burlesque dans le film” écrit Barthélémy Amengual [3], car selon lui l’absurdité d’une situation ou l’étrangeté d’un comportement passent par la conscience des personnages en même temps que par celle du spectateur. On s’observe beaucoup dans les films de Tati : c’est le signe de l’étonnement constant des personnages eux-mêmes face au monde dans lequel ils évoluent. Et cet étonnement est aussi le nôtre face au potentiel comique des situations qui nous sont proposées.

Tati cherche moins à tromper l’attente du spectateur en créant une surprise soudaine (qui le soulage par un rire libérateur de la position déstabilisante dans laquelle il a été placé) qu’à remplacer cette attente par une recherche active de ce qui est potentiellement drôle à l’écran. Ceci suppose une nouvelle attitude du spectateur face au film : il n’est plus simplement invité à constater un processus comique (à comprendre comment il a été trompé au moment de la chute du gag) mais à participer lui-même à l’élaboration de ce processus : à l’effet de surprise habituel se substitue dès lors un étonnement de chaque instant, renouvelé à chaque nouvelle vision du film, et qui se poursuit encore, au-delà du film lui-même, longtemps après l’avoir vu.

THE PARTY OU L’ATTENTE DU GAG

Si Tati bâtit son style burlesque contre les habitudes du spectateur, Blake Edwards semble au contraire les intégrer totalement à sa démarche comique, mais pour les mettre à mal et jouer avec elles. Rarement un film aura pris autant la peine de camper son personnage principal et son unique situation aussi longuement et minutieusement que The Party. Les très longues premières scènes du film dans le film durent tout juste trop longtemps pour créer une sorte de malaise dont nous serons soulagés par l’apparition “claironnante” de Peter Sellers. Mais si ce premier gag nous rassure sur le genre comique du film que nous sommes en train de voir, il s’accomplit lui aussi avec une lenteur et avec une insistance pour le moins inhabituelles, comme pour signifier au spectateur que si ses attentes (de rire) seront satisfaites, elles le seront d’autant mieux que le cinéaste burlesque restera un grand organisateur d’imprévu et d’inattendu.

L’introduction de The Party joue à deux niveaux : d’une part, elle caractérise un personnage (le maladroit) et installe une situation (l’invitation par erreur du maladroit dans une soirée mondaine) qui sont tous deux des “classiques” du cinéma burlesque dont le spectateur se délecte à l’avance, mais d’autre part, elle signifie clairement à ce dernier qu’il sera déçu si on ne lui donne que ce qu’il attend. Ajouter de l’inattendu à l’attendu semble être le principe qui préside au film : partir d’un cadre connu et reconnaissable à partir duquel tout peut encore survenir, d’où la nouveauté est toujours possible.

Non que The Party se situe simplement en référence ou en filiation à une procédure artistique qui lui serait antérieure et qui aurait vécu (et dont il ne serait alors qu’un prolongement nostalgique). La nouveauté et la totale liberté du film se situe plutôt dans son appartenance et sa fidélité à une procédure artistique qu’il actualise, dans ce qu’il constitue bien “une enquête qui n’avait pas eu lieu, un point-sujet inédit de la trame d’une vérité artistique” [4]

L’exposition de The Party sous-tend le film tout entier, inaugure un “tout-peut-arriver” qui donne au film son apparente homogénéité spatiale et temporelle. Apparente, car si le film va se dérouler dans un lieu unique (la maison du produc-teur), il ne sera jamais vraiment possible pour le spectateur d’appréhender ce lieu dans sa totalité et sa continuité, tant il est immense, découvrant sans cesse des parties insoupçonnées, son aspect “transformable” (cloisons coulissantes, plancher escamotable) accentuant cette impression de discontinuité [5]. Dans ce décor qui répond en tout point au fantasme d’un lieu purement filmique, le temps n’est unique que par la tension continue créée par les gags multiples, moments suspendus et en marge de la linéarité du récit, mais tous construits, organisés en fonction d’une attente initiale : celle d’une explosion finale, promise en quelque sorte par l’explosion qui clôt l’introduction du film. The Party repose sur l’accumulation des mini-récits que constituent les gags, sur une succession d’instants indépendants (voire interchangeables) mais reliés entre eux par l’arrière-pensée de la chute finale, par l’anticipation de la catastrophe.

On ne s’étonnera pas alors que Blake Edwards joue avec le temps : il prend un malin plaisir à temporiser, à retarder la chute ou à escamoter le déroulement du gag, à exaspérer l’attente du spectateur, à créer la surprise en détournant ou en endormant son attention. Nombres de gags jouent sur le ralentissement de l’action, sur l’étirement à l’extrême d’une situation donnée qui se conclut le plus souvent par une accélération brutale, voire une ellipse temporelle. Il faut voir le moment interminable au cours duquel Peter Sellers déploie des trésors d’invention pour récupérer sa chaussure sans se faire remarquer et comment, touchant au but, celle-ci lui échappe brutalement pour se retrouver au beau milieu d’un plateau de petits fours (où, d’ailleurs, elle passe inaperçue jusqu’à ce que son propriétaire vienne la récupérer). On peut s’étonner aussi de la capacité du héros à se déplacer : alors qu’il vient de faire une bêtise à un endroit précis, il réapparaît dans le plan suivant le plus loin possible de cet endroit, arborant un air parfaitement dégagé (dont l’effet d’ailleurs est de le rendre plus coupable encore aux yeux de ceux qui le soupçonnent).

LE GAG ET LE TEMPS

Les gags dans The Party s’organisent autour de leur chute (et si celle-ci est escamotée, l’absence de chute est la chute), dans un temps qui implique une durée. Là où Tati privilégie l’instant présent en semblant se libérer de toute perspective temporelle, Edwards construit son film dans le temps, mais un temps qui lui est propre, qui invente pour ainsi dire sa propre durée. Cette différence dans le rapport au temps des deux cinéastes induit deux styles de construction comique radicalement différents.

Quand Tati montre un vieux portier très digne face à un tableau de commandes électronique ultra-sophistiqué, nous rions du contraste entre l’homme et la machine, de l’application et de la perplexité du premier face à la complexité et à l’implacable efficacité de la seconde. Nous sommes, comme Hulot, les témoins attentifs d’une étrange confrontation, d’un instant suspendu et hors du temps dont chaque détail “ordinaire” nous étonnera encore, longtemps après la vision du film.

Quand Blake Edwards place Peter Sellers face à un tableau de commandes qui pourrait être le même que celui de Playtime, nous attendons le pire : cette confrontation implique une série de conséquences dont nous espérons qu’elles iront bien au-delà de notre attente, par lesquelles nous souhaitons être surpris. Et nous ne serons pas déçus : le héros va pouvoir exercer sa curiosité avec un acharnement qui confine à la perversité et le fameux tableau recèlera des commandes aux possibilités insoupçonnables.

Y a-t-il un petit rigolo dans la salle ?

Le traitement du personnage “principal” dans les deux films est lui aussi révélateur d’une différence d’approche. La simple apparition de Peter Sellers dans le champ suffit pour mettre le spectateur en alerte, en attente du gag. On peut même dire que sa présence cataclysmique dans cette soirée finit par déteindre sur le comportement des autres personnages : sans sa sobriété, le serveur alcoolique aurait sans doute moins bu ; sans son extrême civilité, les maîtres de maison seraient peut-être restés plus calmes ; sans son attachement aux traditions hindoues, personne n’aurait eu l’idée saugrenue de laver un éléphant dans une piscine.

A l’inverse, Hulot pourrait (presque) être absent de la soirée d’inauguration du Royal Garden. C’est à peine si on le remarque, et s’il provoque d’un geste brusque l’effondrement du plafond, c’est uniquement parce qu’il est le seul à pouvoir l’atteindre en raison de sa grande taille ! On connaît le refus de Tati d’organiser son film autour de ce qu’il appelle “le petit rigolo de la soirée” (formule qui va comme un gant au Peter Sellers de The Party) par lequel passeraient tous les gags : Playtime raréfie considérablement la présence de Hulot, et s’évertue à le faire apparaître comme un témoin quasi anonyme, un figurant parmi d’autres (certains d’entre eux ont d’ailleurs une silhouette qui ressemble étonnamment à celle de Hulot lui-même). La présence de Hulot n’est en rien promesse de gag, et si celle-ci retient quelque peu notre attention, c’est souvent pour partager un peu de ce qu’il observe de son regard si particulier.

Playtime nous invite à nous étonner, The Party s’évertue à nous surprendre, et l’un et l’autre de leurs personnages répondent en tout point au mot d’ordre de leur film respectif. Hulot constate comme nous l’aspect risible des choses, et si l’on rit de lui, c’est en fait de sa capacité d’étonnement face au monde qui l’entoure ; le personnage de Sellers ne se contente pas de provoquer le rire par sa maladresse, il y ajoute un sens des convenances et de la politesse qui aggrave sa responsabilité : le film entier est basé sur sa présence décalée et surprenante, incontournable et catastrophique.

Là où The Party se fonde sur les habitudes et les attentes du spectateur pour mieux les tromper, Playtime rompt radicalement avec ces habitudes et place le spectateur non en situation d’attente du gag mais bel et bien en quête de celui-ci. Le premier renouvelle le genre burlesque en repoussant ses limites et en déréglant ses lois pour surprendre encore le spectateur à partir de ce qu’il sait déjà, le second invente un nouveau rapport au genre, et au rire.

Notre but n’est pas ici de juger un film par rapport à l’autre mais de relever comment, chacun à leur manière, ils constituent bien une enquête qui n’avait pas eu lieu sur la configuration artistique dont ils participent, et ce, d’ailleurs, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte de leur place dans la chronologie de l’histoire du cinéma, ni de leurs lieu et circonstances de production. Si ces deux films sont à peu près contemporains (1967-68), on peut dire que de leur approche multiple de l’avenir se déduit un passé lui-même multiple.

Notes

[1Frédéric Favre, “Modernité du burlesque”, L’art du cinéma n°8

[2Barthélémy Amengual, “L’étrange comique de Monsieur Tati”, Cahiers du cinéma n°32 et 34.

[3ibid.

[4Alain Badiou, “Art et philosophie”, in Artistes et philosophes : éducateurs ?, Ed. G. Pompidou, 1994 : “Une oeuvre est une enquête inventive sur la configuration, qui pense donc la pensée que la configuration aura été (sous la supposition de son achèvement infini). Plus précisément : la configuration se pense dans l’épreuve d’une enquête qui simultanément la constitue localement, en dessine l’à-venir, et en réfléchit rétroactivement la courbure temporelle”.

[5A l’inverse, on se repère facilement dans le décor du “Royal Garden” de Playtime dont les différentes parties sont montrées dans leur rapport au reste du décor, chacune d’elles étant tour à tour la scène, les coulisses ou même la salle d’un immense lieu continu.