Capra et ses modèles

par Aurélia Georges

Capra étant un des cinéastes les plus cités quand il s’agit de message et de didactisme, je tenterai ici une traversée introductive du processus didactique propre à ses films.

Le didactique implique un discours ; j’en distingue deux formes :
- littéral, quand il est transmis par la bouche du personnage,
- indirect, quand ce sont les faits et gestes du personnage qui parlent pour lui.

Chez Capra le didactique reposera sur la présentation d’une pluralité de discours, littéraux ou indirects. Tout discours présenté est exemplaire, -même lorsqu’il est convié à titre de contre-exemple. C’est cette fonction exemplaire qui me fait appeler modèles les personnages porteurs d’un discours. Le modèle offre ainsi soit un exemple à suivre soit un exemple à fuir. Souvent le discours du personnage auquel on s’identifie évolue et se transforme au cours du film et au contact des autres modèles, explorant ainsi le champ des possibles que constitue l’ensemble des modèles.

Par ailleurs, le didactique est distendu par deux dimensions récurrentes : l’humour, et l’amertume, qui y ouvrent l’espace nécessaire au déploiement d’une pensée.

Pour circonscrire le didactique de l’extérieur, voyons brièvement deux autres cinéastes de l’apprentissage : chez Hawks, les personnages parlent beaucoup, mais leurs actes contredisent leurs paroles et leurs parcours en deviennent anarchiques. La tournure de cauchemar sans fin que peuvent prendre les films nous confrontent, plutôt qu’à une solution, à une destruction, dont la pensée va devoir s’extraire. Face au chaos, les personnages sont impuissants et leur apprentissage consiste à s’y résoudre. [1] Chez Lang, on reste dans le questionnement, on n’est jamais entièrement dans l’affirmation nécessaire au didactique, même à la fin. Si enseignement il y a, c’est dans la mise en question de tout savoir établi. [2]

J’aimerais montrer ici que le didactique dans l’art du cinéma ouvre sur autre chose qu’un savoir, et que les films de Capra, relégués parfois un peu vite aux “bons sentiments” et à la “naïveté” offrent, pour qui en écoute vraiment la musique, une pensée pleinement déployée.

ON N’EN PARLE PLUS

Cette phrase paradoxale pourrait être prononcée à propos du didactique chez Capra. En effet deux pôles opposés donnent leur dynamique à ses films : d’un côté, le discursif, porté par les modèles, souvent nombreux, et avec lequel on est dans le plein, en surnombre de sens. Et puis de l’autre côté ce qui troue ce sens, ce qui l’interrompt : l’elliptique. Pris dans le rythme discursif, on est constamment en attente de discours mais les ellipses les plus notables sont celles des fins des films, à proprement parler lors des chutes [3] : on nous laisse sur une faim de parole.

Prenons la fin de Lost Horizon : le héros, Robert Conway, après avoir quitté le séjour utopique de Shangri-La, trouve la preuve qu’il a eu tort et se met à errer dans les montagnes jusqu’à épuisement ; la “une” des journaux nous apprend qu’on l’a retrouvé sain et sauf ; des diplomates anglais discutent son attitude ; l’un d’eux évoque la ténacité de Conway à repartir chercher Shangri-La. On attend alors de voir les retrouvailles de Conway avec ce lieu et la jeune femme dont il est amoureux. Or, rien de tel : un plan de Conway, barbe longue, un bref plan de Shangri-La au loin, et on n’en parle plus. De même, Mr Smith Goes to Washington ne se termine pas sur les retrouvailles amoureuses de Smith et Saunders, ni sur Smith porté en triomphe pour sa victoire, comme on l’attend, mais sur le Président du Sénat qui se balance dans sa chaise en souriant. C’est qu’il incombe maintenant au spectateur de penser, et non plus au film de dire. American Madness passe de même très vite sur les conséquences de ce qui a été dit. Il y a bien un dénouement, au sens où l’intrigue trouve une issue, mais il n’y a pas de conclusion. On serait bien en peine d’énoncer la moralité du film en une phrase, alors que dans Monsieur Verdoux ou Le Dictateur de Chaplin (autres films relevant du didactique) le discours final conclut les discours de tout le film ; il en concentre la morale. Chez Capra, le didactique peut être dit “non conclusif”. La volonté didactique se manifeste non dans une affirmation prescriptive, mais dans l’ouverture dans l’esprit d’un espace blanc où la perplexité a sa part, et où tout est à construire. Comme si les modèles étaient les pièces d’un puzzle que la fin du film laisse encore inachevé.

Plus généralement, la dimension elliptique est repérable dans la concision maintenue de ces films ; on pourrait montrer que les séquences sont légion dont la fin est retirée de l’œil du spectateur comme un tapis de sous ses pieds. De ce point de vue American Madness est exemplaire. Parfois cette concision devient sécheresse : c’est l’effet que laisse la mort du frère dans Lost Horizon : sa chute mortelle dans la montagne, imprévisible, est passée sous silence instantanément. On n’en parle plus. Que penser de cette mort étrange ? Le frère est un peu le mauvais génie de Conway, qui l’entretient d’ambition et de gloire. Modèle en image inversée du héros, violemment anti-Shangri-La, il parvient à en faire partir Conway. Il est la part du doute de la conscience. Et sa mort est comme un évanouissement dans la nature, il disparaît avec les doutes du héros.

LE THE AMER DU SPECTATEUR

Mais “elliptique” peut être pris dans le sens plus général de trouée dans le discours. Tout ce qui interrompt le flot du discours, tout ce qui n’est pas “sucré”, je le nomme génériquement “amertume” [4]. Elle désigne la qualité particulière de l’elliptique chez Capra, décrit son effet sur nous. Le mutisme dont se pare le film par moments laisse un arrière-goût amer caractéristique. It’s A Wonderful Life (La Vie est belle) ,est imprégné par la séquence où James Stewart visite le monde “tel qu’il aurait été s’il n’avait pas existé”. Même la séquence finale où tous entonnent des chants de Noël ne parvient pas à dissoudre l’amertume. Le sentiment qui reste du film, c’est que, quelque part, James Stewart a été trompé. Les apparences disent qu’il a gagné la partie ; s’étant sacrifié, il a sauvé toute une ville. S’il faut choisir entre toute une ville et un individu, qui sauver ? On serait tenté de répondre : toute la ville, et pourtant, l’insatisfaction demeure ; cet individu-là, James Stewart, nous importait tout particulièrement. La vérité énoncée par le film, c’est que le sacrifice d’un seul, fût-ce pour sauver un collectif, ne peut satisfaire. Cette vérité est enseignée précisément grâce à l’amertume, là où le triomphe du Bien laisserait attendre l’euphorie.

Outre la concision, l’ellipse, dont je viens de parler, l’elliptique est à l’œuvre par le biais des éléments, pluie, vent, feu, neige, nuit, foule incontrôlable, où la nature reprend le dessus sur l’humain. Ces éléments sont souvent, comme il se doit, déchaînés. Ils ne parlent pas, et se soustraient à tout discours. Ainsi dans Lost Horizon : en ouverture, la foule, masse confuse : que veut-elle ? L’horizon incandescent : est-ce la lumière du couchant ou celle d’un incendie ? Ce sont des pans entiers du films qui échappent ; leur rébellion est de ne rien dire : non pas ellipses, mais éclipses du sens. Plus loin, les plans des montagnes vierges et indomptables apparaissent comme une affirmation de non-sens. Pas de domestication possible par l’homme. Ils sont magnifiques parce qu’ils ne disent rien, sinon l’impossibilité de dire. Il y a un moment où cette constatation répétée d’un blanc dans le discours (On n’en parle plus) fait prendre conscience que cet absentement même dit : on ne peut pas tout dire, on ne peut pas tout expliquer. Le didactique se soustrait à la propagande en exposant lui-même ses limites.

Car certains mystères demeurent. Ainsi la servante du Général Yen, sur laquelle le discours chrétien n’a aucune prise et qui demeure extérieure à tout remords et à tout pardon. Ainsi Yen lui-même, dont les méthodes très radicales (abattre des prisonniers qui sinon mourraient de faim, mettre à mort les serviteurs traîtres) ne sont pas justifiées, ni explicitées : c’est un homme que jamais vous ne pourrez entièrement connaître. Dans Lost Horizon, le personnage de la jeune fille russe reste extrêmement troublant : pourquoi veut-elle avec tant de désespoir quitter le séjour utopique (alors qu’on aura la preuve peu après qu’il s’y produit bien des miracles) ?
Le monde fictif des films de Capra intègre sa propre subversion, la met en avant, et ne cherche pas à la résoudre (c’est pourquoi il est simpliste de juger ces films simplistes).

Les discours se heurtent à leur limite : le corps, le monde. Ces aspérités qui font trébucher le discours sont la beauté de ces films : autour d’elles la pensée peut se masser comme la nacre autour d’un grain de sable. John (Meet John Doe), sur le toit de l’Empire State Building, est sur le point de se jeter dans le vide parce que, confronté au réel de la corruption, il a choisi de se taire. En effet cette mort est une prise de silence, comme le suicide fictif prévu par les journalistes au début était une prise de parole, une protestation. C’est alors, devant ce silence sur le point de s’installer, que Ann (Barbara Stanwyck) vient l’implorer de parler à nouveau. Le silence de John est le moteur du premier discours humaniste sincère de Ann. Derechef, c’est lorsque Ann s’évanouit, sous l’effet d’une fièvre réelle qui lui coupe la parole, que John se détourne du suicide. Lors du discours final de Mr Smith…, la parole, menacée d’épuisement, se maintient jusqu’à l’insoutenable. Mais c’est son interruption qui a raison du Sénateur corrompu. C’est le réel de la souffrance de Smith, tombant d’épuisement, qui est le véritable moteur : le Sénateur se lève, comme frappé, et clame sa culpabilité. Ce que tant de discours n’ont pas rendu possible, le silence le fait advenir.

Capra ne cherche pas à accumuler des preuves en faveur des modèles-héros. On a vu qu’au contraire, il jalonne leurs parcours d’inexplicable, d’indomptable, il leur coupe la parole de mille et une façons. Et pourtant, les choses adviennent, des personnages agissent. Et ceci non pas devant les arguments, mais devant leur interruption. C’est que l’action n’est pas affaire de raisonnement, mais de décision. Ce que Capra pose là, c’est que la vérité de leur discours n’est pas à chercher à l’extérieur, dans une somme de faits qui appuieraient leur thèse. Au contraire, il faut la chercher à l’intérieur : dans une décision subjective. Les modèles décident de croire.

LA PAROLE COMME DISTENSION

American Madness est l’histoire d’un homme qui sauve son entreprise de la faillite et une petite ville de la ruine grâce à sa foi en la solidarité. A l’œil inattentif, le film pourrait sembler une vision idéalisée de l’Amérique sauf qu’il sonne, à maints égards, comme une sorte de plaisanterie. D’abord parce que tous plaisantent sans cesse, du matin au soir. Tout est sujet à plaisanterie ; même ce qui est le plus grave, à savoir la mort. La mort du gardien de prison, seul fait irréparable du film, est tout de suite tournée en plaisanterie grâce au personnage d’un employé qui raconte inlassablement comment il a découvert le corps. Notons que la plaisanterie est rarement exempte de cruauté. La pirouette finale consiste à faire croire à l’employé modèle que son patron va lui offrir un séjour à l’hôtel pour sa lune de miel -or au contraire c’est pour lui-même que le patron veut réserver l’hôtel. Mais surtout, la petite phrase que l’employé adresse alors à sa fiancée, “Allez viens, esclave”, résume l’état dans lequel nous laisse le film : on aurait envie de sourire, car tout s’est bien terminé et tout cela, au fond, n’est pas bien méchant, mais l’injustice demeure : c’est le patron qui a droit à l’hôtel, et les employés restent des esclaves. L’humour, qui est toujours verbal (il n’y a jamais de gag visuel), distend le drame, mais aussi nous distancie de cette vision idéalisée de l’Amérique.

J’aime à repérer que l’humour est la vertu des personnages de Capra qui, précisément, se soustraient au monolithique de la propagande. Yen est le personnage qui fait preuve d’humour, tandis que le fiancé de Megan en est totalement dépourvu (voyez le tour que Yen lui joue en lui remettant un faux papier officiel qui en fait dit :”cet imbécile préfère s’occuper de sa mission plutôt que d’épouser la femme qui l’aime !”). Dans Mr Smith..., les répliques ironiques rythment le film comme ferait une musique. Le Président du Sénat a dans le drame pour seule fonction de faire sourire, de distendre le drame. L’humour est une vertu. On voit que Smith lui-même n’a aucun humour. Une séquence le montre, furieux, poursuivant un par un des journalistes qui l’ont ridiculisé. Il fait à mon sens partie de son devenir-héros que d’apprendre à rire de lui-même. Le ton de son discours final, où il jette des remarques ironiques à la tête des sénateurs endormis, témoigne de la distance qu’il a prise vis-à-vis de lui-même, de l’humour qu’il a développé.

IDEOLOGIE, IDEES

The Bitter Tea... oppose deux mondes : l’Occident qui se dit chrétien, civilisé, mais qui est montré comme profondément égocentrique et raciste ; l’Orient, emblématisé par le Général Yen, caractérisé comme incompréhensible, en apparence cruel, mais qui en définitive fera preuve d’un bien plus haut degré de civilisation.

L’idéologie des missionnaires chrétiens serait choisie spontanément par un spectateur occidental moyen, mais d’emblée Capra montre du doigt de sa caméra ce que cette idéologie peut intégrer de détestable : par exemple le racisme. Moment significatif : sur une remarque raciste du Père chrétien, un mouvement panoramique très rapide sur le visage muet, digne, d’un serviteur chinois témoin des paroles.

Ce qui s’annonce comme, à nouveau, un sacrifice (des Blancs sacrifiant leur confort et leur vie pour le salut de “barbares” asiatiques) apparaît dès lors sous la lumière nettement moins flatteuse de l’autosatisfaction. Le fiancé de l’héroïne (Megan/Barbara Stanwyck), obnubilé par la réussite en tant que missionnaire, délaisse sa belle (Yen, lui, fera le contraire).

Les discours de Megan et de Yen ne cesseront de s’affronter. Discours littéral et discours indirect sont ici en contradiction : le discours missionnaire-altruiste s’oppose à l’attitude égocentrique, raciste, de ses représentants (voir pour sommet l’insulte proférée par Megan à l’encontre de Yen “espèce de porc jaune”, et son rêve aux fantasmes xénophobes). Le discours cynique et cruel contraste avec le raffinement, la culture de Yen (parlant le français et l’anglais, connaissant les arts) et sa délicatesse envers Megan. On est amené à tempérer ce qu’on entend par ce qu’on voit.

La propagande est dénoncée violemment : la seule fois où Yen reproche quelque chose à Megan, c’est quand il lui crie “Vous prêchez !” : qu’il faut entendre comme “Vous mentez”, car à son discours manque, cette fois, la sincérité. Yen affirme la dissociation nécessaire entre propagande et vérité, entre un discours simplement proféré et un discours vécu en intériorité : le discours indirect est ce à quoi on nous signifie de prêter attention, sachant qu’il est masqué par le discours littéral.

Une séquence de Mr Smith... montre la percée opérée par le film dans l’idéologie : échappant à la surveillance de ses tuteurs, Smith va admirer les monuments retraçant l’histoire des mythes américains, sur une musique fanfaronnante. Cette séquence, en fait surtout destinée à caractériser le personnage de Smith, laisse une impression de naïveté, mais se termine sur une rupture importante : recueilli devant le texte de la constitution américaine, Smith l’écoute lu par un petit garçon accompagné de son grand-père ; un autre vieil homme, noir celui-là, est là, et s’émeut profondément de cette lecture : la mise en présence de ces personnages recueillis devant le texte fondateur des États-Unis définit la Nation américaine comme également constituée de Noirs et de Blancs ; c’est la démocratie en acte qui est donnée là, idée qui perce l’idéologie précédemment déroulée sous nos yeux.

Sorti avant l’élection de Franklin Roosevelt, American Madness peut néanmoins être qualifié de rooseveltien dans la mesure où les films suivants, réalisés sous le mandat de Roosevelt, contiennent la même idéologie : il s’agit de dédouaner l’argent de son bagage de mauvaise conscience. L’Amérique est construite sur l’argent, et sur cette idée qu’il n’y a là rien de contraire aux préceptes chrétiens. Prospérité = sécurité, comme le pose le film, et ce confort est mérité si tous peuvent en jouir. Cette prégnance du confort reste dans tous les films : cela fait partie de l’Amérique. Mais l’idée qui vient briser cette part d’idéologie est celle du sacrifice obsolète. Dickson (Walter Huston), le patron de la banque, sacrifie sa vie privée à son entreprise publique, et néglige sa femme. Celle-ci admet que c’est un sacrifice en faveur du nombre, et pourtant elle se laisse courtiser par un employé. Dickson se croit trompé et sombre dans le désespoir. Conséquence : il laisse sombrer la banque. Dans un enchaînement quasi-mathématique, le film déploie les faits et leur suite. La concision dramatique des séquences les apparente à une série de chiffres additionnés ou soustraits. La résultante de ces opérations est de renverser l’idée de sacrifice de son piédestal. En effet, on voit que Dickson sacrifiant son ménage aboutit à l’inverse de ce qu’il voulait. Son suicide est même évoqué avec un plan sur un tiroir qu’il ouvre. Or le spectateur n’arrive pas à y croire : le suicide repose sur un malentendu et serait totalement inutile. Ce qui est posé, c’est que le sacrifice est soit dangereux, soit inutile. De même Matthew, l’employé modèle, figure en miroir de Dickson, refuse de parler aux policiers au risque d’être inculpé de meurtre, pour sauver le mariage de son patron : il y a là aussi un sacrifice inutile puisqu’en fait le mariage va presque bien.

Sur un mode beaucoup plus grave, cette même vérité est à l’œuvre dans un film très “silencieux”, Forbidden.

Le contre-exemple, l’interdit (forbidden), c’est non pas d’aimer quelqu’un de marié et de haut placé, mais de sacrifier sa personne à une autre, quelle qu’en soit la raison. Capra nous leurre avec un faux propos didactique : l’amour d’un homme marié. Lulu Smith (Barbara Stanwyck) aime dans l’ombre un homme à la destinée publique, et marié. On comprend que c’est le sacrifice qui est interdit quand Lulu disparaît en tant que sujet pensant. C’est dans la séquence où elle amène son enfant pour l’abandonner : elle est éperdue, comme menée par son seul instinct (maternel). Le renoncement conduit à l’abaissement et non à l’élévation.

Pourtant, le goût du mélodrame fait que l’inéluctable nous émeut. Ce n’est que devant l’accumulation de ces renoncements, et surtout devant l’absence de résultat, que notre sentiment évolue. A la fin, lorsque l’objet de tous ses sacrifices est mort, une image totalement dédramatisée montre Lulu errant parmi la foule, sous une lumière plate, accompagnée d’aucune musique : ce moment nous glace, car il n’offre plus de prise à notre goût du mélodrame. Ses gestes sont dénués de sens. Ce vide, ce délaissement de l’image, étalent la profonde absurdité du sacrifice.

Il y a là une critique du sentimentalisme dans lequel verse le christianisme en nous proposant comme objet d’extase la mort d’un homme pour racheter tous les autres. Le film est exemplairement didactique en ce qu’un modèle nous a menés d’un sentiment (le goût du mélodrame) à une émotion -l’angoisse liée à la découverte de l’absurde-, d’une position à une autre.

LE SILENCE ELOQUENT (DISCOURS LITTERAL, DISCOURS INDIRECT)

Forbidden nous place face-à-face avec une figure solitaire, celle de Lulu. C’est pleinement ici que la distinction discours littéral/discours indirect trouve son sens : en effet, le discours littéral appartient au modèle qu’on ne peut qu’être amené à refuser (le politicien) ; il y a d’autre part le discours indirect de Lulu, deuxième modèle proposé par le film. Nous nous trouvons comme un observateur privilégié de Lulu, puisqu’elle est très souvent seule ; nous devenons presque un interlocuteur, dans un dialogue silencieux des regards.

Ce silence du film, qui est un de ses points de vérité, s’installe pleinement dans la séquence où Lulu chante une dernière berceuse à son enfant avant de le laisser à son amant. Tout pathos est congédié pour que s’installe une intimité grâce au silence, habité seulement par le chant de Lulu. C’est comme si, nous retrouvant seuls dans la pièce avec elle, notre respiration allait trahir notre présence. Il y a là une grande mélancolie, car il est sous-entendu que la souffrance est silencieuse, qu’il faut la surprendre pour la voir. Il y a aussi un malaise dû à ce que la révolte, du fait même du silence, est étouffée. On voudrait protester mais la douceur même de Lulu, son chant qui berce, nous enjoignent de nous taire, de nous soumettre. Le silence de Lulu s’oppose à la voix élevée publiquement du politicien.

Dans Meet John Doe, il n’est question que de discours à rédiger, de parole à prendre. La multiplicité des discours, donc des modèles proposés, est particulière en ce que le personnage proposé à l’identification (John/Gary Cooper) ne possède pas de parole propre. Au contraire, il est pressé de toutes parts d’en adopter un -à l’image même du spectateur, qui doit choisir le discours qu’il veut faire sien. Le premier discours (littéral) propre de John, devant la foule de supporters, est étouffé par les instruments du pouvoir. Notablement, ceux-ci sont de source irrepérable, prolongés par un dispositif technologique : les microphones, la radio, la télévision. Lorsque les micros sont coupés, impossible de savoir d’où vient l’ordre. Alors que John allait supporter un discours propre, ce discours lui est retiré. Le discours indirect prend alors le relais du discours littéral. Dès lors, John est un modèle. Dans les dernières séquences de film, ce sont donc ses gestes qui parlent. Ce qui est très beau, c’est qu’on ne les voit pas ; il faut suivre leur écho dans les gestes de tous les autres personnages. On rapporte, on relate, ce qu’a écrit John, ce qu’il fait, mais on ne le voit pas.

Ainsi, alors que le discours littéral de John, puis son discours indirect, sont relégués au hors-champ, le didactique est d’affirmer qu’une véritable action politique ne peut pas exister par le biais d’une fiction de discours, mais uniquement lorsqu’une subjectivité consciente est touchée : alors seulement la volonté de se manifester fera surgir un discours -littéral ou indirect, en paroles ou en actes- susceptible de constituer un modèle. En cela, le personnage de John, entouré de modèles, est un anti-modèle (il est aussi une fiction de personnage : John Doe est la fiction du vrai John). Néanmoins c’est à lui qu’on s’identifie. Le processus didactique consiste à nous mener d’une absence de discours à une fiction de discours, puis à un absentement du discours (décision de se taire) pour aboutir à un discours produit par la subjectivité, et non imposé de l’intérieur. Ce processus nous enseigne ce qu’est un discours en subjectivité.

Ce qui maintenant fait une percée dans le didactique, ouvre un champ qui laisse place à l’idée, à l’idée-cinéma, c’est l’angoisse que suscite la nuit, quasi-omniprésente, la pluie, le silence de la foule massée sous de grands parapluies noirs comme pour des funérailles (et de fait, une entreprise collective est ici enterrée vivante), c’est l’hiver qui succède à ces scènes, la vivacité des visages du début (la journaliste, John) muée en désespérance, en maladie. Il nous appartient de penser les émotions que suscitent ces percées.

Notes

[1I Was A Male War Bride (Allez coucher ailleurs), Bringing Up Baby ((L’impossible M. Bébé).

[2Fury(Furie), Man Hunt,(Chasse à l’homme), Beyond a Reasonable Doubt. (L’invraisemblable vérité)

[3Ou des “Chut !”

[4Notons la récurrence dans les titres de mots cruels : horizons perdus, le thé amer, interdit, folie américaine.