Histoire de Judas (Rabah Ameur-Zaïmèche, 2015)

par Daniel Fischer

C’est à un spectaculaire décapage que Histoire de Judas soumet le récit chrétien des derniers jours de la vie de Jésus (même si ce terme de « décapage », comme on le verra, n’est peut-être pas le plus approprié). C’est bien entendu la figure de Judas qui est avant tout concernée par le retournement complet que le film opère par rapport à la vision traditionnelle du personnage. On voit effectivement Judas embrasser Jésus, mais c’est la franche accolade de deux compagnons d’armes plutôt qu’un baiser hypocrite, et surtout, il ne s’ensuit aucune trahison de sa part (conséquemment, il n’a aucune raison de se pendre). Il est montré comme responsable du service d’ordre de son rabbi et comme le disciple authentique, le « disciple bien-aimé », alors que Jean, qu’on attendrait à cette place, se confond dans le groupe anonyme et égalitaire des autres disciples. Par ailleurs, de nombreux épisodes canoniques passent à la trappe, à commencer par la crucifixion (!) dont l’existence ne nous est rapportée que de façon indirecte. La scène de « Jésus chassant les marchands du Temple » devient une énergique opération de libération de prisonniers, menée sous la direction de Judas, qui se traduit par la destruction métaphorique de cages à poules. Soit dit en passant, cette modification assez violente, jointe à l’absence pure et simple de la scène de « Jésus devant le Sanhédrin » et à la transformation radicale de la figure de Judas, font en définitive que c’est « l’Arabe des banlieues » qu’est originellement le réalisateur R. Ameur-Zaïmèche qui aura récusé de la façon la plus frontale les parties du texte évangélique sur lesquelles s’est appuyée l’antisémitisme chrétien.

La transformation sans doute la plus radicale consiste dans le gommage de la dimension divine de Jésus. Il n’est pas le fils de Dieu mais le Messie (du moins selon la conviction du peuple). Définition du Messie donnée par le film : celui qui va libérer le peuple juif du joug des Romains. Jésus est un agitateur nationaliste libertaire. L’absence de Marie relève de la même logique immanentiste, car sa figure est intimement liée à l’aspect miraculeux du Mystère chrétien. Le film ne montre aucun miracle, et s’il y a une figure maternelle, c’est celle de la femme de Béthanie qui, dans Marc et Mathieu, verse un précieux nard sur la tête de Jésus dont il s’avère, par un court-circuit humoristique, qu’elle est la mère de la femme adultère. Une véritable famille recomposée ! Ce que dit ici le film, c’est que la famille, les amis, sont des créations qui doivent être mises au compte de chaque sujet. Les anachronismes flagrants, qui se succèdent avec une désinvolture joyeusement assumée, participent également de cette immanentisation du récit, qu’il s’agisse du soutien-gorge furtivement aperçu de la femme adultère ou du parler d’aujourd’hui parachuté vingt siècles en arrière (« Tu fais quoi là ? ») en passant par la scansion des slogans des manifestations (parmi lesquels on entend distinctement, à côté de « À bas les Romains ! », un « À bas les colons ! », dont la profération dans cette région du globe ne peut pas manquer d’avoir des résonances contemporaines).

Cette dimension intégralement immanente du récit distingue Histoire de Judas du film de Pasolini dans lequel Jésus, en dépit de son immersion populaire, ne manque pas de traîner quand même tout du long une aura divine. Et il se distingue aussi du Messie de Rossellini qui lui se veut un quasi-documentaire sur le christianisme saisi à l’état naissant et où chaque épisode préfigure la saga chrétienne à venir. Tel n’est pas le cas dans Histoire de Judas qui ne prétend pas restituer une vérité ensevelie sous des couches successives d’interprétations (c’est pourquoi le terme de « décapage » ne convient pas vraiment) mais se présente comme une libre interprétation, ayant une légitimité égale à, par exemple, la relation des dits du Prophète sur les rives du lac de Tibériade, récit bien connu et dont on nous dit, avec un humour intrépide, qu’il ne circule que parce qu’il a échappé à l’autodafé fait par Judas des parchemins du scribe. Nous sommes en réalité amenés à être les témoins de certains faits, virtuellement en position d’être les éléments d’un possible événement, mais qui, pour l’instant, ne délivrent que l’énigme de leur avoir-eu-lieu. C’est ce que fait entendre cette interrogation angoissée à la fin du film : « Et après, qu’est-ce qui va se passer ? ». Nous n’avons à ce moment-là aucune garantie que quoi que ce soit en connexion avec les faits rapportés va effectivement se produire. Voilà une version particulièrement risquée du mystère chrétien…

Or le film ne nous laisse pas sur ce suspens. Le dernier plan, qui succède à la mort solitaire de Judas, montre en effet Jésus émergeant d’une plantation de palmiers. Ressuscité ? Survivant plutôt. Et comme nous savons que l’histoire de son corps a pris fin sur la croix, ce ne peut être que la survie d’une Idée. Et comme il n’y a pas de Résurrection, et qu’il ne peut donc s’agir de l’Idée chrétienne, il pourrait s’agir, le film nous engage fortement à le penser, ni plus ni moins, de l’Idée de l’émancipation des hommes.