Mon cas (1986) de Manoel de Oliveira

par Elisabeth Boyer

« Toute émotion sort de vous,
élargit un milieu ;
ou sur vous fond et l’incorpore.
 »
Mallarmé

Mon cas est un manifeste pour l’art du cinéma aujourd’hui. Ici se joue un temps composé de toutes pièces, sensible et physique, abstrait et musical, où s’attachent des fragments d’éternité : des vérités. Le cinéma de Manoel de Oliveira travaille sur trois grandes dimensions qui s’enchevêtrent pour construire l’œuvre : le théâtre, le poétique, l’enquête.

THEATRE

Théâtre et cinéma ne sont pas opposés mais pris sur le même terrain - au sens propre du terme - et traversés tous les deux par la même question, celle du rapport au spectateur : un seul nom pour le regard, l’écoute.

Ouverture

Après la musique du générique, un silence. « Il m’aime. Il ne m’aime pas ». Dès le commencement du film, on pense le deux, sorti du noir imperceptiblement étoilé de l’écran, claire voix de Bulle Ogier. Les pas féminins de ce « fantôme » résonnent sur une scène invisible.

Il s’agit là du deux de l’alternative, de l’impossibilité de la décision. Voix poignante d’obscurité et aussi voix légère de comédie. Il s’agit également du deux de la mimesis qui fusionne l’acteur et le rôle en personnage.

Les étoiles s’élargissent, la lumière se fait peu à peu, découvrant l’œil encore aveugle de plusieurs caméras, non pas sur la scène, mais dans une salle de spectacle aux sièges vides tournés vers nous. Les caméras attendent, braquées vers la scène ; le réalisateur entre par la gauche, puis, venant de droite, toute l’équipe de tournage s’installe. Chacun se presse à son poste de travail particulier. Quelques uns ont l’air chargés du travail de spectateur, car ils se placent dans leur fauteuil sans autre tâche visible. Etre spectateur est un travail, adossé au velours rouge : voici l’idée.

Puis la voix du réalisateur commande -mots rituels du cinéma : « Lumière ! moteur ! action ! claquette ! » Premier contrechamp : le rideau de scène porte lui aussi cette dualité de l’émotion par les masques : le tragique et le comique. Une personne de l’équipe vient devant le rideau et abat le clap : « Mon cas, première répétition ! »

Première répétition

Le rideau se lève sur un décor de grand salon bourgeois ; au fond et au centre, des portes s’entrouvrent en coulissant et un individu entre précipitamment. Nous sommes au théâtre, mais celui-ci est le lieu du film. Le cinéma va se donner les rigueurs du théâtre, c’est-à-dire d’une scène. Le premier effet en sera de limiter le hors-champ (soit ce qui fonde la diégèse réaliste), donc l’imaginaire du spectateur : idée majeure qu’on trouve déjà à l’œuvre chez les grands peintres de l’Expressionnisme allemand, et dans la suite de la peinture moderne.

Dans un entretien, Oliveira dit : « J’emploierai le mot théâtre en opposition au mot vie ». Pour lui, « le théâtre est fondamental ». En 1982, alors qu’il vient de terminer Francisca, il déclare : « Pour faire du cinéma, il faut d’abord monter un théâtre devant la caméra, sans quoi il n’y a rien à filmer ». Le cinéma d’Oliveira est comme le théâtre de Brecht : un art qui exige du spectateur un regard qui se tienne debout, une pensée qui observe les artifices de l’art et en pénètre les opérations.

Le premier personnage entre en butant sur le tapis : le faux-pas est la marque d’une présence réelle sur la scène. L’incident sera répété plusieurs fois, par plusieurs acteurs. Cette réitération du faux-pas annule l’illusion du hasard du geste, pour laisser au spectateur l’idée même de hasard, et celle, essentielle au cinéma, de répétition.

L’acteur-le rôle-le cas

Le premier personnage (Luis-Miguel Cintra), cet homme exalté, se présente comme cas au spectateur, venant interrompre une pièce qui n’a pas commencé : il prétend son cas exemplaire, se dit victime de malentendus et « envoyé divin ». Tout ceci est accompagné d’emblée d’un violent anathème contre le théâtre (l’artifice, les décors, le maquillage, le luxe, le jeu, l’inutilité).

Le spectateur est désorienté, surpris. Il se demande qui est cet homme entré sur scène par effraction, qui de surcroît promet de nous raconter une fable, mais n’en fait rien.

L’arrivée de l’employé du théâtre (il bute lui aussi sur le tapis) qui veut chasser l’intrus pour ne pas « perdre son emploi » nous ramène à l’idée d’une pièce qui va commencer. Il se présente comme un cas bien plus « critique », en peignant la misère sociale de sa situation : il garde l’entrée du théâtre, c’est son gagne-pain et il a toute une famille à nourrir. Ceci en quelque sorte nous éloigne du théâtre provisoirement. Nous sommes pris dans une situation qui rappelle le paradoxe du menteur : si ces deux personnages ne jouent pas dans la pièce, qui sont-ils ? Ils sont tout de même des acteurs, puisqu’il s’agit d’un film. S’ils sont des acteurs, ils sont en train de jouer leur rôle. Le spectateur peut ainsi repenser sa place. Il n’est pas au théâtre, quelle que soit la réponse à la question : la pièce a-t-elle ou non commencé ? La notion de personnage s’efface.

Bulle Ogier, aussitôt actrice superbe, entre sur scène par la voix (réplique déjà entendue à l’ouverture du film : « Il m’aime. Il ne m’aime pas. »). Elle joue, maquillée, vêtue d’une robe années 20. Elle découvre peu à peu les deux autres qui gesticulent derrière elle. Elle est surprise, mais c’est son rôle, puisqu’elle se présente comme actrice : elle est donc une actrice qui présente le cas de l’actrice. Elle donne aux autres la réplique. Elle fait rentrer, rétroactivement, les deux autres cas sur scène, dans la logique de la pièce, comme acteurs. Je pense au moment où elle dit à Axel Bougouslavssky, reprenant un mot de sa complainte de « misérable employé » : « C’est ça : un rat. Vous êtes un rat ! » Il se tourne alors vers nous et répète le mot : « Un rat ? », nous donnant ainsi à observer son visage d’acteur en reprenant une idée de son « cas ». Ainsi nous pouvons être réellement spectateurs : examiner chaque « cas ».

Elle nous parle de son travail d’actrice : de son premier grand rôle et surtout du travail que cela exige (« le texte, les gestes, la voix, des attitudes, des détails »). Nous éprouvons ce qu’il y a là de fondamental : que cette histoire de « cas » est une affaire sérieuse. Nous sommes amenés à repenser le titre du film : Mon cas.

Ce moment est crucial dans le film, car on peut dire que tous les acteurs qui vont désormais enter sur scène vont être pour nous, spectateurs, des cas. Toute la pièce va être une véritable discussion de cas et un débat d’idées, donné d’abord dans des rapports à trois personnages, chacun tour à tour désignant l’autre. Seul le premier cas (Luis-Miguel Cintra) restera énigmatique, le « message divin » est rebelle au théâtre : bien que ce message doive s’adresser « à tous les hommes », la multiplicité même des cas disposés sur la scène de théâtre semble empêcher son exposé.

Nous entendrons ensuite le cas de l’auteur de la pièce, de la comédie - personnage très drôle, très sentimental, condescendant, qui explique comment un auteur, pour réussir, apprend à faire des concessions à la critique, aux journalistes…

Un « spectateur » montera sur scène pour exposer le cas du « pauvre bougre qui mène une vie dure et veut se divertir » : il ne vient pas pour entendre tout ces cas, mais pour « oublier ». Nous comprendrons qu’il aime le Boulevard, et déteste le Théâtre.

Dans cette première répétition de Mon cas, le cinéma déploie donc des questions du théâtre.

LE POETIQUE

« Pour penser la présence, il faut que le poème dispose une opération oblique de capture. Cette obliquité seule destitue la façade d’objets qui compose la tromperie des apparences et des opinions. »
Alain Badiou

La visibilité de l’écriture

Le cinéma se présente par le cadre. Le spectateur a admis la limitation du hors-champ à une salle de théâtre (d’où s’ensuit pour certains quelque déplaisir dès le début du film…). Les acteurs disposent de toute la largeur de la scène pour évoluer - tel est le cadrage du début. Or, ils vont peu à peu nous désigner leur intelligence du cadre. La caméra se rapproche, et ils vont tour à tour se chasser du cadre, le laissant même, par moments, vide : les voix vont devenir « off », mais à peine, nécessairement limitées par la scène du théâtre.

Le cinéma mène la pensée à considérer des interstices insondés du sensible. Par le montage, il provoque des situations inouïes. C’est le surgissement d’une idée, par l’invention d’une matérialisation concrète, qui nous la rend simple, d’une simplicité merveilleuse, qui s’impose alors à notre pensée - émue - comme une ligne droite. Le montage permet de capter des dimensions impensées en déplaçant le regard, l‘écoute du spectateur. Celui-ci doit penser le travail de la caméra : cela fait partie de l’écriture du cinéaste. Le spectateur apprend à en faire cas. Le cadre est une des instances de la décision du cinéaste (ce travail doit beaucoup à la pensée de l’art de la peinture).

Une autre capacité du cinéma est donnée par les mouvements de caméra. Le mouvement nous est présenté dans le long panoramique sur « les-autres-acteurs-de-la comédie » debout et immobiles. La caméra passe sur les visages au repos, sans expression, comme des masques.

Le contrechamp, également : cette capacité des plans à pouvoir échanger des idées sans forcément le secours de la langue, au-delà d’elle. Un des plus étonnants est celui qui répond au « spectateur » monté sur scène, qui veut faire baisser le rideau et demande un appui dans la salle : on voit, en plan large, la salle de velours rouge remplie de fauteuils vides (sauf un ? l’image est ambiguë). La salle vide désigne l’irreprésentabilité du public. Elle marque un temps de silence (espace de liberté), qui peut être le refus d’être ce « spectateur » désastreux qui nous prend à témoin, - si nous le décidons. Etre spectateur est décision de l’être. Le cinéma moderne exige que le spectateur se pose cette question : suis-je spectateur ? - ceux qui quittent la salle, en tout cas, refusent de l’être.

L’absence de son fait partie du contrechamp. Il n’y a pas ici non plus de diégèse réaliste : l’équipe de tournage, les spectateurs, ont disparu.

Le cinéma travaille à l’abstraction de l’idée, en opérant avec ses moyens, que l’on dit « techniques » - et ils le sont, mais n’y s’y réduisent nullement.

La répétition

Le rideau se baisse. A nouveau le clap : « Mon cas, deuxième répétition ! ». le film se poursuit. La répétition est essentielle au cinéma. Quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage, elle est présente. Il ne s’agit pas de dire que le cinéma serait l’art de la répétition. Mais fondamentalement, le cinéma en dispose, la provoque ; non pas dans une sorte de névrose, mais pour l’interrompre. Le cinéma moderne interrompt la répétition, pour faire advenir un temps l’idée, toujours dans la forme de l’interstice. Mon cas fait naître l’idée car il la réalise concrètement.

Au cinéma, les acteurs sont « toujours en situation de répétition ». Ils sont à la merci du nombre de prises (de vues, de son). Ils n’ont pas de public : leur public est imaginaire. Ils ont cependant des spectateurs virtuels, comme nous l’avons vu à partir d’une des séquences du début : il y a au minimum le metteur en scène, dont le travail exige qu’il soit le premier spectateur de son film.

L’ENQUETE

L’enquête touche à ce qu’on appelait auparavant l’aspect documentaire d’un film - quand on était encore dans la dualité fiction/documentaire : et on pouvait repérer de la fiction dans tout film documentaire (comme dans le premier film d’Oliveira, Douro, faina fluvial, 1931).

L’enquête est le nom d’une dialectique beaucoup plus complexe. C’est le travail rigoureux d’un cas, l’examen rigoureux des idées qu’il soulève. Dans cette recherche, c’est la rencontre d’autres cas dont les idées vont entrer en résonance avec les premières et faire surgir d’autres idées. Les limites en sont données par les opérations de l’œuvre : l’enchevêtrement des cas, la cohérence des idées.

Mon cas est construit d’une façon imprévisible pour le spectateur, mais rigoureuse : une ouverture (≈ 2’40 ») ; Mon cas, 1ére répétition (≈29’) ; 2ème répétition (≈13’) ; 3ème répétition (≈13’) ; Job (≈30’) ; épilogue (≈3’). Le film nous enseigne l’attention par le didactisme des « répétitions ». Il exige, de toute sa beauté fabriquée, notre concentration.

Deuxième répétition

Le rideau s’ouvre. Le spectateur est à nouveau devant la même scène de théâtre, le même décor. Mais immédiatement la couleur disparaît ; le son synchrone est coupé. Le film continue à rendre visible les techniques du cinéma. Le silence est rompu par le bruit d’un appareil de projection, un moment. Nous réfléchissons maintenant au cas du cinéma muet, au bruit du projecteur qui remplissait le silence des séances et que couvrait une musique d’accompagnement incessante, et à l’absence de texte plus qu’à celle de son. Le cinéma moderne repense le son comme capacité, et non pas comme triomphe de l’illusion de réalité.

Nous voyons les mêmes acteurs jouer les mêmes scènes. Pour nous, tous les mouvements sont rejoués avant d’être joués. Ils sont donc déjoués : c’est cette obliquité même qui nous rend si perspicaces aux idées des cas. Tout est filmé, cadré à la manière du cinéma des années 1920. L’aspect chorégraphique, déjà aperçu dans la première répétition, s’accentue. La vitesse des gestes est accélérée par le jeu des acteurs, par le découpage (les plans sont plus rapprochés). Le temps semble se ralentir, se modifier, car s’y ajoute la perception du déjà vu.

Nous réalisons que les exposés de cas de la première répétition constituaient la fable : l’unité n’en est aperçue qu’après coup. Nous repensons les idées développées dans chaque cas. Le comique s’amplifie. Cette réflexion est interrompue par la voix de Luis-Miguel Cintra lisant un texte de Beckett. Cette voix est extrêmement proche du spectateur : elle est posée, la diction est articulée et ponctuée, le ton est lisse et atone. Dans son écriture, le texte est seulement frappé de virgules et d ‘un point final (ce qui est rendu à l’audition).

A cette entrée en scène d’un texte, le film se met à défiler, en apparence, de plus en plus vite. Nous sommes dans cette alternative de voir et d’écouter, car la distorsion, au début, est maximale. Nous réunissons nos capacités d’entendement, car nous ne voulons pas nous égarer. Quels repères le cinéaste nous donne-t-il ? Notre premier fil, c’est la voix de Luis-Miguel Cintra que nous reconnaissons, c’est notre effort à faire coïncider le corps jouant de l’acteur - innocent de ces paroles-là - avec cette voix unique.

Le texte interrompt la répétition

Il nous vient à l’esprit que Luis-Miguel Cintra nous expose son cas (comme il en avait l’intention dans la première répétition, « sans fable, directement »). La voix off est ainsi porteuse de l’idée de l’effraction, rendue possible par la voie de la disjonction. Le cinéma opère encore dans la fissure du sensible.

Confrontés à cette disjonction, notre deuxième fil est l’idée même de la disjonction, au présent, dans le texte de Beckett, qui commence ainsi : « J’ai renoncé avant de naître, ce n’est pas possible autrement, il fallait cependant que ça naisse, ce fut lui, j’étais dedans… » Durant toute la deuxième répétition, nous allons entendre ce texte selon un schéma de répétition : a, a+b, b+c, c+d…, interrompu par de courts fragments de chœurs a capella et par le bruit du projecteur, par des silences.

Ce nouveau cas se débat entre le je et le ça. Le texte finit ainsi : « …il se lèvera pour aller loin, il ira mal, à cause de moi, il ne pourra plus rester en place, à cause de moi, il n’ y aura plus rien dans sa tête, j’y mettrai le nécessaire… »

Mais le cas qui se présente à nous dans le texte de Beckett est rebelle à la représentation qui se déroule en images devant nous. Nous ne pouvons réduire le cas de Beckett à l’exposé d’un seul cas. Car nous sommes troublés par des coïncidences d’idées - déjà aperçues dans les autres cas - que nous pensons maintenant d’une façon plus abstraite. Peu à peu cette abstraction nous mène à nous ressaisir du concret, du présent qui se trame devant nous : nous pensons ce cinéma comme cas. Nous ne sommes plus dans l’espace étroit de la dialectique image/son, mais dans un temps de son invention, de sa création, qui est une opération complexe de pensée.

Le cinéma exige cet effort, cette complicité avec l’opération de l’œuvre. Le texte de Beckett porte cette qualité du deux : il est ici une « production ». Il est aussi l’écart qu’il faut garder vis-à-vis de soi-même : ne pas « mourir » dans des sentiments obscurs, s’abîmer dans l’identification totale, mais à partir de l’émotion ressentie, mettre sa pensée en mouvement : « …je serai dedans, il pourrira, moi je ne pourrirai pas, il n’y a plus rien dans sa tête, j’y mettrai le nécessaire. »

Etre spectateur, c’est penser ses émotions, ne pas oublier qu’on est spectateur. Certains passages du texte suggèrent très fortement des opérations de cinéma en idées détachées de tout objet : « …ici un long silence […], c’est comme ça que je vois la chose […], ça n’intéresse personne […], il n’y aura plus de je… »

Seul ce fragment (souligné) s’arrime au concret : « …mais pourquoi un jour à gauche, pourquoi, plutôt que dans une autre direction… » Il accompagne un mouvement panoramique qui est le symétrique - en noir et blanc - de celui de la première répétition sur les « masques » des autres-acteurs-de-la-comédie. Ce moment de rencontre du texte et de l’image, ce temps du deux, troublant et bref, s’arrête. Puis nous devons à nouveau penser le vide.

Troisième répétition

Le baisser de rideau est suivi d’un lever de rideau, mais filmé au grand angle. La différence d’image est considérable. Nous continuons à voir clairement les principes formels à l’œuvre, à en mesurer le choix. La scène est la même mais semble beaucoup plus vaste. L.-M. Cintra entre et joue le même cas, mais avec plus de gestes, de trajets. Il s’adresse à nous et nous ne comprenons pas ses paroles car la bande-son est incongrue. L’image et le son sont des caricatures des répétitions précédentes. Nous pensons au début que ce son aberrant est un gag, mais il va durer toute la répétition. Nous finirons par comprendre qu’il s’agit d’une inversion du son, quand Bulle Ogier entre en scène - par sa voix : « Maim’li. Ap maimen’li. » Nous reconnaissons le début de son texte, l’idée de l’alternative. De même nous identifierons chaque cas, sous cette forme caricaturale.

Puis un « inconnu » monte sur scène et sans prêter attention à ce qui s’y passe, prépare un appareil de projection, ouvre entièrement les portes coulissantes du fond : un écran blanc descend obturer ce vide. Une projection commence, irruption d’un hors-champ dont nous avions pensé la disparition au début du film : des scènes prélevées d’actualités, pêle-mêle (émeutes, brutalités policières, famine, pollution, …). Les acteurs continuent à jouer. Nous, nous sommes désorientés par cette interruption de la répétition. Ce qui vient de surgir sur la scène, c’est la « cas de la télévision », mise au rang de la machinerie de scène : « l’inconnu » est un machiniste, qui a disposé le projecteur comme on apporte un buffet de salle à manger.

L’auteur de la pièce arrive comme dans les autres répétitions, suivi des autres-acteurs-de-la-comédie. Ils s’installent au même endroit, au fond, et donc tournent le dos à l’écran. Comme dans les autres répétitions, un des acteurs, au même moment de la pièce, frappe le piano mécanique, qui joue le même air : une musique légère pour accompagnement de films muets.

Peu à peu, les personnages vont ostensiblement se faire happer par ce « petit écran ». La caméra se rapproche de l’écran, comme hypnotisée elle aussi. Mais à aucun moment les images ne nous apparaîtront sans éléments interposés, - ne fût-ce qu’un regard supposé. Ainsi, par exemple, les « masques » de tout à l’heure sont devenus des nuques pétrifiées, au premier plan, immobiles comme des rochers dans une mer agitée.

Le spectateur regarde des gens qui regardent des images du monde souffrant. Une autre distance est donnée par le piano qui continue de jouer sans émotion sa musique légère, car contrairement à ce qui se passait dans les autres répétitions, aucun acteur ne viendra l’interrompre en le frappant une deuxième fois.

La télévision n’est pas un cas. Ni l’apitoiement parle récit d’une misère sociale (celui de « l’employé »), ni la consternation imposée par les images des catastrophes du monde ne mènent à la pensée : nous ne sommes plus dans le domaine des idées. Au contraire, cela instaure un régime de terreur en stupéfiant la pensée. Les nuques pétrifiées des acteurs sont l’équivalent d’un chœur retourné (au sens propre), qui ne présente plus aucune idée d’émotions : où ne peut se jouer aucune décision.

Ce qui va interrompre le défilement reproductif des images médiatiques, c’est le noir et blanc (et gris) du Guernica de Picasso, qui va tomber des cintres par-dessus l’écran et clore la projection : une pensée d’un désastre. L’art de la peinture interrompt l’image. Le cinéma, par le processus du montage, en concrétise l’idée.

A la fin de la troisième répétition, le baisser de rideau va être imploré par tous les acteurs (sauf Luis-Miguel Cintra). Tous continuent à parler « à l’envers » et, par de grands gestes incantatoires, les bras levés au ciel, exigent la fin de tout ceci. Comme toujours, les extrêmes se rejoignent : le fait, dans une situation, de « baisser les bras » conduit à l’étape suivante à les lever au ciel pour l’invoquer. Le rideau tombe, porteur d’un unique masque : l’empreinte d’un visage frappé de stupeur.

Interruption des répétitions : le cas de Job

Sur des gros plans du masque - la bouche ouverte, les yeux ronds et vides - une voix off nous introduit à l’histoire de Job. La caméra repasse sur cette expression stupéfaite et le mouvement se poursuit sur un décor surprenant. Notre regard est d’abord désorienté par ce coup de théâtre : quand Job apparaît, sa femme près de lui, dans un décor de ruines modernes, en costume biblique. Les geste des acteurs semblent suspendus. Chacun gardera cette quasi-immobilité. Nous sommes devant un tableau rendu vivant par la fumée qui s’échappe à l’infini d’un fût rouillé. Mais nous avons acquis une certaine expérience des « cas » ! Nous sommes un peu interdits, certes, mais intelligents au propos : voyons ce cas ! D’abord nous avons des repères : nous connaissons les acteurs, car ce sont les mêmes, à nouveau. Ce cas ne va pas constituer le Cas, « celui qui donne sens aux autres cas », dont parlait Luis-Miguel Cintra dans la première répétition.

Ce cas va être la décomposition, la présentation de l’idée même de cas. Un cas, c’est l’enchevêtrement d’une multiplicité d’idées. Les acteurs ne vont pas jouer, ce sont des figures qui portent un discours.

La médiation du théâtre

Le maquillage y est un artifice disposé pour suggérer une idée. L’imitation est présente, mais comme imitation, pas dans le but de confondre le spectateur. Nous allons apprendre à regarder le visage de Job, couvert de lèpre. Le cinéaste fait d’abord reconnaître l’acteur par sa voix : Job, c’est Luis-Miguel Cintra. Son visage, donc, nous est connu. Sa lèpre est tout de même bien repoussante : mais c’est un maquillage.

Job expose son cas. La caméra s’avance vers son visage et nous nous approchons de ses paroles. L’idée de la lèpre se dégage lentement du sentiment de répulsion que nous éprouvions au début. L’image est « interrompue » par le texte poétique : à l’écouter, nous soutenons de mieux en mieux le regard de Job.

Job dépeint les fléaux qui l’accablent, les termes qu’il utilise pour cela sont d’une grande violence et d’une immense beauté poétique. L’image n’est plus ce qui supporte l’idée. Le spectateur se sent devenir tranquille et brave, attentif d’une façon nouvelle : définitive. Il écoute les discours de chacun, posément ; il établit des rapports avec des mots, des visages, des situations récurrentes.

Les images d’actualités reviennent à l’esprit : certaines vont se détacher de notre mémoire, appelés par des fragments du texte. Lorsque Job évoque « les genoux qui l’ont reçu » et « les seins qui l’ont nourri », une image entrevue durant la projection d’actualités va se (re)présenter à nous : un enfant rachitique pressant de ses mains le sein tari de sa mère. Le premier effet de cette récurrence d’une image va être de barrer l’imaginaire du spectateur. Nous revenons immédiatement à l’image de Job, présente à l’écran. L’idée du texte va rencontrer une image, réactualisée, qui va devenir dans ce présent une idée - libérant notre pensée de la stupéfaction qui frappait cette image.

Manoel de Oliveira dit qu’ « au cinéma, l’important n’est pas ce qu’on voit, mais ce qui coule entre les images. Il faut prêter attention à ce qui, du film, nous reste dans la tête. C’est ça qui est beau, continuer à penser après ». Mais « après » ne signifie pas seulement « après le film », car c’est l’opération du montage qui permet à la pensée de distendre la durée réelle du film afin qu’advienne dans cet interstice une idée nouvelle, un temps nouveau.

La tonalité de la quatrième partie est très différente des autres. Mais c’est son étrangeté même qui fait que nous mobilisons toutes nos forces pour y trouver les repères qui articulent la pensée à ce qui précède. Le cinéma enseigne l’oubli de ce qui est trivial (les objets empiriques). Il dispose le trivial afin de mieux le soustraire. La durée même d’un film est objective : le montage organise l’oubli en générant un temps nouveau, désobjectivé.

La représentation du Livre de Job, par sa durée, pourrait faire figure de film autonome, avec son style propre, en rupture avec ce qui précède. Ce texte de l’Ancien Testament est ici mis en scène non pas pour en refonder le mythe, mais pour en repenser des éléments en dehors du sacré.

L’histoire de Job nous dit que, devant le réel, l’interprétation ne vaut rien. Même l’intervention d’Elihou sur l’ignorance : « Vous n’en savez pas assez sur Dieu pour parler » sera balayée par l’intervention de Dieu lui-même, en coupure de tout savoir. L’irruption du divin, la Réponse de Dieu, fait basculer le film dans l’unité d’un drame. La mise en scène, alors, suggère l’idée du cinéma classique, et en particulier le cas du film biblique, le « grand spectacle ».

Le théâtre s’abolit en devenant une métaphore du monde. Il n’y a plus de place pour le vide : un vent terrible se lève sur la scène et sur la salle - qui n’est plus un contrechamp - rassemblées parla couleur bleue de l’orage (la colère divine). Tout l’espace est courroucé de sons et de lumières. Les fauteuils vides sont saturés d’une musicalité de bleus.

Le spectateur est contraint de penser, s’il veut garder sa place, le rapport de la religion à l’art. Le cinéma a cette capacité périlleuse de porter l’oubli de l’oubli : c’est-à-dire la forme extrême de l’identification. Ce qui se dégage de cette mise en scène, c’est la désignation de la puissance de représentation du cinéma. Le cinéaste va introduire, associés à la voix de Dieu, deux gros plan : un haut-parleur et un projecteur de lumière, aveuglant. La tonalité ironique de ces plans va dédramatiser la scène car ils répondent très simplement aux gros plans sur la bouche, les yeux de Job et de ses amis pendant la discussion qui précède. La voix de Dieu intervient donc aussi en extériorité à la représentation. Le spectateur retrouve sa place. Le montage ne produit pas un effet de sens, mais de vérité : il y a du réel.

De la même façon, le cinéaste va mettre en scène la « restauration de Job dans son honneur et dans ses biens » en laïcisant l’idée du miracle. Ce récit est fait en voix off : on apprend par le texte la guérison de Job, tandis que l’image insiste sur Job encore malade, debout près de sa femme dans les ruines modernes, en plan large ; la tonalité crépusculaire est toujours dominante. En contraste, suit un gros plan lumineux sur le visage d’un homme barbu. La caméra recule et nous distinguons peu à peu une jeune femme très belle, vêtue de couleurs claires. Le spectateur marque un temps sensible d’hésitation avant de (re)connaître Job : de trop de clarté, l’image est d’abord obscure. Nous réalisons que nous ne connaissions pas Job-bien-portant. Que nous connaissions bien le visage de l’acteur, ne nous aide pas d’emblée. Ce que nous trouvons au-delà de cette barbe historique, c’est un regard « déjà vu ». C’est en fait la présence de Bulle Ogier auprès de lui qui marque avec certitude l’identité de Job guéri.

Le miracle est pris ici dans une dimension post-événementielle. Le cinéma moderne a cette capacité de montrer l’avant et l’après dans un temps « miraculeux ». Le montage crée un écart qui déroute le(s) sens. Quelque chose que l’on n’ attendait pas survient, interrompant le sens. Dans cet interstice, nous avons à décider que cela est advenu. Le miracle, dans le cinéma réaliste, est toujours dans l’espace de la représentation. Il faut que le spectateur y croie : ceci est assuré par l’unité spatiale et temporelle, qui sert en quelque sorte de « preuve ». La croyance ici n’est pas requise.

EPILOGUE

Le film nous amène à réfléchir l’idée même de bonheur : elle est construite, élaborée par un effet de saturation de l’harmonie, par un emboîtement de représentations. Le couple heureux, au centre d’une « Cité Idéale » (inspirée de Piero della Francesca), pose entouré de jeunes filles en couleurs pastel.

Le bonheur est une image : il est cet instant si concentré de plaisir qu’il ne peut dépasser en durée le vol des pétales de fleurs lancés par ces jeunes filles. Ces brassées de corolles envolées sont le sablier du bonheur.

Deux d’entre elles présentent au centre du tableau de la Joconde qui vient interrompre l’image du bonheur : à nouveau, l’art de la peinture interrompt l’image.

Le bonheur est toujours le corollaire du travail, de la consistance de l’effort : la foi et le courage pour Job ; la confiance et le courage pour le spectateur. Par récurrence, nous songeons à tous les « happy ends » de tous les films vus, de tous les livres lus, à tous les bonheurs.

La caméra s’éloigne du décor, découvrant jusqu’au rideau de la scène de théâtre. Nous sommes dans la salle, à la place de la caméra : nous sommes enfin, concrètement, à la place du spectateur, - la place n’est pas donnée d’évidence. De notre place, adossés au velours rouge, nous voyons l’écran vidéo sur lequel le cinéaste surveille le travail du film, ce qui est cadré de la scène.

Le bonheur n’est pas une fin, oppose immédiatement le cinéaste. La dernière image du film est un gros plan sur l’écran vidéo qui capte le visage de la Joconde : son sourire, comme trace emblématique de l’infini capturé par l’œuvre : l’énigme comme don d’éternité.

Cette œuvre de Manoel de Oliveira, absolument singulière, étonne : elle déjoue le réalisme en interrompant ses lois. Elle dispose des fictions qu’elle fragmente. Elle opère des scissions dans le sensible, en décompose localement les éléments, qui vont servir à construire l’unité complexe du film. Répétitions, interruptions, scissions, substitutions : l’image et le son, à égalité, ne sont que le support des opérations du film.

L’œuvre est dans l’insistance et la persistance du présent. Les opérations de l’œuvre génèrent une multiplicité d’évènements (de « miracles ») qui constituent après coup l’unité globale du film : l’énigme de l’œuvre.